Catégories
Varia sur la Passe #69

REGARD EN ARRIÈRE


par Jacques-Alain Miller


Le débat sur la passe dans le Journal des Journées s´achemine vers sa première scansion suspensive : demain à 20h 00, le Journal cessera d´accepter de nouvelles contributions sur le sujet. Son éditeur éprouve l´envie de jeter un regard en arrière, comme pour voir l´ anamorphose des Ambassadeurs. Comment diable tout ceci a-t-il commencé ?


1

Je connais à peine Sophie Gayard. Je me souviens d´un verre pris avec elle à la terrasse de La Marquise, au coin de la rue de Vaugirard et du boulevard du Montparnasse, en compagnie de l´équipe qui sortait de corriger un numéro du Nouvel Âne. Je l´avais revue ensuite une fois, l´an dernier, dans mon bureau, à ma demande, pour évoquer les entretiens qu´elle avait eus avec les candidats à l´entrée dans l´École.

C´est de Sophie que, le mercredi d´après les Journées de Novembre, je reçus une lettre que je publiai aussitôt, telle quelle, ou presque :  je crois me souvenir de lui avoir demandé l´autorisation d´ôter un point d´exclamation.

Je la relis, cette lettre. Candidate retoquée à la passe, Sophie avait dû prendre sur elle pour l´écrire, franchir une réserve que l´on devine lui être, si je puis dire, naturelle. Une voix s´élève, douce, modeste, qui n´accuse personne, sinon celle qui parle :

Depuis samedi soir, à la mi-temps des formidables Journées qui viennent de se produire, j´ai à faire avec moi-même à un petit quelque chose qui ne va pas. Depuis samedi soir, c´est-à-dire depuis l´assemblée générale de l´École. Une discussion a commencé à y avoir lieu concernant la passe, après que Gil Caroz fort judicieusement n´a pas laissé passer la remarque de Bernard Seynhaeve sur – le peu serait encore trop dire – l´absence de nomination d´AE depuis plus d´un an. Je n´ai pas pris la parole alors que je n´étais pas tout à fait d´accord avec une partie de ce que j´ai entendu. Voilà ce qui fait mon mécontentement d´avec moi-même.


Elle dit alors quelque chose de simple et d´audacieux à la fois, et de parfaitement original : que la question de la passe ne se réduit pas à l´AE ; qu´il convient de « prendre les choses par un autre bout » ; que « c´est la place de la passe dans l´École qui est en jeu » ; que c´est « une bataille de chaque instant », homologue de « la bataille concernant la place de la psychanalyse dans le monde ».

Et voici que, à la fin du texte, la voix, voix d´écriture, petite voix d´une femme mécontente d´elle-même, déplace son point d´émission pour se faire la voix de quelque chose comme l´esprit de la psychanalyse – bousculant les discours gourmés, interpellant, prenant à partie chacun d´entre nous :

Certes, nous pouvons nous désoler que la boîte aux lettres du secrétariat de la passe soit vide (l´est-elle d´ailleurs tant que ça ?), mais disant cela, ne méconnaît-on pas qu´on est en train, je ne sais pas comment le dire mieux, de « mettre la faute du côté de l´autre » ? C´est cela qui a résonné si désagréablement à mes oreilles samedi soir. Car le dispositif implique chacun dans l´École. Que disent les passeurs ? Que disent les analystes qui les nomment ? Que disent les passants qui ne sont pas nommés ? Que disent les analysants qui hésitent à s´y présenter ? Un certain recueil de ces multiples expériences, malgré le un par un qui singularise chacune, ne pourrait-il pas éclairer aussi la réflexion qui s´impose ? Car la passe n´existe pas sans eux tous.


2

D´où parlait cette voix ? Et de quel droit parlait-elle ? Eh bien, du droit de parler, tout simplement – droit heureusement préservé dans cette École, droit de parler sans avoir titre à le faire, droit de parler à tort et à travers, oui, parfois, et surtout quand les bouches autorisées sont muettes, et tiennent pour décision de haute politique de se mettre aux abonnés absents.

Bref, une Sophie mécontente d´elle-même a su faire ce qu´un Collège de la passe n´a pas su, pas pu, pas voulu faire : s´autoriser de soi-même ; inviter l´Ecole à parler ; interpréter le désir de cette École, bien au-delà de ses membres légaux ; et inscrire la question de la passe dans la politique de la psychanalyse.

Je suis le premier à souffrir de l´insuffisance de ce Collège, puisqu´il me doit son nom, son existence et sa fonction statutaire.

3

Ce Collège s´est de lui-même mis hors jeu. « Je n´y suis pour personne ».

Ses membres ne sont pas en cause, ce sont d´excellents collègues, et sitôt libérés de leur carcan, ils ont pris avec empressement leur place dans le débat. Mais ce débat, le grand déversoir qui commence, nous ne le devons ni à eux, ni à moi, nous le devons au courage d´une voix menue.

Un Collège siégeant à huis clos, et délivrant ses recommandations à un Conseil lui-même impénétrable, il fallait ça en 1982 pour renouer avec l´expérience de la passe, Lacan n´étant plus là. Ses élèves – élèves prétendus, ex-petits malins qui avaient compris que le plus sûr moyen de remplir leurs cabinets, c´était de coller à Lacan d´assez près pour que s´égarent sur eux quelques paillettes de son habit de lumière -, ses élèves n´avaient rien eu de plus pressé que de renier la passe, la calomnier, la ridiculiser, la piétiner.

Eh bien, ce Collège modèle 1982, révisé en 2007, a implosé sous nos yeux. Les rescapés se sont engouffrés dans le Journal des Journées, où ils ont rejoint, un par un, le tout-venant. Ils ont très bien fait. Ceci signifie quelque chose : que désormais, les fondements de la passe seront discutés par tous, et à ciel ouvert.

Opportunisme ? Populisme ? Adaptation à la « modernité », voire à la « postmodernité » ? Plus simplement, c´est un retour aux sources. Si la passe a pris racine dans l´École de la Cause freudienne, c´est pour trois raisons :

1. parce que j´avais démontré, et déjà pendant la dissolution de l´École freudienne de Paris, que ce n´était pas une partie jetable de l´enseignement de Lacan, mais un site névralgique dont l´ablation était impossible, sauf à sortir du champ freudien proprement dit ;

2. parce que je lui avais donné forme opératoire par la rédaction de deux textes réglementaires, dont chaque mot avait été posé, pesé, scruté, argumenté, au cours de longs, d´interminables débats, pendant une année entière ;

3. parce que j´avais obtenu sur ces textes l´approbation quasi-unanime des membres de cette École, exprimée par un vote lors d´une Assemblée générale extraordinaire.

Le crédit que cette procédure à ciel ouvert avait valu à la passe, fut encore augmenté par la pertinence de certaines nominations (non pas toutes) qui apparurent probantes. Ce crédit a été follement dilapidé. La futilité du dernier Collège de la passe a achevé de l´épuiser. L´encaisse-confiance est désormais vide. Il convient dès lors de la reconstituer.

Il ne suffira pas de quelques raccords, de deux ou trois rustines, pour que l´économie libidinale de la passe reparte. La première condition pour surmonter la crise de la passe à l´ECF est de reconnaître sans ambages que la passe de papa est morte.

Il s´agira en 2010 de la  refonder, comme nous sûmes le faire en 1982.


4

Le Conseil d´administration qui, en 2007, prit sous son bonnet de modifier un texte voté à la quasi-unanimité des membres, commit sans nul doute ce qui s´appelle en bob français un abus de pouvoir.

Oh ! je ne jette la pierre à ses membres : j´ai appris la procédure choisie, j´ai articulé ma désapprobation, mais je ne me suis pas insurgé, j´ai laissé faire ; tout étant sans dessus dessous, l´affirmation répétée de la suprématie du « Bureau » semblait promettre un effort résolu pour ranimer la passe.

Le fait est, à vrai dire, de peu d´importance, auprès de la déconstruction méthodique dont a été l´objet le système de la passe que j´avais monté.

Un exemple. Lors d´une récente réunion du Conseil où j´étais à titre d´invité – la première à laquelle j´avais accepté de participer depuis de nombreuses années – Esthela put me dire sans être démentie que, depuis sept ans, il n´y avait plus d´enseignement des Cartels de la passe. « Considérez que je suis tombé de ma chaise », lui dis-je. En effet, l´obligation d´enseigner faite aux Cartels de la passe, figure, ou figurait, en bonne et due forme dans les statuts.

Des statuts ne sont rien si le désir n´est pas là.



5

En définitive, cela donne de l´espoir. La passe a été, si je puis dire, construite par la main de l´homme, elle a été détruite par la main de l´homme, elle peut être reconstruite par la main de l´homme.

L´atonie, voire l´asphyxie de la passe à l´ECF, a des raisons précises. Toutes ne sont pas aussi évidentes que celles que j´évoquais, certes, mais elles peuvent être cernées. Aucun mystère. Des causes, des effets.

L´instant de voir dont Sophie Gayard a été le lieu pour nous tous, a été suivi d´une cascade de « témoignages » qui en répercutaient la surprise.

La prochaine « Conférence sur la passe », inaugurera formellement le temps pour comprendre, qui déjà s´installe à pas comptés dans ces pages.

Le moment de conclure suivra à son heure et en son lieu.


6

Jusqu´à présent, le passeur a été curieusement placé au centre de l´intérêt. Le bataillon des contributions issues du Collège de la passe a pesé en ce sens. C´est que le plus substantiel de sa première réunion (le secrétariat m´en a communiqué le compte-rendu), un « tour de table » qui prit trois heures, fut un témoignage saisissant sur le sujet. Et tous, ou presque, d´emboîter le pas. Pourtant, était-ce « le bon bout »,  le seul « bout » ?

On aurait pu s´intéresser, par exemple, aux jurys. On se serait alors aperçu de la disparition des enseignements. On aurait appris que le rapport des Cartels de la passe avait cessé d´être publié dans la revue – depuis 2002, m´a-t-on dit. On en serait venu à questionner le désir de ces Cartels ces six dernières années, et l´interprétation du désir de l´École par ces Cartels. On aurait thématisé  le désir de nommer et le désir de ne pas nommer, le désir d´encourager et celui de décourager.

Les Cartels de la passe, le temps où ils sont en fonction, sont l´Autre à qui l´on s´adresse. Quel était, ces six dernières années, leur message, au delà de l´énoncé ?

On ne peut pas nommer tout le monde, sans doute. Il faut donc à la machine des refusés. Et ceux-ci n´ont aucune raison de se réjouir, ni d´entrer dans les raisons de leurs juges. Mais un affect récurrent de découragement semble avoir provoqué dans l´Ecole une épidémie. Elle n´a pas épargné les Cartels eux-mêmes, qui se sont reclus dans le silence.

Il faut maintenant des chiffres. Combien de temps encore nous les fera-t-on attendre ?


7

Que seront après le 1er janvier les Cartels de la passe à l´ECF ?

Je serai dans l´un, Éric Laurent dans l´autre. Miquel Bassols et Serge Cottet, anciens plus-un, se répartiront de même, ainsi que les AE, Bernard Seynhaeve et Antoni Vicens. Voilà ce qui résulte des six dernières années. Deux passeurs seront tirés au sort. Deux plus-un seront choisis.

J´aimerais pour ma part m´employer de cette place à entretenir dans l´Ecole l´esprit des Journées. Avec l´ensemble des membres, et les fameux « nouveaux venus », je travaillerai volontiers à repenser et refonder pour le 21e siècle la précieuse invention de Jacques Lacan, celle d´une procédure permettant de vérifier la fin d´une analyse, tout en déjouant la cooptation et la fermeture (« Serrata » de Venise) que préfèrent naturellement les gens en place.