L’étude des structures de notre sensibilité permet à Kant de donner un fondement à la géométrie et à l’arithmétique. L’étude des stuctures de l’entendement coopérant avec la sensibilité lui permet de donner un fondement à la physique.

[ Complément de lecture du  cours de jacques-alain miller du 2 février 2011]

Comme j’éprouvais quelque difficulté avec cette phrase issue d’une transcription trouvée sur le net du Séminaire VII de Lacan : « C’est en cela que cette intuition qui s’ordonne en catégories de l’espace et du temps, se trouve désignée par Kant comme [exclue??]  de ce qu’on peut appeler l’originalité de l’expérience sensible, de la Sinnlichkeit (sensorialité) , d’où seulement peut sortir, peut surgir quelque affirmation que ce soit de réalité palpable, ces affirmations de réalité n’en restant pas moins dans leur articulation soumises aux catégories de la dite Raison Pure, sans lesquelles elles ne sauraient, non pas seulement être énoncées, mais même pas être aperçues.« , j’ai fait, sur le net encore, des recherches sur les termes « kant sinnlichkeit sensorialité intuition pure » et suis tombée sur cette publication,  Métamorphoses de la philosophie: Platon, Descartes, Kant, Nietzsche par Pierre Fougeyrollas, dont je donne ici quelques extraits, qui m’a paru éclairer de façon intéressante les propos de Lacan, ainsi qu’il donne quelques indices possible  sur ce que Lacan dénonce du rapport de Kant au corps :

« De sa mort, en l804, jusqu’à nos jours, Emmanuel Kant a bénéficié de la réputation d’avoir été le plus grand de tous les philosophes. Sans prétendre confirmer ou infirmer ce jugement de valeur qui exprime une préférence subjective plutôt qu’une vérité objective, nous dirons qu’il s’explique par le changement radical que Kant a fait accomplir à la philosophie, au point que dans l’histoire de cette discipline il y a incontestablement un avant: Kant et un après Kant. Ajoutons que l’œuvre de Kant est contemporaine de ce grand bouleversement de l’histoire européenne et, jusqu’à un certain point, de l’histoire mondiale que fut la Révolution française de telle sorte que cette dernière et la révolution philosophique kantienne s’éclairent réciproquement.

Par ailleurs, la lecture des ouvrages de Kant a la réputation d’être particulièrement difficile bien que les spécialistes reconnaissent que leur auteur ait fait preuve d’immenses talents pédagogiques. Disons simplement que ces ouvrages n`ont pas les qualités littéraires des Dialogues de Platon et qu’ils ne comportent pas la dramatisation que Descartes a su conférer à ses écrits. Dans la Préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure (1787), Kant compare la situation florissante de la science et la situation à bien des égards misérable de la métaphysique. Parmi les disciplines scientifiques, il cite la logique, la mathématique et la physique qui sont entrées, à diverses époques, dans ce qu’il appelle la «voie r0yale››, c’est-à-dire une progression dans l’acquisition de nouveaux savoirs ne comportant aucun recul, aucun retour en arrière.

Il estime que la logique est entrée dans cette voie royale depuis Aristote et qu’elle n’a réalisé depuis son fondateur aucun pas en arrière ni non plus, à vrai dire, aucun pas important en avant. Plus significatifs lui paraissent les exemples de la […]

Ce texte nous rappelle que, pour Aristote et ses successeurs, la philosophie première, science de l`être en tant qu’être, domine les diverses sciences composant la philosophie seconde (mathématique, physique, etc.) et que, pour Descartes, la philosophie première ou métaphysique constitue les racines de l`arbre de la connaissance scientifique. Au XVIIIème siècle, l’enthousiasme pour les sciences positives a été tel que la métaphysique est devenue un objet de mépris ou pour le moins d`indifférence. Le mépris en question a poussé Kant à s`interroger d`une manière critique sur le statut qu’il convenait d’accorder à la métaphysique, et l’indifférence du public éclairé vis-à-vis d`elle lui est apparue comme un signe de maturité d’où il fallait partir pour soumettre le cas de la métaphysique à un examen critique.

Durant de longues années, Kant, plus occupé à des travaux scientifiques qu’à des spéculations métaphysiques, avait donné son adhésion à la philosophie de Leibniz ou, plus précisément, å son interprétation par l’ « illustre Wolff« , ce qui veut dire qu’il avait accepté le dogmatisme métaphysique issu de Descartes ; le terme dogmatisme signifiant ici une doctrine dont les propositions fondamentales ne sont pas démontrées ou prouvées ou, pour le moins, insuffisamment démontrées ou prouvées. A l’approche de ses soixante ans, la lecture de David Hume, le philosophe britannique de l’empirisme radical et du scepticisme, le bouleverse. Il a écrit que «Hume l ‘avait éveillé de son sommeil dogmatique» Dès lors, Kant va tenter de dépasser l’opposition qui a marqué la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècle entre le rationalisme dogmatique et l’empirisme sceptique afin d’arracher la métaphysique aux combats sans fin qui lui enlèvent toute crédibilité scientifique.

Comme nous l’avons vu précédemment, Descartes et les autres grands rationalistes du XVIIème siècle distinguaient deux degrés de la connaissance humaine : la connaissance sensible ou connaissance par les sensations qui sont des saisies immédiates de couleurs, de formes, de sons, d’odeurs, de goûts et de qualités tactiles (rugueux/lisse, chaud/ froid), et la connaissance intellectuelle ou connaissance par les concepts qui sont non des saisies immédiates de qualités, mais des saisies discursives, c’est-à-dire médiatisées par le raisonnement, d’objets abstraits. Contrairement à la couleur rouge ou à la couleur verte qui est immédiatement saisie par notre vue en sorte que la sensation peut être aussi appelée intuition sensible, les figures de la géométrie sont des objets abstraits, c’est-à-dire idéaux, qui résultent du raisonnement géométrique et qui, par conséquent, ne sont pas saisis immédiatement. A l’exception de Spinoza qui admet l’existence d’un troisième genre de connaissance ou amour intellectuel de Dieu, les autres grands rationalistes opposent la connaissance sensible qu’ils considèrent comme «obscure et confuse» et la connaissance intellectuelle qu’ils estiment «claire et distincte››. Cette dualité, on pourrait dire cette dichotomie, remonte au fond à Platon. Kant a refusé cette manière de penser la connaissance humaine et l`a remplacée par une conception tripartite. ll distingue, en effet, la sensibilité (Sinnlichkeit, littéralement sensorialité) ou faculté des sensations, l’entendement ou faculté des concepts et la raison ou faculté des idées. Les concepts et les idées sont des représentations abstraites. Leur différence vient de ce que les concepts coopèrent avec les sensations qu’ils unifient sous eux, alors que les idées sont, pour ainsi dire, des concepts cherchant à atteindre l’absolu et ne disposant pour ce faire de la coopération d’aucune sensation.

L`étude des structures de notre sensibilité permet à Kant de donner un fondement à la géométrie et à l’arithmétique. L’étude des structures de l’entendement coopérant avec la sensibilité lui permet. de donner un fondement à la physique. Ainsi la Critique de la raison pure comporte une théorie de la connaissance au centre de laquelle se trouve une théorie de la science. Enfin, la partie de la Critique qui étudie les idées de la raison montre qu’il ne peut pas y avoir de fondement théorique pour la métaphysique telle qu’elle est comprise traditionnellement.

Revenons maintenant au fondement de la géométrie et de l’arithmétique. Selon les rationalistes dogmatiques, ce fondement serait en Dieu et n`aurait nul besoin de l’expérience, autrement dit des sensations pour que ces deux disciplines soient des sciences rigoureuses. Pour les empiristes, au contraire, les sensations sont la source unique de toutes les connaissances humaines. En conséquence, ils sont incapables de donner un fondement à la géométrie et à l’arithmétique et d`expliquer comment et pourquoi leurs propositions et leurs démonstrations ne sont pas affectées par les incertitudes de l’expérience. Dépassant ces deux points de vue, Kant considère que la géométrie et l’arithmétique ont pour fondements les structures mêmes de la connaissance sensible.

Il constate que nous avons des sensations externes qui ont pour cadre l’espace. Il définit cet espace comme la forme a priori de notre sensibilité extérieure. A priori signifie que toute sensation externe s’inscrit dans ce cadre-là, dans cette structure de notre sensibilité externe qui est un espace à trois dimensions. Ne peut-on pas imaginer, en effet, d`autres êtres vivants qui percevraient le monde extérieur selon un espace à quatre, à cinq ou à deux dimensions ? Ceci veut dire que le fondement de la géométrie euclidienne est non pas en Dieu parce que c’est indémontrable, non pas dans l’expérience parce qu’elle est par nature incertaine, mais qu’il est en nous, plus précisément dans la forme a priori de notre sensibilité externe qui est effectivement le cadre de toutes nos sensations extérieures.

Quelques décennies avant la publication de la Critique de la raison pure, le mathématicien d`Alembert avait déclaré que «les postulats sont le scandale de la géométrie››. Les postulats, comme leur nom l’indique, sont ces cinq propositions qu’Euclide et ses disciples demandaient à leurs lecteurs de leur accorder pour vraies afin qu’à partir d’elles ils puissent démontrer toutes les autres propositions nommées théorèmes.

Les mathématiciens actuels savent que la géométrie (celle d’Euclide ou une géométrie non-euclidienne quelconque) est un système hypothetico-déductif composé d’un grand nombre de théorèmes démontrés et donc déduits à partir d’un très petit nombre de postulats qui, dans un système déterminé ne pourront pas être déduits précisément parce que c`est à partir d`eux, jouant le rôle d`hypothèses, que l’on pourra déduire tous les autres.

Avant l’invention, au XIXème siècle, des géométries non-euclidiennes, Kant résout à sa manière le problème de d’Alembert. En effet, le postulat le plus célèbre de la géométrie d’Euclide, c’est celui des parallèles qui dit que par un point hors d ‘une droite ne peut passer qu’une seule parallèle à cette droite. Or, Kant en donnant pour fondement à cette géométrie l`espace à trois dimensions entraîne comme conséquence nécessaire la vérité du postulat que nous venons de citer. Car c’est en adoptant pour hypothèses des espaces autres qu’un espace à trois dimensions qu’on aboutit à plusieurs parallèles ou à aucune parallèle à une droite passant par un point hors de cette droite.

Kant savait en outre que nous éprouvons des sensations internes qui se présentent comme une succession de ce que qu’on appellera plus tard des «états de conscience››. La structure de cette sensibilité interne, c`est le temps que la Critique désigne comme la forme a priori de ladite sensibilité. Cette forme a priori constitue le fondement de l’arithmétique. Que sont, en effet, les nombres si ce n’est une succession de termes résultant d’un terme originaire, l’unité, s’ajoutant à lui-même, et cela à l infini ? De même que les figures idéales de la géométrie classique supposent le cadre constituant qu’est l’espace à trois dimensions, de même les nombres idéaux de l’arithmétique supposent le cadre constituant qu’est le temps comme forme a priori de nos sensations internes. Ce cadre ou plutôt cette structure, c’est l’irréversibilité dans la succession des «états de conscience».  Kant voyait aussi dans le temps, comme forme a priori de la sensibilité interne, le fondement d’une science du mouvement pur, c’est-à-dire du mouvement considéré en faisant abstraction de tout corps se mouvant ou pouvant se mouvoir. Il l’a appelée la phoronomíe, mais c`est finalement le terme de mécanique qui a été retenu pour désigner, à la fois, la science de l’équilibre, la statique, et la science du mouvement, la dynamique. Quoi qu’il en soit, le temps est bien le cadre dans lequel s’inscrivent la science de la Pure succession qui est celle des nombres, l’arithmétique, et la science du pur mouvement, qu’on la nomme phoronomie ou mécanique. »

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