Catégories
#57

« C’EST TOUS LES JOURS LA NAISSANCE D’APHRODITE »

par Pauline Prost

Devenir analyste, n’est ce pas se glisser dans le personnage de la mendiante Aporia « qui s’approche de la parole endormie et se fait engrosser de son objet »? Cette parole endormie, c’est Poros, détenteur du savoir et de toutes les ressources, auquel l’analyste s’expose, enveloppé de son non-savoir « car Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d’elle », et s’offre à recueillir de l’autre un savoir inédit. Mais l’autre, l’analysant, déploie lui aussi sa nescience, car il ne connaît pas l’objet de son désir. « Booz ne savait pas qu’une femme était là »... Se faire engrosser de son objet, un soir de fête….qu’est-ce à dire, sinon que l’objet était là, et que c’est lui qui demandait à venir au jour?

Mas « ce qui manque à l’un n’est pas ce qu’il y a, caché dans l’autre. C’est là tout le problème de l’amour« , celui, certes, du transfert, mais aussi de ce qui, sous la bannière de la psychanalyse, fait miroiter la promesse de bonheur, guérison, réparation, orthopédie et harmonie sexuelle, ce que pourrait résumer le terme « d’éternel amour » que Lacan, s’autorisant de Dante, met à la porte de l’enfer.

« Car Aphrodite n’est pas une déesse qui sourit »

Dans le « Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d’elle » se profile en effet la fatalité de son désir: ce lieu, le lieu divin de l’Autre se déploie, non pas au-delà mais en deçà de la rencontre miraculeuse de celle qui manque avec celui qui a. Et ce « temps d’avant », d’avant la naissance d’Aphrodite, d’avant la métaphore de l’amour, nous conduit vers Psyché, qui, elle, ne naît pas tous les jours, mais une fois, lors d’un instant unique, furtif, évanouissant, dont Lacan rend hommage au peintre Zucchi d’en avoir capté le caractère « vraiment primordial et originel » Moment fugitif où, n’ayant pas su se satisfaire de « l’éternel amour » qui la rendait égale d’Aphrodite, elle a voulu dévoiler, entrevoir la figure du désir qui la comble, et qui dès lors lui échappe à jamais.

Il ne s’agit pas là de la thématique du couple, mais des rapports de l’âme et du désir: naissance de l’âme au sens où elle devient Psyché au moment où le désir qui l’a comblée se dérobe et la fuit. C’est pour tous, et pour chacun, dit Lacan, un moment historique, celui où s’engage pour chacun l’aventure de son existence, celle que raconte le mythe de l’âme errante et exilée, « hésitant à venir s’incarner, trouver là son support, sa substance, dans l’objet du désir qui est là, avant sa naissance » …….Elle a dû aussi, cette âme errante « attendre de longs siècles avant d’être par Freud mise au centre de la thématique analytique »….. Car l’analyse, avec Freud « a été droit à ce point, ce point où le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire » (E 612)

Ce point est « au-delà des Idéaux de la personne », Idéaux qui sont précisément l’horizon de la volonté, toujours tendue vers des fins, toujours balisée par des lois, toujours soucieuse de maintenir le cap. Mais la conjonction de la volonté et du désir réside dans tout ce qui nous reste des Tables de la Loi: la Loi de la Parole, qui ordonne de plier le désir indicible, désir de Rien, « dont l’aporie se déploie dans l’amour, la haine et l’ignorance », de le plier, ce désir, à l’injonction du bien-dire, de ce qui peut se transmettre, s’échanger, s’exposer, faire lien.

Convertir l’errance en une aventure obstinée.