herdoktorkunstfreud, grüssgott; voici le docteur de l’art freud, salut dieu.

déclin des religions, avènement de la psychanalyse, avènement de la modernité en peinture

Je ne peux m’empêcher de m’attarder aux titres-valises des peintures de Baselitz, dont je vous parlais hier.

Si le HER m’évoque le HERR perdu de Freud, celui tombé dans les limbes, HER, en allemand veut également dire, je l’apprenais hier, « VOICI ». « Voici » qui est justement le titre de l’exposition dont je vous ai parlé de Thierry de Duve.

A cause de ça[1], cet éventuel indice à trois lettres, je suis tentée d’y retourner, et vous livre ici quelques extraits des premières pages du catalogue de l’exposition. Je ne suis pas sans craindre de vous envahir, mais… c’est plus fort que moi…

« Et si nous allions tout droit à Manet, là où l’aventure de l’art moderne a commencé? Et si nous choisissions de faire démarrer d’aventure, non d’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe, mais d’un tableau moins connu du grand public et pourtant tout à fait extraordinaire, Le Christ aux anges de 1864? »

le déclin des religions, la psychanlyse, la modernité en peinture
« Si Freud lui-même a affirmé que la psychanalyse n’aurait pas vu le jour sans le déclin des religions, pourquoi ne pas penser que l’invention de l’inconscient freudien a été comme l’invention d’un nouvel ordre symbolique devant la vacillation de l’ordre symbolique préexistant ? » Leornado Gorostiza, Les confins de la charité freudienne,  Intervention au XIe Congrès de l’École Brésilienne de Psychanalyse (EBP), à Londres le 29 avril 2011.

 » …

Pourquoi diable aller chercher le point de départ de la peinture moderne dans un tableau religieux et, de surcroît, très peu typique de son auteur. Les cent trente-six ans qui nous en séparent n’ont pas été, que l’on sache, la période de l’histoire la plus propice au sentiment religieux. La foi est devenue pour nous une question privée que chacun règle avec sa conscience, et la pratique religieuse n’est plus le ciment de la société. Ne se rend-on pas la tâche inutilement difficile à vouloir interpréter la modernité en peinture à partir d’un tableau religieux, alors qu’elle est marquée par le recul de la religion dans tous les domaines et que l’art n’a pas échappé à la laïcisation générale des rapports humains? On n’a jamais vu quiconque s’agenouiller devant Le Christ aux anges dans la salle du Metropolitan Museum de New York où le tableau se trouve. Ni du reste devant une Vierge de Van Eyck au musée Groeninge de Bruges. On se recueille peut-être dans les musées, mais on n’y prie pas. Il ne fait pourtant aucun doute que la ferveur religieuse du peintre entre pour beaucoup dans la qualité esthétique d’une Vierge de Van Eyck. Elle est visible et même, pour ainsi dire, palpable. Elle émane du tableau. Et le fait qu’à l’église, où la Vierge se trouvait avant d’entrer au musée Groeninge de Bruges, elle avait un rôle à jouer dans le rituel qui rassemblait les fidèles, ce fait n’est pas étranger non plus à l’aura du tableau. On ne peut pas dire la même chose du Christ de Manet. D’abord parce qu’il n’a jamais été destiné à une église, ensuite parce qu’il est visible et palpable que ce qui émane de lui n’est pas la ferveur religieuse mais plutôt la compassion humaine. Manet peignit son tableau pour le Salon de I864.  Contrairement au Déjeuner sur l’herbe, l’année précédente, il ne fut pas refusé.

p. 15

On ne sait si Manet a lu La vie de Jésus d’Ernest Renan, parue un an à peine avant qu’il peigne Le Christ mort, mais il est indéniable que le peintre nous donne, avec ce tableau, un Christ conforme au «christianisme rationnel et critique» que Renan appelait de ses vœux, un Christ humain plus que divin, un Christ à la double nature duquel il ne serait plus nécessaire de croire pour que se propage néanmoins sa juste valeur et se pénétrer de son sens, la croyance au christianisme était devenue superflue quand bien même la connaissance du récit chrétien demeurait nécessaire. Dieu est mort, semble dire Manet avant Nietzsche, et son tableau est un Ecce homo, mais  post mortem.

On ne peut pas dire que Manet ait entrevu avec la même lucidité que Nietzsche qu’à la « mort de Dieu »  devait nécessairement succéder la «mort de l’homme ». Ni  que le terrible XXe siècle allait devoir conduire les affaires humaines à travers le champ de mines que devient l’humanisme lorsqu’il est privé de Père et que les hommes orphelins s’entre-déchirent. Deux guerres mondiales  et d’innombrables guerres locales et régionales, la Shoah et Hiroshima, des génocides partout dans le monde ont laissé la figure de l’homme plus que fissurée, et rien de tout cela n’est l’héritage de Manet. Mais la peinture moderne qu’il a si puissamment contribué à créer, une fois mise grâce à lui sur les rails de la non-figuration, eut énormément de mal à se défendre contre l’accusation d’antihumanisme qui lui fut portée maintes fois. Cézanne peignait le visage de sa femme comme s’il eût été une pomme ou une chose, et ce n’est pas seulement la critique qui l’en accusa, c’est lui-même qui le revendiqua. Nous estimons aujourd’hui que loin de réduire un visage à une chose, il donna à la chose la dignité d’un visage, mais ce ne devait pas être aussi clair pour lui que pour nous. »

Duve utilsant ici le terme de « dignité », je me souviens de ces mots de Lacan qui disaient à peu près: « Plût aux ciel qu’il la prît (sa partenaire) plutôt pour une chose » et, parlait de la sublimation comme ce qui « élève l’objet à la dignité de la Chose ».

« Un dévoilement sans fin, voile derrière voile, plan sur plan de transparences imparfaites, un dévoilement vers l’indévoilable, le rien, la chose à nouveau. » Beckett, à propos de Bram Van Velde (Le monde et le pantalon, 1945)

« Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. » Beckett encore, voir cette très belle page, là : http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/Ens-beckett/ENS-beckett.html

D’où l’on peut dire, me semble-t-il : Dieu meurt, glissent quelques voiles qui recouvraient l’objet – objet qui n’est pas accessible à la représentation, mais le sera à la présentation : Voici,

Ecce Homo.

Glissent quelques voiles, dis-je, glissent la grammaire, la loi, la possibilité de la phrase, la possibilité du récit, le lien, le Nom-du-Père, restent des fragments, reste l’épars.

(p. 16) « Les grands artistes ont de ces manières de  plonger dans leurs doutes pour mieux leur résister qui font que leur œuvre, comme le pharmakon de Platon, distille à la fois le poison et le remède. Appelons cela la stratégie du vaccin: s’inoculer la maladie afin de développer des anticorps et de consolider ses défenses immunitaires. Les artistes en ressentirent la nécessité avant que la médecine n’en comprît le mécanisme. C’est la même stratégie du vaccin qui poussa les expressionnistes à déformer la figure humaine au-delà de toute reconnaissance, les cubistes à faire éclater les repères de l’espace euclidien dans lequel la figure se tient et se déplace, et les peintres figuratifs à l’éliminer totalement. Avec eux, l’antihumanisme parut triompher. L’art abstrait a liquidé l’homme. La vérité, pourtant, est tout autre : le meilleur art moderne a entrepris de redéfinir sur des bases libres de croyance les termes, en leur fond, religieux de l’humanisme. Quand, en 1913, Malevitch peignit un Carré noir sur fond blanc qui se réduit en effet a un carré noir sur fond blanc, qui pouvait comprendre qu’il inoculait à la tradition de l’icône russe le vaccin capable de lui préserver son sens humain, pour une époque que la foi en Dieu ne pouvait plus soutenir?

oubli des noms – derrière HERR : la mort, les choses dernières… SIGnorELLI –  ELI ELI lam sabachtani – basELItz

Une lettre de Baudelaire au marquis de Chennevières, conservateur au Louvre et responsable du Salon, atteste le titre que, semble-t-il, Manet lui-même donna à ce tableau aujourd’hui intitulé Le Christ mort et les anges ou Le Christ aux anges et donné au Salon de 1864 pour Les Anges au tombeau du Christ. C’était: Le Christ ressuscitant, assisté par les anges. Ce qui change radicalement son interprétation. Les yeux du Christ s’ouvrant d’un regard mort qui pourtant s’éveille ne le tirent pas d’un mauvais rêve, ils le montrent revenant de l’au-delà, avec dans sa prunelle vide la connaissance de l’inconnassable et l’incrédulité devant le spectacle  du monde auquel il renaît. Ce Christ-là, c’est un Christ passé sans transition du Eli Eli lama sabachtani qu’il lança à son Père  au moment de se découvrir mortel et abandonné, au statut de cet homme humain, trop humain (comme aurait dit Nietzsche), à qui sa tâche pèse infiniment. C’est un Christ touché par la perte de la foi et la désespérance et que seul le regard du spectateur a le pouvoir de ressusciter. »

J’ajouterais seulement, c’est un christ qui ouvre un œil, c’est un regard nu qui se dévoile, et qui nous regarde.

« Combien courte est notre expérience: la vie sans Dieu à l’échelle de l’histoire de l’humanité! Deux cents ans si on la date de la Révolution française? Cinq cents si on la date de la Renaissance? C’est dérisoire. Eh bien, c’est à ce dérisoire que s’est affronté l’art moderne et que le meilleur l’art contemporain s’affronte encore. Dans le deuil de Dieu pour beaucoup d’artistes, dans la résurrection de l’homme sans Dieu pour les plus radicaux. Ce n’est pas rien. « 


[1] Je trouve incroyable que je m’en tienne ainsi aux titres sans avoir dit le moindre mot des peintures elles-mêmes. C’est qu’a priori les peintures me laissent pantoises. Et s’il s’agit d’un exercice de dire, mettons que je vais par où ça me parle. Et je vois mal, que ces titres que Baselitz donnent à ces œuvres, n’en fassent pas partie, nous les présentent peut-être, au moins y accolent une étiquette, qui les rebutent peut-être, que nous nous sommes libres de lire ou pas, qui sont  petites,auxquelles on peut se soustraire, quand les peintures de par leur format même peuvent difficilement ne pas nous sauter à la figure. Et qu’elle soient à l’envers, ces peintures, renversées, ici, est peut-être bien fait pour nous préserver de cet assaut, de même qu’elles indiqueraient que la chose, peinture, se passe ailleurs, nous échappe.

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