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Varia sur la Passe #65

VOIX DE PASSEUR

par Jocelyne Turgis

Esthela Solano-Suarez dans le JJ 60 formule clairement les interrogations du passeur. Elle y parle de l’introduction des passeurs dans le dispositif. Pour parler du dispositif, Jacques-Alain Miller dans une conférence « L’école et son psychanalyste » à Grenade en 1990 proposait une comparaison très éclairante. Un étudiant qui termine sa thèse va en parler à deux étudiants qui sont sur le point de finir la leur. Ce sont eux qui vont devant le jury de thèse pour dire ce qu’ils pensent de ce que le candidat a dit de son travail. « C’est une subversion de l’examen par J. Lacan » dit il que d’introduire deux passeurs entre un candidat et un jury. Les passeurs entrent dans la passe en tant qu’ignorants ajoutait Jacques-Alain Miller. Le passeur comme ignorant, oui car je suis devenue passeur dans la méprise, sous les auspices du ratage. Mon inconscient m’a ramenée à mon ignorance. Quand mon analyste m’a proposé de communiquer mon nom au secrétariat de la passe j’ai pensé qu’il me parlait de la place de passante et non de celle de passeur. C’est ce ratage que j’ai mis au travail et que j’ai essayé d’éclairer dans le texte que j’avais envoyé pour les Journées.

Je suis donc devenue passeur non pas quand la place m’a été désignée par l’analyste mais plus tard après avoir élucidé quelque peu mon rapport à la passe et surtout quand un premier passant s’est signalé. Il y a eu un effet de surprise quand il m’a annoncé qu’il venait de tirer mon nom au sort. C’était flou jusqu’à ce moment là: j’imaginais que mon nom, écrit sur un petit papier avait été déposé dans un chapeau. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’un tirage au sort fasse vivre cette inscription. Peut être cela n’arriverait-il jamais. Bonne pioche ou mauvaise pioche pour le passant dans un « je » de hasard. Toujours aussi ignorante, je pensais que le passeur ne l’était qu’une seule fois, pour un seul passant, que le nom sorti du chapeau n’y retournerait pas. Passeur, pour combien de temps, pour combien de passants ? Qu’est ce qui met fin à la fonction ? Nous n’entendions jamais de passeurs parler de leur expérience ou rarement parler des passeurs avant ces derniers événements si importants dans l’École. Un effet de plus.

Après avoir rencontré un premier passant j’étais à la fois démunie devant ce manque de repères et encombrée de ce que je venais de recueillir.

Que fallait il faire de ce dépôt et comment? Mais s’agit il d’un dépôt ? C’est tout de même une grande responsabilité d’avoir à transmettre ce que le passant nous livre d’encore plus précieux que son histoire personnelle; l’histoire de sa cure, de ses franchissements, de ses moments de butée, de l’intime du transfert, de ses trouvailles. Il nous confie la charge de ses années de cheminement, de ses espoirs de nomination, de son désir d’être entendu du cartel par notre voix. La question de l’écrit a été également soulevée. Oui, il est rassurant pour le passeur de noter ce que lui dit le passant: la peur de l’oubli, l’oubli pourtant si important dans les formations de l’inconscient et le désir « d’être à la hauteur » de la fonction. Mais l’attention portée à l’écriture ouvre à un autre champ que celui de la parole, de l’échange, de d’être (passe) pleinement. Il y a indéniablement une volonté de bon élève chez le passeur qui se demande ce que le cartel attend de lui. Esthela Solano-Suarez parle d’« un passeur curieux qui pose des questions justes et pertinentes » et qui ne se fait pas seulement secrétaire. C’est concrètement pour le passeur s’autoriser à questionner, à demander une précision, à interrompre le récit du passant, à rendre vivante cette expérience, à parler aussi tout simplement. Occuper cette place de passeur met au travail et n’est pas sans conséquence pour l’analysant qu’il est encore : un effet de précipitation, redoublé quand un nouveau passant a pris contact. (Effet redoublé pour une raison personnelle et non parce que c’était le deuxième.) M’avançant de plus en plus sûrement dans la cure, les tours deviennent de plus en plus serrés jusqu’à devenir des points, des points de suspension dans un rêve récent, une mise en suspension du désir de devenir analyste au risque de la passe d’un autre analysant. Il y a me semble-t-il, des effets qui s’articulent « d’être passeur » à devenir analyste tout en restant analysant lié dans le transfert à son analyste. Des fils à démêler qui se croisent et se tissent, à crocheter pour en faire une dentelle. Le passeur comme dentellière, son ouvrage serait la passe du passant ?