du maniage du désir et de la jouissance

 Cher Alain,
 
Concernant le film A Dangerous Method, tu écrivais :  « Il est saisissant de constater que dès les débuts de la psychanalyse, il y a un partage des eaux entre les tenants du corps ( la jouissance) et les servants du dire ( le désir ), entre Jung et Freud ici. »

Jung, tenant du corps, jouissance, et Freud, servant du dire, le désir. Cette opposition, au moins dite de cette façon, tient-elle ?  Est-ce vraiment ce dont il s’agit ? Je pose la question. On a vu, l’année dernière encore, à son cours sur Yad’lun, Jacques-Alain Miller soutenir que le désir, l’ontologie, c’étaient du vent, que seul ce qui tenait, c’était ce qui existait, le un, le corps, la jouissance. Par ailleurs, il est vrai que le dire (à l’autre)  ira à mettre au jour, à cerner le réel en jeu dans la souffrance du sujet. (je ne dis évidemment pas que Jung aurait été en avance sur son temps, aurait tout compris, et que c’est sa voie qu’il s’agit de reprendre !!!!), je questionne ta  formule.

Ce que j’essaie d’interroger, c’est qu’il y a un endroit où Miller semble indiquer qu’il y a à détrôner quelque peu le désir, dans la mesure où il ne s’agit d’un semblant, et que le semblant seul ne peut que mentir, contourner la jouissance. Il me semble qu’il indiquait qu’il y avait presque de nouvelles manières de faire, de nouvelles écoutes à inventer pour le psychanalyste, et surtout pour le psychanalyste du XXIème siècle.

« Lacan enseignait le primat de l’Autre dans l’ordre de la vérité et celui du désir. Il enseigne ici le primat de l’Un dans la dimension du réel. Il récuse le Deux du rapport sexuel comme celui de l’articulation signifiante.  Il récuse le grand Autre, pivot de la dialectique du sujet, il lui dénie l’existence, et le renvoie à la fiction. Il dévalorise le désir, et promeut la jouissance. Il récuse l’Être, qui n’est que semblant. L’hénologie, doctrine de l’Un, surclasse ici l’ontologie, théorie de l’Être. L’ordre symbolique ? Ce n’est rien d’autre dans le réel que l’itération du Un. Doù l’abandon des graphes et des surfaces topologiques au profit des nœuds, faits de ronds de ficelle qui sont des Uns enchaînés.

Souvenez-vous : le Séminaire XVIII soupirait après un discours qui ne serait pas du semblant. Eh bien, avec le Séminaire XIX, voici l’essai d’un discours qui prendrait son départ du réel.
Pensée radicale d’l’Un-dividualisme moderne. »

Jacques-Alain Miller, Quatrième de couverture du Séminaire  …ou pire

« Alain Merlet, écris-tu, indique que le réalisateur prend le parti de Freud parce que celui-ci a préféré le corps au psychique, comme lui, au cinéma: c’est la bouche qui doit déterminer le jeu de l’acteur, aussi  ne faut-il pas visser les acteurs à la story. Il laisse d’abord parler les acteurs pour que puisse se dessiner dans leur jeu quelque chose de l’invention. »

Donc, Merlet, ici, indique bien, de façon très intéressante,  le corps comme « cela dont ‘ça’ part » – aussi bien pour Freud que pour Croenenberg. C’est à faire jouer la bouche, la jouissance orale, que la jouissance pulsionnelle se voit tirée, halée dans le dire, au moins pour partie. Et la pulsion, silencieuse, trouvant ses mots verra « advenir un nouveau sujet » pour reprendre les mots de Freud. Un nouveau sujet vient à naître, ce qui procure au parlêtre un apaisement. Il n’est plus seulement jouet de l’étrange. Il peut s’inventer un histoire, construire son fantasme. Le problème, plus tard, c’est qu’une fois ce fantasme traversé, quand cela va jusque là, ainsi qu’en parlait Miller l’année dernière, il y a du reste, les fameux « restes inalysables ».  Et l’on assiste, chez ces sujets, à une déflation du désir. Il y a alors un quelque chose de nouveau à inventer. S’agit-il d’un savoir-faire, comme tu l’as quelquefois laissé entendre. Savoir manier désir et jouissance, réajuster toujours la répression de l’un par l’autre. Consentir au semblant, en connaissance de cause, consentir, agir son désir en « sinthome », sans faire la passe sur son mode de jouissance, et ce qu’il comporte d’inanalysable. Bien sûr, ce n’est pas cela dont il est question dans le film. Le film, comme tu le disais récemment, c’est le temps de la découverte, de la découverte du transfert. 

« On a l’impression, ajoutes-tu, que Jung s’intéresse au corps autrement.« 

Mais comment ?

« A. Merlet nous dit que ce qui compte pour Freud ne sont pas tant les aveux que le cheminement, forcément signifiant, par lequel on les obtient. »

 Oui, les aveux, le pire. Mais nous montre-t-on un Jung qui pousse aux aveux? Il ne me semble pas. Il me paraît honnêtement tenter d’appliquer ce qu’il a lu dans Freud, avant même de l’avoir rencontré, et sans savoir s’il n’est pas le premier à le faire.

« Ce que Freud critique c’est la photographie du corps, donc ce qui est. »

« La photographie du corps ? » Que veux-tu dire ? L’expression me paraît heureuse, mais je ne vois pas ce que le film nous en dirait. Entends-tu le corps dans sa représentation, et donc signifiant, et donc de l’être ». Au revers du corps pulsionnel ? Qui lui ne passe pas, jamais, à la représentation, au signifiant ? En quoi Jung a-t-il fait « photographie du corps » ?

« Ce qui compte, c’est le dit. Jung obtient des éléments par la pire des psychanalyses appliquées. Il va droit au but en court-circuitant la défense du sujet. La catharsis néglige le symptôme. Qu’est-ce qui reste alors, sinon le passage à l’acte. »

Donc, pour toi, ce dont il s’agit c’est de catharsis? Mais les névrosé(e)s n’étaient autrefois pas les mêmes qu’aujourd’hui. Je me demande d’ailleurs ce qui les a fait tant changer. Les hystériques. Elles arrivaient à l’analyste avec un corps autrement plus parlant qu’aujourd’hui, se démenant comme un beau diable. 

Il me semble, quant à moi, que le premier travail de Jung avec Spielrein est psychanalytique (le travail sur la chaise), et obtient d’ailleurs des résultats remarquables, du moins est-ce ce que le film laisse entendre. Ce n’est que dans un deuxième temps, effectivement, comme le souligne Géraldine, dans la méconnaissance, dans l’ignorance des effets de transfert etc., sous l’influence de la rencontre avec Gross, qu’il y a passage à l’acte.  

« Pour Freud, nous rappelle Alain Merlet, c’est la chaîne des signifiants qui mène à la remémoration, plus que la scène elle-même, qui compte.« 

Oui, c’est très juste, il s’agit d’extraire de la scène le signifiant, et c’est le moment de l’invention, et de l’apaisement, et c’est la voie qui ouvre au désir, qui est d’abord désir de dire, encore. A l’autre, dire encore, et c’est le transfert, l’amour. Et ça, il va falloir l’épuiser, jusqu’à aller à ce qui ne passe pas, ne passe pas dans le transfert, n’appelle plus l’amour (vers une nouvelle solitude, « la différence absolue »). 

« Céder sur le bien-dire vous destine inévitablement au mal faire. C’est ce qui arrive à Jung et Gross, à l’envers de Freud et, osons le dire, de Sabina Spielrein. Son activité d’analyste, brillante, fut trop courte, fauchée par la barbarie nazie.« 

Oui, tu as raison, de cela au moins, bien-dire, nous pouvons être responsables.

v

 

 

Chers Alain et Véronique,

Je suis très intéressée par vos échanges sur A Dangerous Method, film qui nous sollicite beaucoup décidément!  Peut-être parce qu’il appelle les origines de la psychanalyse, et la question des origines… Je me sens à la fois de l’Un et de l’Autre: Merci Véronique pour ton développement sur l’Un et l’hénologie, cette piqûre de rappel du cours 2011 de JAM. Les patients psychotiques nous en apprennent quelque chose de ces « Uns tout seuls », non-branchés sur l’Autre… Et puis  je suis assez d’accord avec Alain aussi: Pas d’Un sans l’Autre, dans les circuits de la demande et du désir. En toute fin d’analyse seulement, il devient possible de cultiver un peu son « autisme » (après la découverte de cette jouissance et  que Yad’lun)… pour le repos de chacun et afin de mieux s’en éveiller et en sortir! Comment dire cela? c’est un repos, un retrait vivant, à l’envers de la pulsion de mort, et qui permet d’être éveillé.

Bise à tous

Catherine Decaudin

RE: De l’art et de la fin de l’analyse

Chère Dominique,

« Disons pourtant la fin de l’analyse du tore névrotique.

[…]

De tout cela il (l’analysant) saura se faire une conduite. Il y en a plus d’une, même des tas, à convenir aux trois dit-mensions de l’impossible : telles qu’elles se déploient dans le sexe, dans le sens, et dans la signification.

S’il est sensible au beau, à quoi rien ne l’oblige, il le situera de l’entre-deux-morts, et si quelqu’une de ces vérités lui parest bonne à faire entendre, ce n’est qu’au mi-dire du tour simple qu’il se fiera. » (« L’étourdit », Autres écrits, p. 487-488.)

C’est tout de même curieux cette idée de Lacan sur la fin de l’analyse, la sensibilité au beau et l’entre-deux-morts… Je n’y comprends pas grand-chose. Est-ce du beau qu’il dit que l’analysant le « situera de l’entre-deux-morts » ? Ah, il faut que je relise ce texte de l’Etourdit, de même que ce que Lacan peut dire ailleurs de l’entre-deux-morts.

Si je te comprends bien, le rapport que tu fais à JP Raynaud se situe là : « Un autre raccourci, contrasté, est celui de la vie : naître pour mourir. Il n’y a que le début et la fin qui peuvent être intéressants » ?

Mais, s’agit-il d’une position de fin d’analyse ? (est-ce que ça ne ferait pas plutôt un bon (mais dur) début… 😉 ) Je trouve tellement tristes ces propos de Raynaud. Détruire pour ne pas connaître « la décrépitude » ! L’art certainement le sauve, ainsi qu’il le dit, de même que son idée de la beauté ; cependant ne serait-ce pas par trop restrictif que de situer le beau comme ce qui échappe à la décrépitude ? Et l’entre-deux-morts lacanien se situe-t-il de l’entre « naissance et mort » (faisant équivaloir la naissance à la mort), dans ce « naître pour mourir » qu’il dit ?

Nous serions une fois de plus ramenés à la lecture d’Antigone !. Ainsi qu’à une lecture de la beauté renvoyée aux classiques ! Quand je m’étonne de trouver ce terme de beau dans les propos de cet artiste, alors que la beauté dans l’art s’est tellement vue remise en cause, et par lui aussi me semblait-il, au moins pour le (trop) peu que je connaisse de son œuvre : son gigantesque pot doré dans la cour de Beaubourg, que jamais il ne me serait venu à l’esprit de qualifier de beau. Probablement n’y ai-je jamais vu que la critique par un artiste de l’institution muséale, à laquelle il appartient par ailleurs.

Dans la hâte de te voir et discuter bientôt avec toi « in real life », je t’embrasse,

Véronique

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Chères Véronique, Dominique et catherine,

1-Je crois que la beauté est de l’ordre de l’hypnose, une sorte de masque de l’objet, de l’abject, c’est-à-dire le moment où I et a sont confondus, c’est le moment amoureux aussi bien. Ce n’est pas pour rien que Lacan indique dans la note sur l’enfant de se maintenir suffisamment éloigné de I et de a.

2- Dans un article intitulé “ désirer s’insérer” paru dans un Feuillet du courtil ( à vérifier ), JAM présente la naissance du sujet comme équivalente à sa mort, soit sa mortification sous un signifiant ( S fixé à S1). Sa renaissance n’est possible qu’à ce qu’il décolle de S1, par l’articulation de ce dernier à un S2: Ouf, sauvé! En devenant un manque, que vient représenter un signifiant pour un autre. L’effacement de l’un apparaît comme origine, et vogue la délicieuse galère entre les deux morts ( la première qui donne naissance au S barré, et la seconde, réelle.)

3- la beauté, par exemple de l’acte, n’est que le masque de son horreur, son refus?

Voilà ce qui me vient à l’esprit, à vous lire sous le crépitement du feu de cheminée.

Bonne soirée, mesdames, et samedi!

Alain

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ah bien merci alain
pour ces réflexions du coin du feu

ping pong :

en 1- tu ou vous, je m’en rends compte, n’avez crainte de mettre des mots où je refuse, encore. par ailleurs, je crois qu’il est vrai que la beauté a cessé, au moins en certains endroits de l’art, contemporain s’entend, d’être ce qui compte (levée des voiles, du masque justement) (du fait de la chute ( ?est-ce le mot) de I, l’idéal

en 2 – je trouve ça très intéressant ce que tu dis. ça n’enlève rien cependant à la tristesse des propos de raynaud? ou non ? ou la délicieuse galère « La création, pour moi, c’est une ivresse. » a-t-il trouvé à la vivre (la métaphoriser ?) dans son art ?

3 – décidément, à l’acte, de l’acte, je ne connais rien

bonsoir alain, bonsoir à vous tous,

véronique

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Eh oui, Véronique, la tristesse reste, parce qu’est refusé le comique phallique: il ne veut pas voir faner une fleur, il veut la montée en puissance mais pas la descente ! Plutôt détruire que voir vieillir!

L’acte est du domaine du réel, normal qu’on y comprenne pas grand chose. Par exemple, est-ce un acte de n’être?

Bonne nuit Véronique, bonne nuit aux lecteurs.

Alain