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V I N C E N T

J’ai fait ce rêve alors que Vincent me quittait, m’avait quittée. 

Nous nous connaissions depuis bientôt deux ans.  Cela faisait un an que je cherchais à me séparer de lui, et soudainement c’est lui qui a disparu.  Nous ne nous sommes plus parlés qu’au téléphone, encore était-ce moi qui l’appelait, pour savoir ce qui se passait. Jamais il n’a voulu dire qu’il me quittait et il a commencé par répondre que non, il ne se passait rien, il n’y avait rien, il reviendrait bientôt.  Par la suite, il a refusé de me parler, et à mes appels et à mes questions me raccrochait le téléphone au nez.

C’est un rêve de fin de nuit. 

Tous les matins mon réveil électrique sonne tôt. Il répète sa sonnerie toutes les neuf minutes et tous les matins, je jouis de ça, pouvoir me rendormir très profondément, sachant que cela m’est autorisé, que je ne risque pas de ne pas me lever, puisque le réveil est là, sera toujours là pour me rappeler à l’ordre, au lever.  Il arrive que je joue à ce petit jeu pendant une heure.  Je préfère ce lent retour à la surface et j’aime ces courts sommeils plein de rêves, dont le goût d’éternité se mêle lentement et d’une façon juste et étrange au jour qui se pointe …

J’avais fait plusieurs petits rêves les uns à la suite des autres, tous entrecoupés et interrompus par le bruit de la sonnerie; à chaque fois, je m’étais rendormie presque aussitôt, laissant le rêve se poursuivre. Je ne sais plus rien de ces premiers rêves, sinon qu’ils retraçaient l’histoire de Vincent et de moi, jusqu’au moment où Vincent m’a quittée, m’a trahie.
Le rêve dont je me souviens, le dernier, est celui-ci :

“Vincent est revenu.  Nous sommes dans un tram ou dans un bus (je pencherais plutôt pour le bus, le "48") 1, je pose ma tête sur les genoux de Vincent, je suis cachée aux yeux des autres passagers par la banquette qui se trouve devant nous.  J’ai ma tête près du sexe de Vincent et je sens qu’il se met à bander.  Je crois que je m’en réjouis. Je pense à quelque chose. 
Vincent me demande de venir avec lui, de venir chez lui.  Je refuse.  Après ce qui vient de se passer, la façon dont il a disparu, non, je ne peux plus lui faire confiance, me donner à lui comme ça, j’ai eu trop mal, non.  Vincent insiste.  (Cela s’était, en réalité, déjà passé : après une disparition de quelques jours, réapparu Vincent m’avait demandé de repartir avec lui en avant comme avant;  des situations analogues s’étaient reproduites assez souvent, Vincent faisait des choses un peu énormes, demandait que ces choses soit oubliées, pardonnées, et que nous repartions, en avant comme avant.  Nous repartions, mais jamais tout à fait en avant comme avant, ma confiance s’émoussait.)

Vincent me dit : "M’enfin, nous sommes dans le même bus (ou tram), on est quand même dans le même bus, alors, tu n’as qu’à venir, puisque tu es quand même là, qu’on est quand même là, ensemble, allez, enfin, mais viens, viens …" et il s’impatiente et insiste si bien (exactement comme cela arrivait souvent) que je finis par dire "Oui".

( Ce "Oui"-là, n’est pas n’importe quel "oui", car si j’avais dans la réalité souvent accepté de le suivre à nouveau, ce n’était plus dans le "oui".  Ce "Oui"-là, c’est le "Oui" que je lui avais dit avant que tout ne se mette à foirer, peut-être le "Oui" qui a tout fait foirer, c’est un "oui" que je lui redisais, un deuxième "Oui" qui pardonnait, un second "Oui" qui oubliait.  Celui que je n’ai jamais eu et que je n’aurai d’ailleurs jamais.)

Donc, nous descendons du bus.  Nous allons vers une maison, sans doute la maison de Vincent, je monte les escaliers.  Je monte, je monte, je monte, et finalement j’arrive dans un grenier.  Là, je me rends compte que Vincent ne m’a pas suivie, que je suis seule, qu’il m’a abandonnée une fois de plus.  Qu’il est resté dans les étages en dessous, qu’il est resté plus bas, qu’il ne m’a pas suivie jusque-là. 

Je vois que je suis seule au milieu du grenier et que n’ai pas de culotte.

Une longue barre traverse horizontalement le grenier, à deux mètres du sol environ.  Le grenier n’a pas de limites, pas de murs, ou du moins, je ne les vois pas, la barre également est infinie.  Pourtant, il y a là-bas, quelque part à droite, la porte toute droite toute seule de l’appartement de Vincent.  De mes mains, je m’accroche à la barre, j’essaie de lancer mes jambes pour les accrocher elles aussi.  Je commence par rater.  Je me dis que j’ai déjà pu faire cela.  Je relance mes jambes.  Des pieds et des mains, je suis accrochée à la barre.  Je pleure et je crie  : "Vincent, Vincent, Vincent …"  Mon visage est inondé de larmes.”

Je me réveille. 

Je refuse que le rêve s’arrête là, je veux comme précédemment me rendormir, avoir la suite du rêve, que vienne à ma détresse une réponse.  Mais le rêve s’est figé là, dans ce cri, cet appel, ces pleurs, dans cette absence de réponse qui ne cesse de me parvenir. 

Après plusieurs éveils et endormissements où revient à chaque fois cette même image de moi accrochée à la barre et appelant Vincent, je finis par admettre que je n’aurai pas de réponse et que je n’ai plus qu’à me lever. 

Ce que j’ai fait.

 

Ce rêve m’a semblé si proche de ce qu’il en était de mon être à ce moment-là, j’avais tellement besoin de savoir ce qui se passait, j’avais tellement besoin de trouver à quoi m’accrocher, que j’ai décidé de m’accrocher à cela, à l’interprétation de ce rêve.  Je me suis dit, celui-là, je ne le laisserai pas passer.

Je n’ai voulu m’attaquer qu’à la dernière image du rêve, composée d’un nombre restreint de mots.  Prendre ces mots comme signifiants, comme signifiants de mon histoire, tâcher de les aborder comme tels, chacun séparément, me donnait un cadre, des limites, une structure.  Les signifiants qui m’ont d’abord intéressée étaient les suivants :

I.          Vincent (mon cri, au-dessus dans l’image – au-dessus de moi, au-dessus de la barre, comme dans une bulle de bande dessinée)
II.        La barre (au milieu de l’image)
III.       Moi au-dessous de la barre
IV.       Le grenier (tout autour)
V.        L’absence de réponse (en haut à gauche – oui, il aurait fallu que la réponse vienne d’en haut, à gauche, les escaliers que j’avais monté étaient à gauche, mon cri s’élevait vers la gauche, et attendait que sa réponse vienne de là, d’où il allait, en haut à gauche)
VI.       La porte (en bas à droite)
Peut-être ajouterai-je :
VII.      Sans culotte.

L’aventure exploiratoire où le premier m’aura emmenée aura nettement limité celle des suivants. Mais cela en valait la peine.

1. En soi être dans un tram ou dans un bus, c’est indifférent.  Pourtant.  Il y a une hésitation. On ne sait pas, s’agit-il d’un bus ou d’un tram?  Du moment où l’on interprète, il faut tenir compte des deux possibilités.  Considérer que  tant le mot "tram" que le mot "bus" veulent dire quelque chose.  Le rêve  pouvait-il aussi bien être me dire, par exemple : "Nous sommes, Vincent et moi  dans le même drame", que, on le verra : "Ne sommes-nous pas bus l’un et l’autre?", "Bus dans le même drame". 
Nos drames respectifs, avions-nous tous les deux pu croire, qu’ils étaient les mêmes.  Le boire et l’être bu.