22 novembre 2005

dans la série les écrits volent les paroles restent

Dans le De bello gallico (VI, 13), décrivant la société gauloise du Ier siècle, Jules César
rapporte ceci des druides celtes : « Un grand nombre de jeunes gens viennent s’instruire chez
[eux], beaucoup viennent de leur propre chef se confier à  leur enseignement, beaucoup sont
envoyés par leurs parents et leurs proches. On dit qu’ils apprennent là  par cÅ“ur un très grand
nombre de vers : certains restent donc vingt ans à  leur école. Ils sont d’avis que la religion
interdit de confier cela à  l’écriture
».

[…]
Les
études, en Irlande, duraient douze ans, vingt ans en Gaule d’après César, et la matière de
l’étude, uniquement orale et versifiée,
comportait, outre la récitation des scéla («récits»), le
droit, la généalogie, la poésie et tout ce qui concernait la spécialisation. Pourtant les Celtes
n’ignoraient pas l’écriture […] Mais l’écriture était interdite en tant qu’archive ou moyen
de transmission du savoir traditionnel parce que, par rapport à  la parole, elle est morte et fixe
éternellement ce qu’elle exprime.
Tous ses emplois ne peuvent être que magiques ou
incantatoires. Le gaulois, langue sacrée et savante, a disparu avec toute sa littérature parce qu’il
n’a jamais été une langue écrite et, sans la christianisation qui a propagé l’étude des à‰critures,
l’irlandais aurait subi le même sort ou au moins n’aurait presque rien laissé de sa littérature
mythologique. Le droit irlandais considère encore comme seule preuve concluante «la
mémoire concordante » de plusieurs personnes.

[…]
Le livre EST donc le problème ; le livre est même tout le problème… ou plutôt
l’industrialisation du livre
avec tout ce que, dès son origine, elle implique et qui, peu à  peu,
s’enchaîne dans un ensemble de dispositifs de plus en plus contraignants : la standardisation, le
formatage, les conventions, les collections, le marketing, les publics, les critiques, les auteurs,
les autorités, les genres, les éditions critiques, originales, princeps, etc. C’est le livre et ses
principes de « fixation », de figement temporel, qui rendent intéressants la recherche des
antécédents aux écrits qu’il enferme.
[…]
Or, la littérature, comme nous le savons tous, même si nous ne voulons pas toujours
accepter toutes les conséquences de ce savoir, existait bien avant le livre et, dans beaucoup de
régions du monde encore
— mais là  encore notre ethnocentrisme culturel occidental nous
aveugle souvent — existe sans aucun recours au livre.

Extraits de à‰criture sans manuscrit, brouillon absent
©
Jean-Pierre BALPE
Université Paris VIII
avril 2002


livre, problème, lequel?