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Lettres & messages #67

Monique Liart : Roland Gori à Bruxelles

Roland Gori était l’invité de Jean-Pierre Lebrun et de Patrick De Neuter au local de l’AFP ce vendredi 4 décembre, dans le contexte de la FABEP (Fédération des Associations Belges de Psychanalyse). Il a donné l’historique de son mouvement, L’appel des appels, et marqué son désir que celui-ci devienne européen.

R. Gori a montré que les problèmes de la législation de la psychothérapie et du recul de l’enseignement de la psychanalyse à l’université au profit du cognitivisme ne sont que des symptômes d’un problème de société beaucoup plus vaste : nous nous avançons vers une société de plus en plus déshumanisante, où l’humanité de l’homme passe à la trappe au profit de son utilité économique. L’accroissement des plus-values est la seule norme qui régit notre société néo-libérale. La psychanalyse va être évaluée non plus pour des raisons idéologiques, comme elle l’a toujours été, mais pour les non services rendus au cognitivisme. Le savoir dans cette société est pollué par des intérêts économiques et sociaux (le concept d' »hyperactivité » est produit par la rilatine et non l’inverse).

R. Gori a beaucoup insisté sur le fait que le concept d’évaluation avait changé de sens au cours de ces dernières années. Ce n’est plus une manière de rendre des comptes, ce qui est un devoir inscrit dans les droits de l’homme. C’est devenu la mesure d’un écart à des standards définis par des accords politiques, lesquels reposent toujours sur des intérêts économiques très importants. On a donc gardé le même mot, mais le contenu a changé !

Comment se fait-il qu’aujourd’hui ce que demande le pouvoir, c’est de transformer l’homme en instrument, en homo economicus ? Ce ne sont pas seulement les professions de la santé mentale qui se plaignent d’un climat de santé totalitaire, les autres professions se plaignent aussi. Nous assistons à un changement de paysage éthique : on ne forme plus la réflexivité des sujets, on transforme les travailleurs en « amuseurs ». C’est la civilisation du fait divers, de l’homogène. Du côté de la culture, c’est le désastre. On liquide la culture comme valeur de la société : elle doit simplement divertir. Il faut surtout ne plus penser : c’est le symptôme moderne. L’individu est transformé en entreprise micro-libérale, il n’est qu’un consommateur de jouissance sur le marché.

Le malheur qui arrive à la psychanalyse, ce n’est pas qu’elle ait échoué – même si la psychanalyse est responsable en partie de son déclin –, c’est que la place de la psychanalyse est en train de disparaître de la culture et de la civilisation. Il a donc fallu trouver une psychologie qui soit compatible avec les valeurs de la société : le cognitivisme remplit admirablement cette place. La psychanalyse est en difficulté parce que le pouvoir, qui a besoin de praticiens de la psychothérapie, fait des choix. Notre ton mélancolique ne plaît pas à une civilisation hypomaniaque. Chaque société a la pathologie qu’elle mérite et la thérapeutique qui va avec.

L’évaluation aujourd’hui n’est plus la même que dans les années 80. C’est devenu un dispositif de conformisation, c’est une mise en esclavage social. Il faut habituer les individus à se négocier sur le marché social comme une marchandise. Nous sommes arrivés à ce que Camus décrivait dans L’homme révolté. Les experts sont les scribes de notre servitude.

Roland Gori donne comme exemple la politique de publication dans les universités : le fond de l’article importe peu, ce qui compte c’est la marque de la revue, c’est-à-dire le fait qu’elle soit fort consultée. Autre exemple : les soins palliatifs sont évalués en fonction de la manière dont on va comptabiliser les actes médicaux. Les actes médicaux se trouvent donc en opposition avec la comptabilité et on ne prend pas du tout en compte les besoins du patient.

Le plus incompréhensible est encore le fait que l’idéal de l’homo economicus ne soit pas du tout économiquement rentable ! Cet idéal vise avant tout à atteindre une conformité sociale qui permet aux individus d’adhérer à une aliénation lui permettant une fuite totale de ses responsabilités. On n’évalue pas la qualité d’un homme, on évalue sa conformité aux standards établis par des marchés internationaux qui supposent de gros moyens financiers. On produit donc un individu qui « fonctionne ». L’évaluation n’est rien d’autre qu’un dispositif d’aliénation sociale : visser les individus à une position de soumission sociale, peu importe les résultats obtenus.

Roland Gori a créé son mouvement L’appel des appels qu’il désire élargir. Il faut créer du collectif, dit-il. Il faut arriver sur la scène européenne.

PS. Lors d’une petite conversation à la sortie de la conférence, Roland Gori m’a dit qu’il serait présent au Forum de J.A. Miller sur l’évaluation en février prochain.

 

Petit commentaire pour Monique Liart

Gori a été trop modeste : le Forum du 7 février lui doit en partie son existence. Il m’a alerté, dès le 4 septembre, sur les nouveaux projets évaluationnistes du ministère des Universités. Je me suis étonné que, étant à la tête de ce vaste « appel des appels », soutenu par tous les partis de gauche te les syndicats, il en soit réduit à rechercher le renfort d’un « Forum des psys ». Eh bien, il est apparu que, si étendu que soit le réseau de Gori, il ne lui permettait pourtant pas de rassembler 500, 800 ou 1 000 personnes à Paris comme nous le faisons couramment quand nous nous y mettons. Je ne m’expliquais pas cette singulière impuissance jusqu’à ce que je lise dans votre compte-rendu cette phrase de vous, qui me donne le sentiment de citer verbatim un propose de Gori : « Notre ton mélancolique ne plaît pas à une civilisation hypomaniaque ». Gori est en effet pour moi un ami personnel, ce qui veut dire que nous n’avons pas, chacun de notre côté, les mêmes amis : il appartient à la nébuleuse lacanienne, il y est comme un poisson dans l’eau, alors que mon seul nom y est anathème. Dans le Champ freudien, le problème n’est pas je ne sais quel « ton mélancolique » – qui, entre parenthèses, n’a jamais été celui de Lacan – c’est, à en croire Raquel, de Caracas , que, chez nous, on a plutôt du mal à s’arrêter de rire. C’est ainsi : la Nébuleuse a la mélancolie en partage, et l’Ecole l’hypomanie. Constatons. Ne jugeons point. Le mélancolique a du mal à mobiliser, c’est logique – comme il est logique qu’en cas de difficulté, il fasse appel aux hypomanes – et même hypo-nouvel Âne. Entrer dans les collectifs de l’Appel des appels ? Ah non ! Pourquoi gâcher notre bonne humeur ? Gori, notre bonne humeur, il en a besoin. — JAM