René Descartes, Recherche de la vérité par les lumières naturelles

[ Ceci vient en référence à la première partie du 13ème cours de Miller.]

RECHERCHE DE LA VÉRITÉ PAR LES LUMIÈRES NATURELLES
QUI, A ELLES SEULES, ET SANS LE SECOURS DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE,
DÉTERMINENT LES OPINIONS QUE DOIT AVOIR UN HONNÊTE HOMME
SUR TOUTES LES CHOSES
QUI DOIVENT FAIRE L’OBJET DE SES PENSÉES,
ET QUI PÉNÉTRENT DANS LES SECRETS DES SCIENCES
LES PLUS ABSTRAITES.
Texte de l’édition V. Cousin

PRÉAMBULE

L’honnête homme n’a pas besoin d’avoir lu tous les livres, ni d’avoir appris soigneusement tout ce qu’on enseigne dans les écoles. Il y a plus, son éducation seroit mauvaise s’il avoit consacré trop de temps aux lettres. Il y a beaucoup d’autres choses à faire dans la vie, et il doit la diriger de manière que la plus grande partie lui en reste pour faire de belles actions, que sa propre raison devroit lui apprendre, s’il ne recevoit de leçons que d’elle seule. Mais il vient ignorant dans le monde, et comme les connoissances de ses premières années ne reposent que sur la foiblesse des sens ou l’autorité des maîtres, il peut à peine se faire que son imagination ne soit remplie d’un nombre infini d’idées fausses, avant que sa raison ait pu prendre l’empire sur elle ; en sorte que par la suite il a besoin d’un bon naturel ou des leçons fréquentes d’un homme sage, tant pour secouer les fausses doctrines dont son esprit est prévenu, que pour jeter les premiers fondements d’une science solide, et découvrir tous les moyens par lesquels il peut porter ses connoissances au plus haut point qu’elles puissent atteindre.

J’ai dessein dans cet ouvrage d’enseigner quels sont ces moyens, et de mettre au jour les véritables richesses de notre nature, en ouvrant à chacun la voie par laquelle il peut trouver en lui-même, sans rien emprunter à un autre, la science qui lui est nécessaire pour diriger sa vie, et ensuite acquérir, en s’exerçant, les sciences les plus curieuses que la raison humaine puisse posséder.

Mais, pour que la grandeur de mon dessein ne saisisse pas en commençant votre esprit d’un étonnement tel que la foi en mes paroles ne puisse plus y trouver place, je vous avertis que ce que j’entreprends n’est pas aussi difficile qu’on pourroit se l’imaginer. En effet les connoissances qui ne dépassent pas la portée de l’esprit humain sont unies entre elles par un lien si merveilleux, et peuvent se déduire l’une de l’autre par des conséquences si nécessaires, qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’art et d’adresse pour les trouver, pourvu qu’en commençant par les plus simples, on apprenne à s’élever par degrés jusqu’aux plus sublimes. C’est ce que je veux montrer ici à l’aide d’une suite de raisonnements tellement clairs et tellement vulgaires, que chacun jugera que s’il n’a pas remarqué les mêmes choses que moi, c’est uniquement parce qu’il n’a pas jeté les yeux du bon côté, ni dirigé ses pensées sur les mêmes objets que moi, et que je ne mérite pas plus de gloire pour les avoir découvertes, qu’un paysan n’en mériteroit pour avoir trouvé par hasard sous ses pas un trésor qui depuis longtemps auroit échappé à de nombreuses recherches.

Et certes, je m’étonne que parmi tant d’excellents esprits, qui en ce genre eussent réussi bien mieux que moi, il ne s’en soit trouvé aucun qui ait daigné faire cette distinction, et que presque tous se soient conduits comme le voyageur qui, abandonnant la grande route, s’égare dans un chemin de traverse au milieu des ronces et des précipices.

Mais je ne veux pas examiner ce que d’autres ont su ou ont ignoré. II me suffira de noter que, quand même toute la science que nous pouvons désirer se trouveroit dans les livres, ce qu’ils renferment de bon est mêlé de tant d’inutilités, et dispersé dans la masse de tant de gros volumes, que pour les lire il faudrait plus de temps que la vie humaine ne nous en donne, et pour y reconnoître ce qui est utile, plus de talent que pour le trouver nous-mêmes.

C’est ce qui me fait espérer que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici une voie plus abrégée, et que les vérités que j’avancerai lui agréeront, quoique je ne les emprunte pas à Platon ou à Aristote, mais qu’elles auront par elles-mêmes de la valeur, comme l’argent qui a tout autant de prix qu’il sorte de la bourse d’un paysan ou de la trésorerie. J’ai même fait en sorte de les rendre également utiles à tous les hommes. Je n’ai donc pas pu trouver de style plus conforme à ce dessein que celui dont on se sert dans les conversations, où chacun expose familièrement à ses amis ce qu’il croit savoir le mieux. Je suppose donc, sous les noms d’Eudoxe, de Polyandre et d’Épistémon, un homme doué d’un esprit ordinaire, mais dont le jugement n’est gâté par aucune fausse opinion, et qui possède toute sa raison intacte, telle qu’il l’a reçue de la nature ; et qui, dans sa maison de campagne, où il habite, reçoit la visite de deux hommes du plus grand esprit, et des plus distingués du siècle, dont l’un n’a jamais rien étudié, tandis que l’autre sait très bien tout ce qu’on peut apprendre dans les écoles. Et là, entre autres discours que chacun peut imaginer à son gré, ainsi que les circonstances locales, et les objets qui les entourent, objets parmi lesquels je leur ferai prendre souvent des exemples pour rendre leurs conceptions plus claires, j’amène au milieu de leur entretien le sujet dont ils traiteront jusqu’à la fin de ces deux livres.

POLYANDRE, ÉPISTÉMON, EUDOXEPOLYANDRE : Je vous trouve heureux d’avoir découvert toutes ces belles choses dans les livres grecs et latins, et il me semble que si j’avois donné autant de temps que vous à ces études, je serois aussi différent de ce que je suis maintenant que les anges le sont de vous. Et je ne peux excuser l’erreur de mes parents, qui, persuadés que les lettres amollissent l’esprit, m’ont envoyé à la cour et dans les camps dans un âge si tendre, que j’aurois toute ma vie à gémir de mon ignorance, si je n’apprenois quelque chose dans vos entretiens.

EPISTEMON : La meilleure chose que vous y puissiez apprendre, c’est que le désir de connoître, qui est commun à tous les hommes, est un mal qui ne peut pas se guérir. Car la curiosité s’accroît avec la science ; et comme nos défauts ne nous font de peine qu’autant que nous les connoissons, vous avez sur nous cette espèce d’avantage, de ne pas voir aussi clairement tout ce qui vous manque.

EUDOXE : Peut-il se faire, Epistémon, que vous, qui êtes si instruit, puissiez croire qu’il est dans la nature un mal tellement universel qu’on ne puisse y apporter remède ? Quant à moi je pense que, tout comme dans chaque pays, il est assez de fruits et de ruisseaux pour apaiser la faim et la soif de tous les hommes, de même il est assez de vérités que l’on peut connoître en chaque matière pour satisfaire la curiosité des esprits sains ; et je crois que le corps d’un hydropique n’est guère plus malade que l’esprit de ceux qui sont perpétuellement agités d’une curiosité insatiable.

ÉPISTEMON : J’ai bien, il est vrai, entendu dire autrefois que nos désirs ne pouvoient s’étendre jusqu’aux choses qui nous paroissent impossibles ; mais on peut savoir tant de choses qui sont évidemment à notre portée, et qui non seulement sont honnêtes et agréables, mais encore utiles pour la conduite de la vie, que je ne crois pas que jamais personne en sache assez pour ne pas avoir toujours des raisons légitimes d’en désirer savoir davantage.

EUDOXE : Que diriez-vous donc de moi, si je vous affirmois que je ne me sens plus aucun désir d’apprendre quoi que ce soit, et que je suis aussi content de ma petite science qu’autrefois Diogène de son tonneau, et cela sans que j’aie besoin de sa philosophie ? En effet la science de mes voisins n’est pas la limite de la mienne, comme leurs champs qui entourent de tous côtés ce peu de terre que je possède ici ; et mon esprit, disposant à son gré de toutes les vérités qu’il a trouvées, ne pense pas à en découvrir d’autres, et il jouit du même repos que le roi d’un pays qui seroit assez isolé de tous les autres pour que ce roi s’imaginât qu’au-delà de ses frontières il n’y a que des déserts stériles et des monts inhabitables.

ÉPISTEMON : Si tout autre homme que vous me parloit ainsi, je le regarderois comme un esprit superbe ou trop peu curieux ; mais la retraite que vous avez choisie dans cette solitude, et le peu de soin que vous prenez pour briller, éloignent de vous tout soupçon d’ostentation, et le temps que vous avez jadis consacré à des voyages, à visiter les savants, à examiner tout ce que chaque science contenoit de plus difficile, nous assure que vous ne manquez pas de curiosité. Aussi ne puis-je dire autre chose sinon que vous êtes entièrement content, et que votre science est réellement supérieure à celle des autres.

EUDOXE : Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais je ne veux pas abuser de votre politesse au point de vouloir que vous croyiez ce que je viens de dire uniquement sur la foi de mes paroles. Il ne faut pas avancer des opinions si éloignées de la croyance vulgaire, sans pouvoir en même temps en montrer quelques effets ; c’est pourquoi je vous prie tous deux de vouloir bien passer ici cette belle saison, pour que je vous puisse montrer une partie des choses que je sais. J’ose me flatter que non seulement vous reconnoitrez que j’ai des raisons pour être content, mais qu’en outre vous serez vous-mêmes très contents de ce que vous aurez appris.

ÉPISTEMON : Je ne veux pas refuser une faveur que je souhaitois si ardemment.

POLYANDRE : Et moi j’aurai grand plaisir à assister à cet entretien, quoique je n’aie pas la conviction que je puisse en retirer aucun fruit.

EUDOXE : Bien au contraire, Polyandre, croyez qu’il ne sera pas pour vous sans utilité, parce que votre esprit n’est préoccupé d’aucun préjugé, et qu’il me sera plus facile d’amener au bon parti un esprit neutre qu’Epistémon, que nous trouverons souvent dans le parti contraire. Mais, pour vous faire comprendre plus facilement de quelle nature est la science dont je vais vous entretenir, permettez-moi, je vous prie, de noter une différence qui se trouve entre les sciences et les simples connoissances qui s’acquièrent sans le secours du raisonnement, telles que les langues, l’histoire, la géographie, et en général tout ce qui ne dépend que de l’expérience. Je veux bien accorder que la vie d’un homme ne suffirait pas pour acquérir l’expérience de tout ce que renferme le monde ; mais je suis persuadé que ce seroit folie que de le désirer, et qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme de savoir le grec ou le latin que le langage suisse ou bas breton, ni l’histoire de l’empire romano-germanique, que celle du plus petit état qui se trouve en Europe ; et je pense qu’il doit seulement consacrer ses loisirs aux choses bonnes et utiles, et n’emplir sa mémoire que des plus nécessaires. Quant aux sciences qui ne sont autres que des jugements que nous basons sur quelque connoissance précédemment acquise, les unes se déduisent d’objets vulgaires et connus de tous, les autres d’expériences plus rares et faites exprès. J’avoue qu’il est impossible que nous traitions en particulier de chacune de ces dernières ; car il nous faudroit d’abord examiner toutes les herbes et toutes les pierres que l’on apporte ici des Indes ; il nous faudroit avoir vu le phénix, en un mot n’ignorer aucun des plus merveilleux secrets de la nature. Mais je croirai avoir suffisamment rempli ma promesse, si, en vous expliquant les vérités qui peuvent se déduire des choses vulgaires et connues de tous, je vous apprends à trouver après cela toutes les autres de vous-mêmes, si vous croyez bon de les croire.

POLYANDRE : Je crois, pour moi, que c’est là tout ce que nous pouvons désirer ; et je me contenterois que vous m’apprissiez un certain nombre de ces propositions qui sont si célèbres que personne ne les ignore, telles que celles qui regardent la Divinité, l’âme, les vertus, leur récompense, etc., propositions que je compare à ces familles antiques qui sont reconnues par tous pour très illustres, quoique leurs titres soient cachés sous les ruines des temps passés. Je ne doute pas en effet que ceux qui les premiers portèrent le genre humain à croire à toutes ces choses n’aient employé d’excellentes raisons pour les prouver ; mais elles ont été depuis si rarement répétées que personne ne les sait : et cependant ce sont des vérités d’une telle importance que la prudence nous porte à y avoir une foi aveugle, au risque de nous tromper, plutôt que d’attendre la vie future pour en être mieux instruits.

ÉPISTEMON : Pour ce qui me regarde, je suis un peu plus curieux, et je désirerais volontiers que vous m’expliquassiez certaines difficultés particulières qui s’offrent à moi dans chaque science, et principalement dans ce qui concerne les secrets des arts, les apparitions, les prestiges, en un mot tous les effets admirables qu’on attribue à la magie. Je pense qu’il est utile de connoitre tout cela, non pour s’en servir, mais pour ne pas laisser surprendre son jugement à l’admiration d’une chose inconnue.

EUDOXE : Je tâcherai de vous satisfaire l’un et l’autre ; et, pour nous servir d’un ordre que nous pussions garder jusqu’à la fin, je désire d’abord, Polyandre, que nous parlions de toutes les choses que renferme le monde, en les considérant en elles-mêmes ; et à condition qu’Épistémon interrompra notre discours le moins possible, parce que ses objections nous forceroient souvent d’abandonner notre sujet. Ensuite nous considérerons de nouveau toutes ces choses, mais sous une autre face, en tant qu’elles sont en rapport avec nous, et qu’elles peuvent être appelées vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises. C’est là qu’Épistémon trouvera l’occasion d’exposer toutes les difficultés qui lui resteront des discours précédents.

POLYANDRE : Dites-nous donc quel ordre vous suivrez en expliquant chaque chose.

EUDOXE : Il faudra commencer par l’âme de l’homme, parce que toutes nos connoissances dépendent d’elle ; et, après avoir considéré sa nature et ses effets, nous arriverons à son auteur. Quand nous connoîtrons quel il est et comment il a crée toutes les choses qui sont dans le monde, nous noterons ce qu’il y a de plus certain sur les autres créatures ; nous examinerons comment nos sens perçoivent les choses, et comment nos connoissances deviennent fausses ou vraies. Ensuite je vous mettrai sous les yeux les travaux de l’homme sur les objets corporels ; et, après vous avoir frappé d’admiration à la vue des machines les plus puissantes, des automates les plus rares, des visions les plus spécieuses, et des tours les plus subtils que l’art puisse inventer, je vous en révélerai les secrets, qui sont si simples, que vous n’admirerez désormais plus rien dans les ouvrages de nos mains. J’arriverai après cela aux œuvres de la nature, et, après vous avoir montré la cause de tous ses changements, la diversité de ses qualités et la raison pour laquelle l’âme des plantes et des animaux diffère de la nôtre, je vous donnerai à considérer l’architecture des choses sensibles. Les phénomènes du ciel observés, et les conclusions certaines qu’on en peut tirer, déduites, je m’élèverai aux conjectures les plus saines sur ce que l’homme ne peut déterminer positivement, pour essayer de rendre compte de la relation des choses sensibles aux intellectuelles, et des unes et des autres au Créateur, de l’immortalité des créatures, et de leur état après la consommation des siècles. Ensuite nous viendrons à la deuxième partie de cet entretien, dans laquelle nous traiterons spécialement de toutes les sciences, choisissant dans chacune ce qu’elle a de plus solide, et nous proposerons une méthode pour les pousser beaucoup plus loin, et trouver de nous-mêmes, avec un esprit ordinaire, ce que les plus fins peuvent découvrir. Après avoir ainsi préparé notre intelligence à juger parfaitement de la vérité, il faut encore nous accoutumer à diriger notre volonté en distinguant le bien du mal, et en observant la vraie différence qui est entre la vertu et le vice. Cela fait, j’espère que votre ardeur de connoitre ne sera pas si violente, et tout ce que je vous dirai vous paroîtra si bien prouvé que vous viendrez à croire qu’un homme d’un esprit sain, eùt-il été élevé dans un désert, et n’eût-il été jamais éclairé que des lumières de la nature, ne pourrait, s’il pesoit les mêmes raisons, embrasser un avis différent du nôtre. Pour commencer ce discours, il faut examiner quelle est la première connoissance de l’homme, en quelle partie de l’âme elle réside, et pourquoi au commencement elle est si imparfaite.

ÉPISTEMON : Tout cela me paraît s’expliquer très clairement, si on compare l’imagination des enfants à une table rase sur laquelle nos idées, qui sont comme la vive image des objets, doivent se peindre. Les sens, les penchants de l’esprit, les maîtres et l’intelligence sont les divers peintres qui peuvent faire cette œuvre, et, parmi eux, ceux qui sont les moins propres à y réussir la commencent ; c’est à savoir, les sens imparfaits, l’instinct aveugle et de sottes nourrices. Vient enfin le meilleur de tous, l’intelligence ; et cependant est-il encore nécessaire qu’elle fasse un apprentissage de plusieurs années, et suive longtemps l’exemple de ses maîtres, avant d’oser rectifier une seule de leurs erreurs ; c’est là à mon sens une des principales causes de la difficulté que nous avons à parvenir à la science. Nos sens en effet ne perçoivent que ce qu’il y a de plus grossier et de plus commun ; notre instinct est entièrement corrompu ; et quant aux maîtres, encore qu’on en puisse certainement trouver de bons, ils ne peuvent cependant nous forcer d’avoir foi en leurs raisonnements, et de les avouer avant de les avoir examinés avec notre intelligence, qui seule a le pouvoir de le faire. Mais elle est comme un peintre habile, qui, appelé pour mettre la dernière main à un tableau ébauché par des apprentis, auroit beau employer toutes les règles de l’art, corriger peu à peu, tantôt un trait, tantôt un autre, ajouter enfin tout ce qui y manque, ne pourrait cependant empêcher qu’il n’y restât encore de grands défauts, parce que dans le principe le tableau auroit été mal esquissé, les personnages mal placés, et les proportions observées peu rigoureusement.

EUDOXE : Votre comparaison nous met parfaitement sous les yeux le premier obstacle qui nous arrête ; mais vous ne montrez pas le moyen de l’éviter. Or, selon moi, le voici : tout de même que votre peintre eût mieux fait, après avoir effacé tous les traits du tableau, de le recommencer en entier, que de perdre son temps à le corriger ; de même tous les hommes arrivés à l’âge où l’intelligence commence à être dans sa force, devraient former le dessein d’effacer de leur imagination toutes les idées inexactes qui sont venues s’y graver jusqu’alors, et appliquer sérieusement toutes les forces de leur intelligence à s’en former de nouvelles. Certes, si ce moyen ne les conduisoit pas à la perfection, au moins n’auroient-ils plus le droit d’en rejeter la faute sur la foiblesse des sens et les erreurs de la nature.

EPISTEMON. Ce seroit le meilleur moyen si on pouvoit l’employer facilement ; mais vous n’ignorez pas que les premières opinions que notre imagination a reçues y restent si profondément empreintes, que notre volonté seule, si elle n’imploroit le secours de quelques fortes raisons, ne pourrait parvenir à les effacer.

EUDOXE : C’est justement quelques unes de ces raisons que je prétends vous enseigner ; et si vous voulez retirer quelque fruit de cet entretien, il faut que vous me prêtiez toute votre attention, et que vous me laissiez converser avec Polyandre, afin que je puisse en commençant renverser toute sa science acquise. En effet, comme elle ne suffit pas à le satisfaire, elle ne peut être que mauvaise, et je la compare à un édifice mal construit, dont les fondements ne sont pas assez solides. Je ne sais pas de meilleur remède que de le démolir et de le renverser de fond en comble, pour en élever un nouveau. Car, je ne veux pas être mis au nombre de ces artisans sans talents, qui ne s’appliquent qu’à restaurer de vieux ouvrages, parce qu’au fond ils sont incapables d’en achever de neufs. Mais, Polyandre, pendant que nous sommes occupés à détruire cet édifice, nous pouvons en même temps jeter les fondements qui peuvent servir à notre dessein, et préparer la matière la plus solide pour y réussir ; pour peu que vous vouliez examiner avec moi quelles sont, de toutes les vérités que les hommes peuvent savoir, les plus certaines et les plus faciles à connoître.

POLYANDRE : Y a-t-il quelqu’un qui doute que les choses sensibles (j’entends par là celles qui se voient et se touchent) ne soient de beaucoup plus certaines que les autres ? Pour moi je m’étonnerois fort si vous me montriez aussi clairement quelques unes des choses qu’on dit de Dieu et de notre Âme.

EUDOXE : C’est cependant ce que j’espère faire, et il me paroît surprenant que les hommes soient assez crédules pour baser leur science sur la certitude des sens, quand il n’est personne qui ignore qu’ils nous trompent quelquefois, et que nous avons de bonnes raisons de nous en défier toujours, puisqu’une fois ils ont pu nous induire en erreur.

POLYANDRE : Je sais bien que les sens nous trompent quelquefois quand ils souffrent, ainsi un malade croit que tous les mets sont amers ; quand ils sont trop éloignés de l’objet, ainsi les étoiles ne nous paraissent jamais aussi grandes qu’elles sont réellement ; en général, quand ils n’agissent pas librement selon leur nature. Mais toutes leurs erreurs sont faciles à connoître, et n’empêchent pas que je ne sois persuadé que je vous vois, que nous nous promenons dans un jardin, que le soleil luit, en un mot, que tout ce que mes sens m’offrent habituellement, est vrai.

EUDOXE : Puisqu’il ne me suffit pas de vous dire que les sens nous trompent dans certains cas où vous vous en apercevez bien, pour vous faire craindre d’être trompé par eux dans d’autres occasions où vous ne le savez pas, j’irai plus loin, et vous demanderai si vous n’avez jamais vu un homme mélancolique de l’espèce de ceux qui se croient des vases remplis d’eau, ou qui pensent avoir une partie quelconque du corps d’une grandeur démesurée ; ils jureroient qu’ils voient cela et le touchent comme ils l’imaginent. Il est vrai toutefois que celui-là s’indigneroit auquel on viendrait dire qu’il n’a pas plus de raison qu’eux de croire son opinion certaine, puisque tous deux s’appuient également sur les données des sens et de l’imagination. Mais sans aller jusque là, vous ne pouvez vous fâcher si je vous demandois, si vous n’êtes pas comme les autres hommes sujet au sommeil, et si vous ne pouvez pas penser en dormant que vous me voyez, que vous vous promenez dans ce jardin, que le soleil luit, en un mot mille autres choses que vous pensez voir aujourd’hui très clairement. N’avez-vous jamais entendu dans les vieilles comédies cette formule d’étonnement, Est-ce que je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie ne soit pas un songe perpétuel, et que tout ce que vous apprenez par les sens n’est pas aussi faux que quand vous dormez, surtout sachant que vous avez été créé par un être supérieur, auquel dans sa toute-puissance il n’eût pas été plus difficile de nous créer tels que je vous ai dit, que tels que vous croyez être ?

POLYANDRE : Voilà certes des raisons qui suffiroient pour renverser toute la science d’Épistémon, s’il y pouvoit donner toute son attention ; quant à moi je craindrois d’être tant soit peu fou, si, ne m’étant jamais appliqué à l’étude, ni accoutumé à détourner mon esprit des choses sensibles, j’allois l’appliquer à des méditations qui surpassent mes forces.

ÉPISTEMON : Je pense qu’il est très dangereux de s’avancer trop loin dans cette manière de raisonner : les doutes universels de ce genre nous conduisent droit à l’ignorance de Socrate, ou à l’incertitude des pyrrhoniens, qui est comme une eau profonde où l’on ne peut trouver pied.

EUDOXE : J’avoue que ce n’est pas sans grand danger qu’on s’y hasarde sans guide, quand on n’en connoît pas le gué, et que beaucoup même s’y sont perdus ; mais vous ne devez rien craindre si vous suivez mes pas. Ce sont de telles craintes, en effet, qui ont empêché beaucoup d’hommes savants d’acquérir des connoissances assez solides et assez certaines pour mériter le nom de sciences ; ils s’imaginoient qu’il n’y avoit rien déplus ferme et de plus solide sur quoi ils pussent appuyer leur foi que les choses sensibles ; aussi ont-ils bâti sur ce sable plutôt que de chercher en creusant plus avant un terrain ferme. Ce n’est point ici qu’il faut nous arrêter. Il y a plus ; quand vous n’examineriez pas ultérieurement les raisons que je viens de vous dire, elles auraient cependant rempli leur principal but, celui que je voulois atteindre, si elles ont frappé votre esprit assez pour vous mettre sur vos gardes. Elles montrent en effet que votre science n’est pas tellement infaillible que vous ne deviez craindre d’en voir renverser les fondements, puisqu’elles vous font douter de tout, et que vous doutez dès maintenant de votre science même. Elles prouvent ensuite que j’ai rempli mon but, qui étoit de renverser votre science, en vous en montrant l’incertitude. Mais, de crainte que vous ne refusiez de me suivre plus loin, je vous déclare que ces doutes, qui en commençant vous ont fait peur, sont comme ces fantômes et ces vaines images qui paroissent dans la nuit à la lueur incertaine d’une foible lumière. La peur vous poursuit si vous les fuyez, mais approchez-en, touchez-les, vous ne trouverez que du vent, qu’une ombre, et vous serez rassuré pour toujours.

POLYANDRE : Soit : je désire donc, vaincu par vos raisons, me représenter toutes ces difficultés, dans leur plus grande force possible, et m’appliquer à douter si par hasard je n’ai pas été toute ma vie en délire, si même toutes ces idées que je croyois entrées dans mon esprit, pour ainsi dire, par la porte des sens, ne pourraient pas s’être formées d’elles-mêmes, tout comme se forment de semblables idées quand je dors, ou que j’ai la certitude que mes yeux sont fermés, mes oreilles bouchées, en un mot qu’aucun de mes sens n’y est pour rien. De cette façon je douterai non seulement si vous êtes dans le monde, s’il existe une terre, s’il est un soleil, mais encore si j’ai des yeux, des oreilles, un corps, si mème je parle avec vous, si vous m’adressez la parole, en un mot je douterai de toutes choses.

EUDOXE : Vous voilà très bien préparé, et c’est là que je voulois vous amener ; mais voici le moment de prêter votre attention aux conséquences que j’en veux tirer. Vous voyez bien que vous pouvez raisonnablement douter de toutes les choses dont la connoissance ne vous parvient que par les sens ; mais pouvez-vous douter de votre doute, et rester incertain si vous doutez ou non ?

POLYANDRE : J’avoue que cela m’étonne, et ce peu de perspicacité que me donne un assez mince bon sens fait que je ne me vois pas sans stupeur forcé à avouer que je ne sais rien avec certitude, mais que je doute de tout, et que je ne suis certain d’aucune chose. Mais qu’en voulez-vous conclure ? Je ne vois pas à quoi peut servir cet étonnement universel, ni par quelle raison un doute de cette espèce peut être un principe qu’il nous faille déduire de si loin. Bien au contraire vous avez donné pour but à cet entretien de nous débarrasser de nos doutes, et de nous apprendre à trouver des vérités qu’Epistémon, tout savant qu’il est, pourroit bien ignorer.

EUDOXE : Prêtez-moi seulement votre attention ; je vais vous conduire plus loin que vous ne pensez. En effet, c’est de ce doute universel que, comme d’un point fixe et immuable, j’ai résolu de dériver la connoissance de Dieu, de vous-même, et de tout ce que renferme le monde.

POLYANDRE : Voilà certes de grandes promesses, et elles valent bien la peine, pourvu que vous les accomplissiez, que nous vous accordions ce que vous demandez. Tenez donc vos promesses, nous vous tiendrons les nôtres.

EUDOXE : Puis donc que vous ne pouvez nier que vous doutiez, et qu’au contraire il est certain que vous doutez, et si certain que vous ne pouvez douter de cela même, il est vrai aussi que vous êtes, vous qui doutez ; et cela est si vrai que vous n’en pouvez pas douter davantage.

POLYANDRE : Je suis de votre avis ; car, si je n’étois pas, je ne pourrais douter.

EUDOXE : Vous êtes donc, et vous savez que vous êtes, et vous le savez, parce que vous doutez.

POLYANDRE : Tout cela est très vrai.

EUDOXE : Mais, pour que vous ne soyez pas détourné de votre dessein, avançons peu à peu, et, comme je vous l’ai dit, vous vous sentirez entraîné plus loin que vous ne croyez. Vous êtes, et vous savez que vous êtes, et vous savez cela parce que vous savez que vous doutez. Mais, vous qui doutez de tout et qui ne pouvez pas douter de vous-même, qui êtes-vous ?

POLYANDRE : La réponse n’est pas difficile, et je vois bien que vous m’avez choisi au lieu d’Épistémon, pour que je pusse satisfaire à vos questions. Vous n’avez pas dessein d’en faire aucune à laquelle il ne fût très facile de répondre. Je vous dirai donc que je suis un homme.

EUDOXE : Vous ne faites pas attention à ma question, et la réponse que vous me faites, quelque simple qu’elle vous paroisse, nous jetteroit dans un dédale de difficultés, si je voulois tant soit peu la presser. Par exemple, si je demandois à Épistémon lui-même ce que c’est qu’un homme, et qu’il me répondit, comme on fait dans les écoles, qu’un homme est un animal raisonnable ; et si outre cela, pour nous expliquer ces deux termes, qui ne sont pas moins obscurs que le premier, il nous conduisoit par tous les degrés qu’on appelle métaphysiques, nous serions entraînés dans un labyrinthe duquel il nous seroit impossible de sortir. En effet, de cette question il en naît deux autres : la première, qu’est-ce qu’un animal ? la seconde, qu’est-ce que raisonnable ? Et de plus, si pour expliquer ce que c’est qu’un animal, il nous disoit que c’est quelque chose de vivant, que quelque chose de vivant est un corps animé, qu’un corps est une substance corporelle, vous voyez que les questions, comme les branches d’un arbre généalogique, iraient en s’augmentant et en se multipliant ; et, en définitive, toutes ces belles questions finiroient par une pure battologie, qui n’éclairciroit rien, et nous laisseroit dans notre première ignorance.

ÉPISTEMON : J’ai peine à voir que vous méprisiez cet arbre de Porphyre qui a toujours excité l’admiration des érudits, et je suis fâché que vous vouliez montrer à Polyandre quel il est, par une autre voie que celle qui depuis si longtemps est admise dans les écoles. Jusqu’à ce jour, en effet, on n’y a pas trouvé de moyen meilleur ni plus propre à nous apprendre ce que nous sommes qu’en mettant successivement sous nos yeux tous les degrés qui constituent la totalité de notre nature, afin que par ce moyen, en remontant et en descendant par tous les degrés, nous puissions reconnoître ce que nous avons de commun avec les autres êtres, et ce en quoi nous en différons. C’est là le plus haut point auquel puisse atteindre notre science.

EUDOXE : Je n’ai eu ni n’aurai jamais l’intention de blâmer la méthode qu’on emploie dans les écoles ; c’est à elle que je dois le peu que je sais, et c’est de son secours que je me suis servi pour reconnoitre l’incertitude de tout ce que j’y ai appris. Aussi, quoique mes maîtres ne m’aient rien enseigné de certain, je leur dois toutefois des actions de grâces pour avoir appris d’eux à le reconnoître ; et je leur en dois de plus grandes, parce que les choses qu’ils m’ont apprises sont douteuses, que si elles eussent été plus conformes à la raison ; car, dans ce cas, je me fusse peut-être contenté du peu de raison que j’y aurois découvert, et cela m’eût rendu moins actif à la recherche de la vérité. L’avertissement que j’ai donné à Polyandre sert moins à dissiper l’obscurité dans laquelle vous jette sa réponse, qu’à le rendre plus attentif à mes questions. Je reviens donc à mon sujet, et pour ne pas nous en écarter plus longtemps, je lui demande une seconde fois ce qu’il est, lui, qui peut douter de toutes choses, et ne peut pas douter de lui-même.

POLYANDRE : Je croyois vous avoir satisfait en vous disant que j’étois un homme, mais je vois maintenant que je n’ai pas bien fait mon calcul. Je vois très bien que cette réponse ne vous satisfait pas, et, à vrai dire, j’avoue qu’elle ne me contente pas maintenant moi-même, surtout depuis que vous m’avez montré l’embarras et l’incertitude dans laquelle elle pourroit nous jeter, si nous voulions l’éclaircir et la comprendre. En effet, quoi qu’en dise Épistémon, je vois beaucoup d’obscurité dans tous ces degrés métaphysiques. Si l’on dit, par exemple, qu’un corps est une substance corporelle, sans dire ce que c’est qu’une substance corporelle, ces deux mots ne nous apprendront rien de plus que le mot corps. De même si on dit que ce qui vit est un corps animé, sans avoir expliqué auparavant ce que c’est que corps, et ce que c’est qu’animé, et si l’on en agit ainsi pour tous les autres degrés métaphysiques, c’est là avancer des paroles peut-être même dans un certain ordre, mais c’est ne rien dire ; car cela ne signifie rien qui puisse être conçu et former dans notre esprit une idée claire et distincte. Même quand, pour répondre à votre question, j’ai dit que j’étois un homme, je ne pensois pas à tous les êtres scolastiques que j’ignorois, dont jamais je n’avois entendu parler, et qui selon moi n’existent que dans l’imagination de ceux qui les ont inventés ; mais j’ai parlé des choses que nous voyons, que nous touchons, que nous sentons, que nous éprouvons en nous-mêmes, en un mot des choses que sait le plus simple des hommes aussi bien que le plus grand philosophe au monde, c’est-à-dire que je suis un certain tout composé de deux bras, de deux jambes, d’une tète, et de toutes les parties qui constituent ce qu’on appelle le corps humain, et qui en outre se nourrit, marche, sent et pense.

EUDOXE : Je voyois déjà par votre réponse que vous n’aviez pas bien saisi ma question, et que vous répondiez à plus de choses que je ne vous en avois demandé. Mais comme au nombre des choses dont vous doutez vous avez déjà mis les bras, les jambes, la tête, et toutes les autres parties qui composent la machine du corps humain, je n’ai nullement voulu vous interroger sur toutes ces choses, de l’existence desquelles vous n’êtes pas sûr. Dites-moi donc ce que vous êtes proprement en tant que vous doutez. C’est sur ce seul point, le seul que vous puissiez connoître avec certitude, que je voulois vous questionner.

POLYANDRE : Je vois maintenant que je me suis trompé dans ma réponse, et que je suis allé plus loin qu’il ne fallait, parce que je n’avois pas bien compris votre pensée. Cela me rendra plus circonspect à l’avenir, et me fait en même temps admirer l’exactitude de votre méthode, par laquelle vous nous conduisez peu à peu par des voies simples et faciles a la connoissance des choses que vous voulez nous apprendre. J’ai lieu cependant d’appeler heureuse l’erreur que j’ai commise, puisque, grâce à elle, je connois très bien que ce que je suis en tant que doutant n’est nullement ce que j’appelle mon corps. Bien plus, je ne sais pas même que j’ai un corps, car vous m’avez montré que je pouvois en douter. J’ajoute à cela que je ne puis pas même nier absolument que j’aie un corps. Cependant, tout en laissant entières toutes ces suppositions, cela n’empêchera pas que je ne sois certain que j’existe. Au contraire, elles me confirment davantage dans cette certitude, que j’existe, et que je ne suis pas un corps ; autrement, doutant de mon corps, je douterois en même temps de moi-même, ce que je ne puis ; car je suis entièrement convaincu que j’existe, et j’en suis tellement convaincu, que je n’en puis nullement douter.

EUDOXE : Voilà qui est parfaitement exposé, et vous vous en tirez si bien, que je ne dirois pas mieux moi-même. Je vois bien qu’il n’est plus besoin que de vous abandonner entièrement à vous-même, en ayant toutefois le soin de vous conduire dans la route. Il y a mieux ; je pense que, pour trouver les vérités les plus difficiles, il n’est besoin, pourvu que nous soyons bien conduits, que du sens commun, comme on dit vulgairement, et comme je vous en trouve très bien pourvu, comme je l’espérois, je n’ai plus qu’à vous montrer la route que vous devez suivre désormais. Continuez donc à déduire de vous-même les conséquences qui sortent de ce premier principe.

POLYANDRE : Ce principe me paroît si fécond, et il s’offre à moi tant de choses à la fois, qu’il me faudroit, je crois, beaucoup de travail pour les mettre en ordre. Ce seul avertissement que vous m’avez donné d’examiner qui je suis, moi qui doute, et de ne pas me confondre avec ce qu’autrefois je croyois être moi, a tellement jeté de lumière en mon esprit, et dès l’abord tellement dissipé les ténèbres, qu’à la lueur de ce flambeau je vois plus exactement en moi ce qu’on n’y peut voir des yeux, et que je suis plus persuadé que je possède ce qui ne se touche pas, que je ne l’ai jamais été dp posséder un corps.

EUDOXE : Cette chaleur me plaît infiniment, quoiqu’elle puisse déplaire à Épistémon, qui, tant que vous ne lui aurez pas enlevé son erreur, et que vous ne lui aurez pas mis sous les yeux une partie des choses que vous dites être contenues dans ce principe, croira toujours, ou au moins craindra que le flambeau qui vous est offert ne soit semblable à ces feux qui s’éteignent et s’évanouissent dès qu’on s’en approche, et qu’ainsi vous ne retombiez dans vos premières ténèbres, c’est-à-dire dans votre ancienne ignorance. Et certes ce seroit merveille que vous, qui n’avez jamais étudié ni ouvert les livres des philosophes, devinssiez tout d’un coup savant à si peu de frais. Aussi ne devons-nous pas nous étonner qu’Epistémon juge de cette manière.

ÉPISTEMON : Oui, je l’avoue, j’ai pris cela pour de l’enthousiasme, et j’ai cru que Polyandre, qui jamais n’a médité sur les grandes vérités qu’enseigne la philosophie, étoit si transporté de la découverte de la moindre d’entre elles, qu’il n’a pu s’empêcher de vous le témoigner par les éclats de sa joie. Mais ceux qui comme vous ont marché longtemps dans ce chemin, et ont dépensé beaucoup d’huile et de peine à lire et relire les écrits des anciens, et à débrouiller et expliquer ce qu’il y a de plus embarrassé dans les philosophes, ne s’étonnent pas plus de cet enthousiasme et n’en font pas plus de cas que du vain espoir qui saisit souvent en commençant les mathématiques, quand on n’a fait encore que saluer le seuil du temple. A peine avez-vous donné à ces novices la ligne et le cercle, et montré ce que c’est qu’une ligne droite et une ligne courbe, qu’ils croient aussitôt qu’ils vont trouver la quadrature du cercle et la duplication du cube. Mais nous avons tant de fois réfuté l’opinion des pyrrhoniens,et eux-mêmes ont retiré si peu de fruit de cette méthode de philosopher, qu’ils ont erré toute leur vie et n’ont pu sortir des doutes qu’ils ont introduits dans la philosophie ; aussi paroissent-ils n’avoir travaillé que pour apprendre à douter : c’est pourquoi, avec la permission de Polyandre, je douterai s’il peut lui même en tirer quelque chose de meilleur.

EUDOXE : Je vois bien que vous vous adressez à Polyandre pour m’épargner ; vos plaisanteries toutefois m’attaquent évidemment ; mais laissons parler Polyandre, et après cela nous verrons qui de nous rira le dernier.

POLYANDRE : Je le ferai volontiers ; aussi bien je crains que cette dispute ne s’échauffe entre vous deux, et que si vous reprenez les choses de trop haut, je finisse par n’y plus rien comprendre. Je perdrois ainsi le fruit que je me promets en revenant sur mes premières études. Je prie donc Epistémon de me permettre de nourrir cet espoir, tant qu’il plaira à Eudoxe de me conduire par la main dans la route où il m’a placé.

EUDOXE : Vous avez déjà bien reconnu, en vous considérant simplement comme doutant, que vous n’étiez pas corps, et que comme tel vous ne trouviez en vous aucune des parties qui constituent la machine humaine, c’est-à-dire que vous n’aviez ni bras, ni jambes, ni tête, ni yeux, ni oreilles, ni enfin aucun organe qui puisse servir à un sens quel qu’il soit. Mais voyez si de la même manière vous ne pouvez pas rejeter toutes les choses que vous compreniez auparavant sous la description que vous avez donnée de l’idée que vous aviez autrefois de l’homme. Car, comme vous l’avez judicieusement remarqué, c’a été une heureuse erreur que celle que vous avez commise en dépassant les limites de ma question. Grâce à elle en effet, vous pouvez parvenir à la connoissance de ce que vous êtes, en éloignant et en rejetant tout ce que vous voyez clairement ne pas vous appartenir, et en admettant seulement ce qui vous appartient si nécessairement, que vous en soyez aussi certain que de votre existence et de votre doute.

POLYANDRE : Je vous remercie de me remettre ainsi dans mon chemin ; je ne savois déjà plus où j’en étois. J’ai dit d’abord que j’étois un tout formé de bras, de jambes, d’une tète, de toutes les parties qui composent le corps humain, en outre que je marche, que je me nourris, que je sens, que je pense. Il m’a été nécessaire, pour me considérer simplement tel que je me sais être, de rejeter toutes ces parties ou tous ces membres qui constituent la machine humaine, c’est-à-dire il a fallu que je me considérasse sans bras, sans jambes, sans tète, eu un mot sans corps. Or, il est vrai que ce qui en moi doute, n’est pas ce que nous disons être notre corps ; donc il est vrai aussi que moi, en tant que je doute, je ne me nourris pas, je ne marche pas ; car aucune de ces deux choses ne peut se faire sans le corps. Il y a plus ; je ne peux pas même affirmer que moi, en tant que je doute, je puisse sentir. Comme en effet les pieds servent pour marcher, ainsi les yeux pour voir, et les oreilles pour entendre. Mais comme je n’ai aucun de ces organes, parce que je n’ai pas de corps, je ne puis pas dire que je sente. Outre cela, j’ai autrefois en rêve cru sentir beaucoup de choses que je ne sentois pas réellement, et comme j’ai résolu de n’admettre ici que ce qui est tellement vrai que je n’en puisse douter, je ne puis dire que je sois quelque chose de sentant, c’est-à-dire qui voie des yeux et entende des oreilles. Il pourroit se faire en effet que je crusse sentir, quoiqu’il ne se passât aucune de ces choses.

EUDOXE : Je ne peux m’empècher de vous arrêter ici, non pour vous détourner du chemin, mais pour vous encourager, et vous faire examiner ce que peut faire le bon sens, pourvu qu’il soit bien dirigé. En effet, dans tout ceci y a-t-il rien qui ne soit exact, qui ne soit légitimement conclu, ni bien déduit de ce qui précède ? Or, tout cela se dit et se fait sans logique, sans règle, sans formule d’argumentation, avec la seule lumière de la raison et avec un sens droit, qui, agissant seul et par lui-même, est moins exposé à l’erreur que quand il cherche avec inquiétude à suivre mille routes diverses, que l’art et la paresse humaine ont trouvées, moins pour le perfectionner que pour le corrompre. Épistémon même paroit ici de notre avis ; en effet, en ne disant rien, il donne à entendre qu’il approuve ce que nous avons dit. Continuez donc, Polyandre, et montrez-lui jusqu’où le bon sens peut aller, et en même temps quelles conséquences on peut déduire de notre principe.

POLYANDRE : De tous les attributs que je m’étois donnés, il n’en reste plus qu’un à examiner, c’est la pensée ; et je vois que c’est le seul que je ne puisse séparer de moi-même. Car s’il est vrai que je doute, ce dont je ne puis douter, il est également vrai que je pense ; car qu’est-ce que douter, si ce n’est penser d’une certaine manière ? et de fait, si je ne pensois pas, je ne pourrais savoir si je doute, ni si j’existe. Je suis cependant, et je sais que je suis, et je le sais parce que je doute, c’est-à-dire parce que je pense. Il y a mieux, il se pourrait faire que si je cessois un instant de penser, je cessasse en même temps d’être. Aussi la seule chose que je ne puis séparer de moi, que je sais certainement être moi, et que je puis maintenant affirmer sans crainte de me tromper, cette seule chose, dis-je, c’est que je suis quelque chose de pensant.

EUDOXE : Que vous semble, Épistémon, de ce que vient de dire Polyandre ? Trouvez-vous dans son raisonnement quelque chose qui cloche, ou qui ne soit pas conséquent ? Auriez-vous cru qu’un homme illettré et qui n’avoit jamais étudié dût raisonner si bien, et suivre ses idées avec tant de rigueur ? Ici, si je ne me trompe, il faut que vous commenciez à voir que celui qui saura se servir convenablement du doute, pourra en déduire des connoissances très certaines, il y a mieux, plus certaines et plus utiles que celles qu’on dérive de ce grand principe que nous établissons ordinairement comme la base ou le centre auquel tous les autres principes se ramènent et aboutissent, il est impossible qu’une seule et même chose soit et ne soit pas. J’aurai peut-être occasion de vous en démontrer l’utilité. Mais n’interrompons pas le discours de Polyandre, et ne nous écartons pas de notre sujet ; et vous, voyez si vous n’avez pas quelque chose à dire ou quelque objection à faire.

EPISTEMON : Puisque vous me prenez à partie, et que même vous me piquez, je vais vous montrer ce que peut la logique irritée, et en même temps j’élèverai des embarras et des obstacles tels, que non seulement Polyandre, mais encore vous-même aurez bien de la peine à vous en tirer. N’allons donc pas plus loin, mais arrêtons-nous ici, et examinons sévèrement vos principes et vos conséquences. En effet, avec le secours de la vraie logique, d’après vos principes mêmes, je démontrerai que tout ce qu’a dit Polyandre ne repose pas sur un fondement légitime, et ne conclut rien. Vous dites que vous êtes, et que vous savez que vous êtes, que vous le savez parce que vous doutez et parce que vous pensez. Mais savez-vous ce que c’est que douter, ce que c’est que penser ? Et, comme vous ne vouiez rien admettre dont vous ne soyez certain, et que vous ne connoissiez parfaitement, comment pouvez-vous être certain que vous êtes, en partant de données si obscures et conséquemment si peu certaines ? Il auroit donc fallu d’abord apprendre à Polyandre ce que c’est que le doute, ce que c’est que la pensée, ce que c’est que l’existence, afin que son raisonnement put avoir la force d’une démonstration, et qu’il put d’abord se comprendre lui-même, avant de se donner à comprendre aux autres.

POLYANDRE : Cela passe ma portée, aussi j’abandonne la partie, vous laissant débrouiller ce nœud avec Épistémon.

EUDOXE : Cette fois je m’en charge avec plaisir, mais à cette condition que vous serez juge de notre différent ; car je n’ose pas espérer qu’Épistémon se rende à mes raisons. Celui qui, comme lui, est plein d’opinions toutes faites et prévenu de cent préjugés, peut difficilement se livrer à la seule lumière de la nature ; il s’est depuis longtemps accoutumé à céder à l’autorité plutôt qu’à prêter l’oreille à la voix de sa propre raison. Il aime mieux interroger les autres, peser ce qu’ont écrit les anciens, que de se consulter lui-même sur le jugement qu’il doit porter ; et comme dès son enfance il a pris pour la raison ce qui n’étoit appuyé que sur l’autorité des préceptes, maintenant il donne son autorité pour une raison, et il veut se faire payer par les autres le tribut qu’autrefois il a payé aux autres. Mais j’aurai lieu d’être content, et je croirai avoir suffisamment répondu aux objections que vous a proposées Épistémon, si vous donnez votre assentiment à ce que je dirai, et si votre raison vous en convainc.

ÉPISTÉMON : Je ne suis pas si rebelle ni si difficile à persuader, et l’on n’a pas tant de peine à me satisfaire que vous le pensez. Bien plus, quoique j’aie des raisons pour me défier de Polyandre, je désire volontiers remettre notre procès à son arbitrage ; et aussitôt qu’il vous donnera les mains, je vous promets de m’avouer vaincu. Mais il faut qu’il se garde de se laisser tromper et de tomber dans l’erreur qu’il reproche aux autres, c’est-à-dire de prendre pour un motif de persuasion l’estime qu’il a conçue pour vous.

EUDOXE : S’il venoit à s’appuyer sur un si foible fondement, il entendrait mal ses intérêts, et je promets qu’il y prendra garde. Mais revenons à notre sujet. Je suis bien de votre avis, Épistémon, qu’il faut savoir ce que c’est que le doute, ce que c’est que la pensée, avant d’être pleinement convaincu de la vérité de ce raisonnement, Je doute, donc Je suis ou, ce qui revient au même, Je pense, donc je suis. Mais n’allez pas vous imaginer qu’il faille, pour le savoir, faire violence à notre esprit, et le mettre à la torture pour connoitre le genre le plus proche, et la différence essentielle et en composer une définition en règle. Il faut laisser tout cela à celui qui veut faire le professeur, ou disputer dans les écoles. Mais quiconque veut examiner les choses par lui-même, et en juger selon qu’il les conçoit, ne peut être assez privé d’esprit pour ne pas voir clairement, toutes les fois qu’il voudra y faire attention, ce que c’est que le doute, la pensée, l’existence, et pour avoir besoin d’en apprendre les distinctions. En outre, il est des choses que nous rendons plus obscures, en voulant les définir, parce que, comme elles sont très simples et très claires, nous ne pouvons pas les savoir et les comprendre mieux que par elles-mêmes. Il y a plus, il faut mettre au nombre des principales erreurs qui peuvent être commises dans les sciences, l’opinion de ceux qui veulent définir ce qu’on ne peut que concevoir, et distinguer ce qui est clair d’avec ce qui est obscur, et qui en même temps ne peuvent discerner ce qui pour être connu exige et mérite d’être défini de ce qui peut être parfaitement connu par soi-même. Or, au nombre des choses qui sont en elles-mêmes aussi claires, et peuvent être connues par elles-mêmes, il faut mettre le doute, la pensée, l’existence.

Je ne pense pas qu’il ait jamais existé quelqu’un d’assez stupide pour avoir eu besoin d’apprendre ce que c’est que l’existence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est ; il en est de même de la pensée et du doute. J’ajoute même qu’il ne peut se faire qu’on apprenne ces choses autrement que de soi-même, et qu’on en soit persuadé autrement que par sa propre expérience, et par cette conscience et ce témoignage intérieur que chacun trouve en lui-même quand il examine les choses. En vain nous définirions ce que c’est que le blanc pour le faire comprendre à celui qui ne verrait absolument rien, tandis que pour le connoitre il ne faut qu’ouvrir les yeux et voir du blanc ; de même, pour connoître ce qu’est le doute et ce qu’est la pensée, il faut seulement douter et penser. Cela nous apprend tout ce que nous pouvons en savoir, et nous en dit plus que les définitions même les plus exactes. Il est donc vrai que Polyandre a dû connoître ces choses avant de pouvoir tirer les conclusions qu’il a avancées ; mais, puisque nous l’avons choisi pour juge, demandons-lui s’il a jamais ignoré ce que c’est.

POLYANDRE : Certes j’avoue que c’est avec le plus grand plaisir que je vous ai entendu discuter sur une chose que vous n’avez pu savoir que de moi, et ce n’est pas sans quelque joie que je vois, du moins en cette occasion , qu’il faut, moi, me reconnoître pour votre maître, et vous, vous reconnoitre pour mes disciples. Aussi, pour vous ôter tous deux de peine, et résoudre promptement votre difficulté (on dit en effet d’une chose qu’elle est promptement faite lorsqu’elle arrive avant d’être espérée et attendue), je puis affirmer pour certain que je n’ai jamais douté de ce qu’est le doute, quoique je n’aie commencé à le connoître, ou plutôt à y penser, qu’au moment où Epistémon a voulu le mettre en doute. Vous ne m’avez pas plus tôt montré le peu de certitude que nous avons de l’existence des choses qui ne nous sont connues que par le témoignage des sens, que j’ai commencé d’en douter, et cela m’a suffi pour me faire connoitre le doute et en même temps la certitude, de telle sorte que je puis affirmer qu’aussitôt que j’ai commencé à douter, j’ai commencé à connoître avec certitude ; mais mon doute et ma certitude ne se rapportaient pas aux mêmes objets : mon doute ne regardoit que les choses qui existoient hors de moi, ma certitude regardoit moi et mon doute. Eudoxe disoit donc vrai quand il avançoit qu’il est des choses que nous ne pouvons apprendre sans les voir ; de même, pour apprendre ce qu’est le doute, ce qu’est la pensée, il ne faut que penser et douter soi-même. Il en est ainsi de l’existence : il ne faut que savoir ce qu’on entend par ce mot ; on sait tout aussitôt ce que c’est, autant du moins qu’on peut le savoir, et il n’est pas ici besoin d’une définition qui embrouilleroit plutôt qu’elle n’éclairciroit la chose.

ÉPISTEMON : Puisque Polyandre est content, je donne aussi mon assentiment, et je ne pousserai pas la dispute plus loin. Cependant je ne vois pas que depuis deux heures que nous sommes ici et que nous raisonnons, il ait beaucoup avancé. Tout ce que Polyandre a appris à l’aide de cette belle méthode que vous vantez tant, consiste tout simplement en ce qu’il doute, en ce qu’il pense, et en ce qu’il est quelque chose de pensant. Belle connoissance, en vérité ! Voilà bien des paroles pour peu de choses ! on eût pu en dire autant en quatre mots, et nous y eussions donné tous notre assentiment. Quant à moi, s’il me falloit employer autant de paroles et de temps pour apprendre une chose d’une aussi petite importance, j’avoue que je ne m’y résignerais qu’avec peine. Nos maîtres nous en disent beaucoup plus ; ils sont bien plus confiants : il n’est rien qui les arrête ; ils prennent tout sur eux et décident de tout. Rien ne les détourne de leur dessein, rien ne les étonne, quoi qu’il arrive ; lorsqu’ils se sentent trop pressés, une équivoque ou le distinguo les sauvent de tout embarras. Bien plus, soyez certain que leur méthode sera toujours préférée à la vôtre, qui doute de tout, et qui craint tellement de broncher, qu’en piétinant sans cesse elle n’avance jamais.

EUDOXE : Je n’ai jamais eu dessein de prescrire à quelque homme que ce fût la méthode qu’il doit suivre dans la recherche de la vérité, mais seulement d’exposer celle dont je me suis servi, afin que, si on la trouve mauvaise, on la repousse ; si on la trouve bonne et utile, d’autres s’en servent aussi ; et j’ai toujours laissé au jugement de chacun liberté entière de la rejeter ou de l’admettre. Si l’on dit maintenant qu’elle m’a peu avancé, c’est à l’expérience d’en décider ; et je suis certain, pour peu que vous continuiez de me prêter votre attention, que vous avouerez vous-mêmes que nous ne pouvons pas prendre trop de précaution pour établir nos bases, et qu’une fois qu’elles seront bien fixées nous pousserons les conséquences plus loin et avec beaucoup plus de facilité que nous n’eussions osé nous le promettre ; de telle sorte que je pense que toutes les erreurs qui arrivent dans les sciences viennent de ce que nous avons en commençant porté des jugements trop précipités, en admettant comme principes des choses obscures, et dont nous n’avions aucune notion claire et distincte. C’est là une vérité qui prouve le peu de progrès que nous avons faits dans les sciences dont les principes sont certains et connus de tous ; car au contraire, dans les autres, dont les principes sont obscurs ou incertains, ceux qui voudront sincèrement énoncer leur pensée seront forcés d’avouer qu’après y avoir employé beaucoup de temps et lu beaucoup de gros volumes, ils reconnoissent qu’ils ne savent rien et n’ont rien appris. Qu’il ne vous paroisse donc pas étonnant, mon cher Épistémon, si, voulant conduire Polyandre dans la voie plus sûre qui m’a mené à la connoissance, je sois tellement soigneux et tellement exact que je ne tienne pour vrai que ce dont je suis certain, savoir les propositions suivantes, Je suis, Je pense, Je suis une chose pensante.

ÉPISTEMON : Vous me paroissez ressembler à ces auteurs qui retombent toujours sur leurs pieds, tant vous revenez sans cesse à votre principe, cependant si vous allez de ce pas vous n’irez ni loin, ni vite. Comment, en effet, trouverez-vous toujours des vérités dont vous soyez aussi certain que de votre existence ?

EUDOXE : Cela n’est pas si difficile que vous le pensez ; car toutes les vérités se suivent l’une l’autre, et sont unies par un lien commun ; tout le secret consiste seulement à commencer par les premières et les plus simples, et à s’élever peu à peu, et comme par degrés, aux plus éloignées et aux plus composées. Maintenant, qui doutera que ce que j’ai posé comme principe ne soit la première des choses que nous puissions connoitre avec quelque méthode ? Il est constant que nous ne pouvons en douter, quand même nous douterions de toutes les autres choses qui sont dans le monde. Comme donc nous sommes certains d’avoir bien commencé, pour ne pas nous tromper dans la suite, il faut donner tous nos soins, et c’est en effet ce que nous faisons, à n’admettre comme vrai que ce qui n’est pas sujet au moindre doute. Dans ce dessein, selon moi, il faut que nous laissions parler Polyandre ; comme il ne suit en effet d’autre marche que le sens commun, et que sa raison n’est corrompue par aucun préjugé, il est difficile qu’il soit trompé, ou au moins il s’en apercevroit facilement, et reviendrait sans peine dans le droit chemin. Ecoutons-le donc parler, et développer les choses qu’il dit lui-même être contenues dans notre principe.

POLYANDRE : Il y a tant de choses contenues dans l’idée d’un être pensant, qu’il nous faudrait des jours entiers pour les développer. Nous ne traiterons que des principales, et de celles qui peuvent en rendre la notion plus claire, et qui empêchent qu’on ne la confonde avec ce qui n’a pas de rapport avec elle. J’entends par être pensant… (Le reste manque.)

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