Tao : le faire sans nom n’ayant désir et le nom ayant désir

Cher Alain, en début de réponse à ta proposition sur le « faire » de l’artiste, ce merveilleux texte d’Eric Laurent sur le vide-médian où sont confrontés, en Chine, par Cheng et Lacan,  « le faire » et « le parler ».

A ce texte, et un peu paradoxalement, j’ajouterais : y aurait-il un lien à établir entre

.d’une part, l’opposition que découvre Lacan dans le Tao du dire et du fairele faire sans nom n’ayant désir et le nom ayant désir -, « dilemme » avec lequel il se demande « comment vivre?  », à quoi Cheng répond spontanément : « par le vide médian »

.et, d’autre part, le Witz  que préconise Duchamp quand il veut tirer le conséquences de ce que « le faire » n’est plus possible en peinture du fait que ce sont maintenant les machines qui font et que la peinture arrive « ready-made » ? Ce Witz lui ouvre-t-il la voie du Vide médian dont Lacan et Cheng s’attachent à « élucider la réalité »?

Et puis, tu vois, Dominique, moi aussi, on dirait, que je vais vers la Chine….

Bon dimanche à tous,

Véronique

le vide-médian

La Voie qui peut s’énoncer

N’est pas la Voie pour toujours

Le nom qui peut se nommer

N’est pas le nom pour toujours

Sans nom : Ciel-et-Terre en procède

Le nom : Mère-de-toutes-choses

La Voie/voix, en tant qu’elle est avant tout nomination puis l’effet de nomination, qui fait venir quelque chose, mais quoi ?, car c’est là où ça n’est pas grec : il ne s’agit plus de faire venir à l’être, mais à un certain usage. Le chinois n’est pas une langue indo-européenne, il ne connaît pas le verbe être, à la place de la copule il y a cette invention propre au chinois qui est que le mot Tao veut dire tout à la fois faire et dire, énoncer.

Et c’est une des histoires les plus extraordinaires de la pensée que révèle l’histoire de la pensée en Chine, où la pensée chinoise a réussi à accueillir l’être transmis par le bouddhisme sous le mode du vide, parce qu’il parlait le sanskrit, une langue indo-européenne, donc, impliquant l’être et le non-être, et que les Chinois ont mis quand même huit cents ans pour faire se rejoindre le Tao et le vide bouddhique. Ça a pris beaucoup de temps, et causé beaucoup de frictions dans les différentes écoles chinoises, pour ajuster deux notions qui n’avaient rien à voir, et pour en faire une création de discours, qui, elle, sera transmise au Japon, avec le bouddhisme que l’on appelle zen. La secte Chan a mis au point, précisément, une version un peu sophistiquée de cette combinaison entre le vide hindou et le Tao chinois.

Là nous avons la Voie/voix en tant qu’elle est d’avant la nomination, et Cheng dit qu’en lisant ce texte, Lacan dit : c’est merveilleux !, s’arrête, arrête Cheng et lui fait le petit schéma suivant :

Il lui dit : voilà, il y a le Tao, alors faisons deux registres, le faire –  le parler, ce qui est sans nom, ici – et le nom, ce qui est n’ayant désir, et ce qui est ayant désir. Lacan lui fait donc ce petit schéma, mais il dit tout de suite qu’« il s’agit maintenant de savoir comment tenir les deux bouts, ou plutôt ce que Lao-Tseu propose pour vivre avec ce dilemme. »

Et là, ce qui intéressait Lacan parlant avec Cheng, c’était la solution proposée, et, dans le témoignage de Cheng nous lisons ceci : « Sans trop réfléchir, je réponds : « Par le Vide-médian ». Ce terme de Vide-médian une fois prononcé, nous n’avons eu de cesse que nous n’ayons élucidé la réalité de cette notion fondamentale entre toutes ». Après avoir fouillé les sources, vérifié les interprétations, ils ont donc pu établir que le trois, chez Lao-Tseu, n’était autre que le Vide-médian. Or, à suivre Cheng, qui est ici le spécialiste, alors que, jusque-là, le trois n’avait pas beaucoup retenu les spécialistes de la pensée chinoise, qui s’arrêtaient au deux, à l’opposition du Yin et du Yang, cette interprétation est désormais adoptée par tous les sinologues ainsi que par les savants chinois eux-mêmes. (Cf : L’Âne,  p. 53). Ils se sont appliqués à observer les multiples usages du Vide-médian dans le domaine concret à l’intérieur d’une personne – c’est très précieux, le Vide-médian à l’intérieur d’une personne – dans un couple, entre deux tribus, (en se référant à Lévi-Strauss), entre acteur et spectateur au théâtre etc.

Voilà donc, dans le concret, où se situe le vide. Comment articuler le vide, c’est ce qui intéressait Lacan. L’usage correct du vide, de ce Vide-médian qui est une sorte de version du littoral, soit ce qui sépare deux choses qui n’ont entre elles aucun moyen de tenir ensemble, ni aucun moyen de passer de l’une à l’autre.

« Shih-t’ao n’a-t-il pas parlé d’Universelle Circulation ?, poursuivait-il. Cela explique peut-être que les Chinois aient privilégié la notion de sujet/sujet, au détriment de celle de sujet/objet, puisque tout métaphorisé que soit le sujet, ce qui importe à leurs yeux, c’est ce qui se passe entre les sujets, plutôt que le sujet lui même, en tant qu’entité séparée ou isolée. Là intervient encore, sans doute, le Vide-médian » conclut Lacan.

Eric Laurent, « La lettre volée et le vol sur la lettre ». Conférence prononcée au Cours de Jacques-Alain Miller : « L’expérience du réel dans la cure analytique » 1998-1999 (inédit). Publiée dans La Cause freudienne n° 43, « Les paradigmes de la jouissance », p. 22.