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#66

Monique Liart : L’antisémitisme de Céline

 

 


« Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »

Claude Lévi-Strauss

L’antisémitisme repose sur la croyance que la race juive est responsable de tous les maux qui frappent notre société. Hitler fait reposer cette notion de « race » sur des preuves génétiques. Or les recherches scientifiques ont prouvé que la génétique n’explique en aucune façon la différence des races et que donc la notion même de « race » est tout à fait bancale. Claude Lévi-Strauss propose de remplacer ce concept par celui de culture et il prône le respect pour la diversité des cultures afin de permettre le dépassement de l’ethnocentrisme européen qui implique l’idée de supériorité de la culture occidentale sur les autres cultures.

Sur le plan scientifique, on peut donc dire que l’antisémitisme est un délire collectif. La race aryenne et la race juive n’existent pas. Claude Lévi-Strauss écrit : « C’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. » (Anthropologie structurale deux, ch. XVIII, « Race et Histoire », Plon, p. 384.) Il ajoute : « Mais le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d’ailleurs, que même sur ce terrain limité, cette notion puisse prétendre à l’objectivité, ce que la génétique moderne conteste) et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffit à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans ce cercle infernal qui conduit, d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne foi, à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination et d’oppression. » (Ibid., p. 378.) Gobineau est un écrivain français qui a écrit L’essai sur l’inégalité des races humaines (1853), où il prétend fonder sur une base physique et réaliste la théorie de la supériorité de la race nordique, germanique.

Philippe Sollers dit ceci à propos de l’antisémitisme de Céline : « On voit très bien dans les lettres à Paraz ce qui tombe dans le vocabulaire emprunté de l’époque. Il y est toujours question des juifs dont il pense qu’au fond, ils sont comme lui : messianiques, mystiques et curieux. Alors que pour les aryens, il n’y a que des ‘abrutis de souche’. Brusque revirement. Ce terme d’‘abrutis de souche’ me plaît beaucoup, et je reconnais avoir affaire, sans arrêt, à des abrutis de souche… notamment de cette région maléfique qu’il faut appeler le centre de l’Hexagone. Le terme « aryen » me fait rire car il est tiré d’une conception très dix neuvièmiste. Que cela ait été popularisé comme étant un terme pouvant être mis en balance avec le mot ‘juif’ est vraiment une très grosse erreur d’oreille, de vocabulaire et même de connaissance. De toute façon, l’antisémitisme est une connerie. » (Le Magazine des Livres, n° 18, juillet-août 2009.)

Céline s’est probablement servi du délire collectif de l’Allemagne nazie pour soulager sa souffrance, pour expliquer la « cloche à gaz » dans laquelle il a passé sa jeunesse, les coups et les insultes reçus de son père, ses « douze métiers et treize misères » où il était le garçon de courses de sa mère (dentellière), sa frustration de ne pouvoir aller à l’école, son expérience des prisons au Danemark. Selon Philippe Sollers, ce fut son voyage à Leningrad en 1936 qui le rendit fou et qui déclencha sa crise antisémite : « Une prison de larves. Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie ». Hitler lui fournira le signifiant à tout faire pour expliquer le chaos du monde moderne : Le Juif ! L’école des cadavres, Bagatelles pour un massacre, Les beaux draps ont été écrits sous l’impulsion de cette certitude. Après la guerre, il a été prouvé que Céline n’avait commis aucun acte direct visant à la déportation des juifs. Le Dr Christian Millau dit de Céline qu’il a souffert d’un « antisémitisme obsessionnel : à la limite de la parodie volontaire ». Il faut toutefois rester vigilant à propos de certains écrits qui pourraient continuer à servir de légitimation – même involontaire – à d’autres tentatives de discrimination dont notre société actuelle est le théâtre. Comme le rappelle Philippe Sollers : « Le mauvais goût conduit au crime » (Stendhal).

Dans ses entretiens filmés (cf. Interview de Pierre Dumayet, 1957), Céline dit qu’il n’est pas violent mais qu’il a subi beaucoup de violences. La violence de son style s’explique par le fait qu’il a voulu prévenir l’Europe de l’arrivée d’une seconde guerre mondiale, mais on ne l’a pas entendu. Il s’identifie à la chienne intelligente et raffinée d’un attelage du grand Nord : elle aboie pour prévenir l’équipage de la présence d’une crevasse dans la neige et lui éviter de glisser vers le gouffre. Mais la surdité autour de lui fut totale. Il n’a donc pas pu nous éviter la seconde guerre mondiale. Par son style impressionniste, « le rendu émotif intime », il voulait rendre l’émotion par les mots, « sans lui laisser le temps de s’habiller en phrases ». La violence de la guerre était dans le mot. Par la cadence, le rythme, Céline tentait de « maintenir un délire en élan » pour nous avertir du danger qui revenait : « Chant, danse, rythme, cadence, poésie / Le truc, le truc, le truc, le truc / Encore, encore, encore, encore / Va-t-on finir par l’entendre ? / Et moi par la même occasion ?… /

Selon Jacques-Alain Miller, « Céline s’évertue à faire rentrer l’objet petit (a) dans le signifiant, d’où les effets d’explosion dans le signifiant ». Cet objet est excrémentiel, ajoute-t-il. Ceci explique notre répulsion à lire cette féerie apocalyptique qu’est son œuvre. Et cependant Céline, ce poète du Mal, insiste : par son style, il saisit la poésie, « car le fond de l’Homme malgré tout est poésie »… Il se vit comme léger, alors que les autres sont si lourds… Quant aux idées politiques de Céline, on assiste à des déclarations qui relèvent soit du délire, soit d’extraordinaires pirouettes verbales de funambule – on sait l’importance qu’a la danse pour lui. « Le contenu importe peu, seul compte le style », dit-il. Outre le fait que ce solitaire de Meudon annonce l’arrivée des chinois aux portes de la France, il explique le fait qu’il ait parlé du château qui abrita le quartier général du maréchal Pétain dans Un château l’autre de cette façon : il rend hommage au maréchal Pétain pour avoir fait un retour à la vraie aristocratie, celle du Moyen-Age, celle qui ne laissait pas le peuple entrer dans ses châteaux. Louis XIV a été un aristocrate décadent parce qu’il était démocrate et a laissé entrer le peuple à Versailles, jusqu’à l’inviter à son petit déjeuner. Autre exemple : le seul contact qu’il eut officiellement avec l’envahisseur allemand fut le jour où il fut invité par l’ambassadeur. Comme il était silencieux, Otto Abetz lui demanda à quoi il pensait. Il répondit qu’il se demandait pourquoi les Allemands avaient mis un juif à la tête de leur armée. Stupéfait, l’ambassadeur simula un malaise de la part de Céline et le fit reconduire chez lui. S’il s’agissait d’un mot d’esprit, il est difficile de saisir pour qui il était le plus injurieux, pour les Allemands ou pour les juifs ! Céline a incontestablement un art particulier de l’équivoque. On ne sait pas où est le sujet J.F. Destouches dans le style Céline, ni à qui ce style s’adresse exactement. Seuls les sons comptent, pas le contenu.

Faisons confiance à Philippe Sollers, grand lecteur de textes, pour éclairer cette énigme qu’est Céline et nous montrer comment, après une relecture, ses écrits résonnent aujourd’hui. À lui de nous démontrer « s’il y a un goût qui reste et s’il y a une couleur absolue ». Si, comme il l’a dit jadis, Joyce a changé la langue anglaise de telle façon qu’après lui cette langue n’existait plus, il pourra sans doute nous faire reconnaître aujourd’hui que Céline-écrivain a fait un « tour de force harmonique » et a construit une langue nouvelle « à partir d’une fréquence fondamentale ». Lire Céline comme on écoute un concert de musique sérielle, un quatuor de Schoenberg ? Peut-être…