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Lettres & messages #81

Paulo Siqueira, Le bateau de Saint-Louis

J’étais avec ma femme dans une ville brésilienne du Nord, la seule fondée par des français qui n’y ont laissé d’autre trace que son Nom : São Luis (Saint Louis), nom choisi en hommage au très saint Roi de France. Nous sommes allés, moi et ma femme, prendre le bateau qui fait la liaison entre l’île (São Luis est située sur une île) et la ville en ruine d’Alcantara, très belle ville qui témoigne des temps où la fortune a été profitable aux gros propriétaires locaux de vastes latifundia où l’on cultivait la canne-à-sucre.

Nous y sommes arrivés à l’heure programmée de départ du bateau, ayant oublié la vieille habitude de la gent brésilienne (plus vraie encore quand on se déplace vers le Nord du pays et qu’on s’approche l’Amazonie) de prendre pour tout ce qu’on fait un gros retard. Ainsi nous étions les seuls et premiers passagers à arriver au port de départ à l’heure dite. Petit à petit, les Brésiliens du coin sont arrivés et au bout de deux heures d’attente ils formaient déjà une petite foule. Le bateau arrivé, nous avons constaté qu’il y avait un nombre de place assise très inférieure aux nombre de passagers et que la traversée jusqu’à Alcantara étant longue nous étions mal placés pour faire le voyage assis. Étonnés qu’ils n’y ait pas de queue pour entrer sur le bateau selon l’ordre d’arrivée à l’embarcadère, nous sentant l’objet d’une « injustice » étant donné que la foule arrivée après nous avait pris les devant, je me suis adressé au « Commandant » du bateau pour lui dire que nous étions arrivés les premiers et qu’à ce moment là tous ceux arrivés après nous étaient passés devant. Vu notre apparence d’Européens blancs distincts de la masse de noirs du pays (sans doute les descendants d’esclaves ayant travaillé dans les champs de canne-à-sucre des temps de jadis), notre Commandant s’est adressé aux noirs et leur a ordonné de se mettre en file un par un. Tout en rigolant (comme d’habitude), les gens ont obéi sans sourciller ni protester. Mais l’ordre suivant du Commandant à la foule m’a encore plus surpris et l’obéissance du groupe autochtone à cet ordre m’a ébahi : « Faites demi tour! », leur a crié notre Commandant, « les premiers passeront les derniers et les derniers monteront sur le bateau en premier ! » Tout en éclatant de rire, toute la foule de noirs a fait demi-tour et obtempéré comme un seul homme, de sorte que moi et ma femme étions enfin prêts à être les premiers à monter sur le bateau. Et nous commencions à le monter pour prendre des places assises quand la plupart des noirs, à notre grande surprise, sont montés sur le bateau avant nous en évitant de passer par l’échelle qui donnait accès aux places pour y entrer par les fenêtres.

Morale de l’histoire : quand quelqu’un essaie de se faire suivre par la communauté des analystes en mettant en bon ordre l’accès aux « gradus » et aux postes hiérarchiques, les analystes ont tendance à faire comme ces noirs de Saint Louis du Maranhão. Enseignés par leurs ancêtres esclaves que leur place de subordonnée (c’est-à-dire, toujours sous ordre) dans le discours du maître, ils font semblant d’obéir pour en fait prendre la place de leurs choix, en passant, chacun pour soi, par la fenêtre de leurs fantasmes.

Vous avez compris ça depuis longtemps, « on fait semblant d’être le maître » pour mieux se faire désobéir par les masses… quand elles n’ont d’autre boussole que l’objet de leurs fantasmes.