Jacques-Alain Miller – La suture (Eléments de logique du signifiant)

JACQUES-ALAIN MILLER

L A    S U T U R E
(ÉLÉMENTS DE LA LOGIQUE DU SIGNIFIANT)

Cahiers pour l’analyse 1/2 – La vérité – 1972
Repris d’un exposé prononcé le 24 février 1965 au  séminaire du docteur J. Lacan.

Il n’a pas le droit de se mêler de psychanalyse celui qui n’a pas acquis, d’une analyse  personnelle, ces notions précises que seule, elle est capable de délivrer. De la rigueur de cet interdit, prononcé par Freud dans ses Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, vous êtes, Mesdames et Messieurs, sans aucun doute, très respectueux.

Aussi, articulée en dilemme, une question se pose-t-elle pour moi à votre propos.

Si, transgressant les interdits, c’est de psychanalyse que je vais parler, – à écouter quelqu’un dont vous savez qu’il est incapable de produire le titre qui autoriserait votre créance, que faîtes-vous  ici ?

Ou bien, si mon sujet n’est pas de psychanalyse, – vous qui reconduisez et fidèlement vos pas vers cette salle pour vous entendre être entretenus des problèmes relatifs au champ freudien, que faites-vous donc  ici ?

Que faites-vous ici vous surtout, Mesdames, Messieurs les analystes, vous qui avez entendu cette mise en garde, à vous tout particulièrement adressée par Freud, de ne pas vous en remettre à ceux qui de votre science ne sont pas les adeptes directs, à tous ces soi-disant savants, comme dit Freud, à tous ces littérateurs qui font cuire leur petit potage sur votre feu sans même se montrer reconnaissants de votre hospitalité ? Que si celui qui fait office dans vos cuisines de maître-queux pouvait bien s’amuser à laisser un pas même gâte-sauce   s’emparer de cette marmite dont il est si naturel qu’elle vous tienne à cœur puisque c’est d’elle que vous titrez votre subsistance, il n’était pas sûr, et j’en ai, je l’avoue, douté, qu’un petit potage mijoté de cette façon, vous soyez disposés à le boire. Et pourtant, vous êtes là… Permettez que je m’émerveille un   instant de votre assistance, et de ce privilège d’avoir pour un moment le loisir de manipuler cet organe précieux entre tous ceux dont vous l’usage, votre oreille.

C’est sa présence ici, maintenant, que je dois m’employer à lui justifier, par des raisons au moins qui soient avouables.
Je ne la ferai pas attendre. Cette justification tient en ceci qui ne saurait la surprendre après les développements dont depuis le début de l’année scolaire elle a été enchantée à  ce séminaire  que le champ freudien n’est pas représentable comme une surface close. L’ouverture de la psychanalyse n’est pas l’effet du libéralisme, de la fantaisie, voire de l’aveuglement de celui qui s’est institué à la place de son gardien. Si, de n’être pas situé en son intérieur, on n’est pas rejeté pour autant dans son extérieur, c’est qu’en un certain point, exclu d’une topologie restreinte à deux dimensions, ils se rejoignent, et la périphérie traverse la circonscription.

Que ce point je puisse le reconnaître, l’occuper, voilà que vous échappez au dilemme que je vous présentais, et qu’à bon droit vous êtes des auditeurs en ce lieu. Vous saisissez par là, Mesdames, Messieurs, combien vous êtes impliqués dans l’entreprise que je fomente, combien vous êtes à son succès profondément intéressés.

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C O N C E P T
D E LA LOGIQUE DU SIGNIFIANT

Ce que je vise à restituer, rassemblant un enseignement épars dans l’œuvre de  Jacques Lacan, doit être désigné du nom de : logique du signifiant, – logique générale en ce que son fonctionnement par rapport à tous les champs du savoir, y compris celui de la psychanalyse, qu’en s’y spécifiant elle régit, – logique minimale pour autant qu’y sont données les seules pièces indispensables à lui assurer une marche réduite à un mouvement linéaire  s’engendrant uniformément en chaque point de son parcours nécessaire. Que cette logique se dise « du signifiant » révise la partialité de la conception qui en limiterait la validité au champ où, comme catégorie, il a pris naissance ; en corriger la déclinaison linguistique prépare une importation que dans d’autres discours nous ne manquerons pas de faire, une fois son essentiel ressaisi.

Le bénéfice principal de ce procès qui tend au minimum ce doit être l’économie la plus grande de la dépense conceptuelle, dont il est par suite à craindre qu’elle ne vous dissimule que les conjonctions qui s’y accomplissent entre certaines fonctions sont assez  essentielles pour ne pouvoir être négligées sans dévoyer les raisonnements proprement analytiques.

A considérer le rapport de cette logique à celle que nous appellerons logicienne, on le voit singulier par ceci que la première traite de l’émergence de l’autre et qu’elle doit se faire connaître comme logique de l’origine de  la logique – c’est dire qu’elle n’en suit pas les lois, et que, prescrivant leur juridiction, elle tombe hors de leur juridiction.
Cette dimension de l’archéologique s’atteint au plus court par un mouvement de rétroaction à partir du champ logique précisé ment, où sa méconnaissance la plus radicale parce que la plus proche de sa reconnaissance s’accomplit.

Ce que cette démarche répète de celle que Jacques Derrida nous a appris être exemplaire de la phénoménologie (1) ne dissimulera qu’aux gens pressés cette différence cruciale que la méconnaissance ici prend son départ de la production du sens. Disons qu’elle n’est pas comme un oubli, mais comme un refoulement.

Nous choisissons pour la désigner  le nom de suture. La  suture nomme  le rapport du sujet à la chaîne de son discours ; on verra qu’il y figure comme l’élément qui manque, sous l’espèce d’un tenant-lieu. Car, y manquant, il n’en est pas purement et simplement absent. Suture par extension, le rapport en général du manque à la structure dont il est élément, en tant qu’il implique position d’un tenant-lieu.

Cet exposé est pour articuler le concept de la suture, non dit comme tel par Jacques Lacan, bien qu’à tout instant présent dans son système.

Qu’il vous soit bien clair que ce n’est pas en philosophe ou en  apprenti philosophe que je parle en ce lieu – si le philosophe est celui dont Henri Heine dit, dans une phrase citée par Freud qu’ « avec ses bonnets de nuit et les lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice universel ». Mais gardez -vous de croire que la fonction de suturation lui est particulière : ce qui spécifie le philosophe, c’est la détermination du champ de son exercice comme « édifice universel . Il importe que vous soyez persuadés que le logicien, comme le Linguiste, à son niveau, suture. Et, tout autant, qui dit « je ».

Percer la suture demande qu’on traverse ce qu’un discours explicite de lui -même – qu’on distingue , de  son sens, sa lettre. Cet exposé s’occupe d’une lettre-morte, il la fait vivre. Qu’on ne s’étonne pas que le sens en meure.

Le fil conducteur de l’analyse est le discours tenu par Gottlob Frege dans ses « Grundlagen der Arithmetik » (2), privilégié pour nous parce qu’il questionne ces termes que l’axiomatique de Peano, suffisante à construire la théorie des nombres naturels, accepte comme premiers, à savoir le terme de zéro, celui de nombre et celui de successeur (3). Cette mise en cause de la théorie, à déboîter de l’axiomatique où elle se consolide, son suturant, le livre.

La question, dans sa forme la plus générale, s’énonce :

qu’est-ce qui fonctionne dans la suite des nombres entiers naturels à quoi il faut rapporter leur progression ?

La réponse, je la livre avant de l’atteindre, est que :

dans le procès de la constitution de la suite, dans la genèse de la progression, la fonction du sujet, méconnue, opère.

A coup sûr cette proposition prend figure de paradoxe pour qui n’ignore pas que le discours logique de Frege s’entame par l’exclusion de ce qui, dans une théorie empiriste, s’avère essentiel à faire passer la chose à l’unité et la collection des unités à l’unité du nombre : la fonction du sujet en tant qu’elle supporte les opérations de l’abstraction et de l’unification.

Pour l’unité ainsi assurée à l’individu comme à la collection, elle ne perdure qu’autant que le nombre fonctionne comme son nom. De là s’origine l’idéologie qui du sujet fait le producteur de la fiction, sauf à le reconnaître comme le produit de son produit – idéologie où le discours logique se conjugue au psychologique, le politique tenant dans la rencontre une position maîtresse qu’on voit s’avouer chez Occam, se dissimuler chez Locke, avant de se méconnaître en sa postérité.

Un sujet donc, défini par des attributs dont l’envers est politique, disposant comme de pouvoirs d’une faculté de mémoire nécessaire à clore la collection sans laisser des éléments qui sont interchangeables se perdre, et de répétition opérant inductivement, nul ne doute que ce soit lui que Frege, se dressant d’entrée de jeu contre la fondation empiriste de l’arithmétique, exclut du champ où le concept du nombre a à apparaître.

Mais si on tient que le sujet ne se réduit pas, dans sa fonction la plus essentielle, au psychologique, son exclusion hors du champ du nombre s’identifie à la répétition, ce qu’il s’agit de montrer.

Vous savez que le discours de Frege se développe à partir du système fondamental constitué des trois concepts du concept, de l’objet et du nombre, et de deux relations: la première, du concept à l’objet, la subsomption ; la seconde, du concept au nombre, qui sera pour nous l’assignation. Un nombre est assigné à un concept qui subsume des objets.

Le spécifiquement logique tient à ce que chaque concept n’est défini et n’a d’existence que par la seule relation qu’il entretient, comme subsumant, avec le subsumé. De même, l’existence d’un objet ne lui vient que de tomber sous un concept, aucune autre détermination ne concourt à son existence, si bien que l’objet prend son sens de sa différence d’avec la chose intégrée, par sa localisation spatio-temporelle, au réel.

Par où vous voyez la disparition qui doit s’effectuer de la chose pour qu’elle apparaisse comme objet – qui est la chose en tant qu’elle est une.

Il vous apparaît que le concept opérant dans le système, formé à partir de la seule détermination de la subsomption, est un  concept redoublé , le concept de l’identité à un concept.

Ce redoublement, induit dans le concept par l’identité, donne naissance à la dimension logique, parce qu’effectuant  la disparition de la chose, il provoque l’émergence du numérable.

Par exemple : si je rassemble ce qui tombe sous le concept : « l’enfant d’Agamemnon et de Cassandre », je convoque pour les subsumer  Pélops et Télédamos. A cette collection je ne peux assigner un nombre qu’en faisant jouer le concept « identique au concept : enfant d’Agamemnon et de Cassandre ». Par l’effet de la fiction de ce concept, les enfants interviennent maintenant en tant que chacun est, si l’on veut, appliqué à soi-même, – ce qui le transforme en unité, le fait passer au statut d’objet  comme  tel  numérable. Le un de l’unité singulière, cet un de l’identique du subsumé, cet un là est ce qu’a de commun tout nombre d’être avant tout constitué comme unité.

Vous déduirez de ce point la définition de l’assignation du nombre : selon la formule de Frege, « le nombre assigné au concept F est l’extension du concept ‘identique au concept F' ».

Le système ternaire de Frege a pour effet de ne laisser à la chose que le support de son identité à soi, en quoi elle est objet du concept opérant, et numérable.

Du procès que je viens de suivre je m’autorise à conclure cette proposition, dont nous verrons tout à l’heure l’incidence, que l’unité qu’on pourrait dire unifiante du concept en tant que l’ assigne le nombre se subordonne à l’unité  comme distinctive en tant qu’elle supporte le nombre.

Quant à la position de l’unité distinctive, son fondement est à situer dans la fonction de l’identité qui, conférant à toute chose du monde la propriété d’être une, accomplit sa transformation en objet du concept (logique).

A ce point de la construction, vous sentirez le poids de la définition de l’identité que je vais présenter.

Cette définition qui doit donner son sens vrai au concept du nombre, ne lui doit rien emprunter (4), – à cette fin d’engendrer la numération.

Cette définition, pivotale dans son système, Frege la demande à Leibniz. Elle tient dans cet énoncé : eadem sunt quorum unum potest substitui alteri selva veritate. Identiques, les choses dont l’une peut être substituée à l’autre salua veritate, sans que la vérité se perde.

Sans doute mesurez-vous l’importance de ce qui s’accomplit dans cet énoncé : l’émergence de la fonction de la vérité. Pourtant ce qu’il tient pour acquis importe plus que ce qu’il exprime. A savoir, l’identité-à-soi. Qu’une chose ne puisse être substituée à elle-même, et qu’en est-il de la vérité ? Absolue est sa subversion.

Si on suit l’énoncé de Leibniz, la défaillance de la vérité, dont la possibilité un instant est ouverte, sa perte dans la substitution à une chose d’une autre, serait aussitôt suivie de son rétablissement dans une nouvelle relation : la vérité se retrouve en ce que le chose substituée, parce qu’identique à elle-même, peut faire l »objet d’un jugement et entrer dans l’ordre du discours, identique-à- soi, elle est articulable.

Mais qu’une chose ne soit pas identique à soi subvertit le champ de la vérité, le ruine et l’abolit.

Vous saisissiez en quoi la sauvegarde de la vérité est intéressée à cet identique à soi qui connote le passage de la chose à l’objet. L’identité-à-soi est essentielle à ce que soit sauve la vérité.

La vérité est – Chaque chose est identique à soi.

Faisons  maintenant fonctionner le schéma de Frege, c’est-à-dire parcourons cet itinéraire scandé en trois étapes, qu’îl nous prescrit. Soit une chose X du monde. Soit le concept, empirique, de cet X. Le concept qui prend place dans le schéma n’est pas ce concept empirique, mais celui qui le redouble, étant  »identique au concept de X ».  L’objet qui tombe sous ce concept est X lui-même, comme unité. En cela, le nombre, et c’est le troisième terme du parcours, à assigner au concept de X sera le nombre 1. Ce qui veut dire que cette fonction du nombre 1 est répétitive pour toutes les choses du monde. C’est donc que ce 1 n’est que l’unité qui constitue le nombre comme tel, et non pas le 1 dans son identité personnelle de nombre, à sa place particulière, avec son nom propre, dans la suite des nombres. Sa construction, de plus, demande qu’on convoque pour la transformer, une chose du monde – ce qui ne se peut, dit Frege : le logique ne doit se soutenir que de soi.

Pour que le nombre passe de la répétition du 1 de l’identique à sa succession ordonnée, pour que la dimension logique gagne décidément son autonomie il faut que sans nul rapport au réel le zéro apparaisse.

Son apparition, on l’obtient parce que la vérité est. Zéro est le nombre assigné au concept « non-identique à soi ». En effet, soit le concept « non-identique à soi ». Ce concept, d’être concept, a une extension, subsume un objet. Lequel ? Aucun. Puisque la vérité est, aucun objet ne vient à la place du subsumé de ce concept, et le nombre qui qualifie son extension est zéro.

Dans cet engendrement du zéro, j’ai mis en évidence qu’il est soutenu par cette proposition que la vérité est. Si aucun objet ne tombe sous le concept de la non-identité-à-soi, c’est qu’il faut sauver la vérité. S’il n’y a pas de choses qui ne soient identiques à elles-mêmes, c’est que la non-identité à soi est contradictoire avec la dimension même de la vérité. A son concept, on assigne le zéro.

C’est l’énoncé décisif que le concept de la non-identité-à-soi est assigné par le nombre zéro qui suture le discours logique.

Car, et je traverse ici le texte de Frege, dans la construction autonome du logique par lui-même, il a été nécessaire, afin que fût  exclue toute référence au réel, d’éoquer, au niveau du concept, un objet non-identique à soi – rejeté ensuite de la dimension de la vérité.

Le 0  qui s’inscrit à la  place du nombre consomme l’exclusion de cet objet. Quant à cette place, dessinée par la subsomption, où l’objet manque, rien n’y saurait être écrit, et s’il y faut tracer un 0, ce n’est que pour y figurer un blanc, rendre visible le manque.

Du zéro manque au zéro nombre, se conceptualise le non-conceptualisable.

Délaissons maintenant le zéro manque que j’ai révélé, pour considérer seulement ce qu’a produit l’alternation de son évocation et de sa révocation, le zéro nombre.

Le zéro entendu comme un nombre, qui assigne au concept subsumant le manque d’un objet, est comme tel une chose – la première chose non-réelle dans la pensée.

Si du nombre zéro, on construit le concept. il subsume, comme son seul objet le nombre zéro. Le nombre qui l’assigne est comme donc 1.

Le système de Frege joue par la circulation, à chacune des places qu’il fixe, d’un élément : du nombre zéro à son concept, de ce concept à son objet et à son nombre. Circulation qui produit le 1. (5)

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(1) cf. Husserl : « L’origine de la géométrie » – Traduction et introduction de Jacques Derrida. PUF (1962)

(2) Texte et traduction anglaise publiée sous le tire « The Foudation of Arithmetic » – Basil Blackwell (1953).

(3) Aucun des infléchissements apportés par Frege à sa visée n’importera à notre lecture, qui se tiendra donc en deçà de la thématisation de la différence du sens à la référence – comme de la définition du concept plus tard introduite à partir de la prédication, d’où se déduit sa non-raturation.

(4) C’est pourquoi il faut dire identité et non pas égalité

(5) Je réserve le commentaire du paragraphe 76 qui donne la définition abstraite de la contiguité.

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1 réflexion sur « Jacques-Alain Miller – La suture (Eléments de logique du signifiant) »

  1. quelle difference entre psychanaliste et psychiatre ? Est elle de degré par rapport à la folie; et le psychiatre qui se dit ou pratique la psychanalyste est il et a t il les memes références que le psychanaliste ou sera t il obligatoirement « hygiéniste » ?

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