« J’étais un enfant lanceur de pierres »

 

« La joie est l’affect spinoziste du rapport au réel, l’affect auquel on peut atteindre lorsqu’on ne croit plus aux caprices du sort, mais lorsqu’on s’égale à lui, que l’on s’accorde avec lui, sur un mode qui est proche de l’éternel retour de Nietzsche : vouloir ce qui est proche, vouloir ce qui vous arrive, même qui vous arrive à l’improviste, et vous fait mal. Sauf que, pour Spinoza, il n’y a pas le sort, ni l’imprévu : le réel obéit à la même nécessité que la démonstration géométrique. »
Jacques-Alain Miller, « Les us du laps », 26 janvier 2000

 

Samedi 1er avril

Souvenirs de l’exposé d’hier de Jimmy Durham, artiste américain d’origine indienne, sur son travail. Exposé en anglais, donc seulement partiellement entendu, compris et tout ce que je vais écrire ici est à prendre dans la mesure de ma mauvaise connaissance de l’anglais et je rendrai par endroit compte des choses de façon erronée et parcellaire.

Durham a  commencé par faire des performances, un  travail plus proche du théâtre que des arts plastiques, c’était les années 60, je pense. Ces performances étaient écrites, travaillées, Durham étant, par ailleurs, également  poète. Certaines de ces  performances furent  filmées. Le résultat, raconte Durham, fut dramatique : on n’y voyait que le pire de la performance, le moins bon. La performance était pensée, vécue par, pour, avec un public, dans sa présence. Ils eurent alors l’idée, lui et sa partenaire, dont je n’ai pas retenu le nom, de faire des performances pour la télévision. Sans avoir aucune idée de ce qu’est la télévision et n’en possédant pas. – Ici, une série de choses que je n’ai pas comprises. –  Ils n’ont sans doute pas pu travailler pour la télévision. Mais c’est comme ça qu’ils en sont venus à filmer leur travail, à faire ce qu’il continuent de faire, des performances filmées.

Ils travaillent à deux, sa partenaire s’occupant le plus souvent du tournage et lui étant le plus souvent l’acteur principal, voire unique, de ces performances.

Je retiens que Durham aurait commencé à Houston, puis a vécu à New York, ensuite à Mexico et habite, depuis 1994, en Allemagne.

A Houston, sa compagne d’alors est noire, travaillaient avec noirs et indiens, faisaient des performances, les plus dérangeantes qui soient dans une ville où l’on pouvait parler d’apartheid. New York quant à elle, est le terrain d’une débauche de performances dans tous les sous-coins de la ville, dans tout ce qui devient alors l’Underground New Yorkais, jusqu’à la nausée, jusqu’à la suspicion, jusqu’à la nécessité de partir. Au Mexique, je ne sais pas, peut-être rien – c’est ce qu’il dit. En Allemagne, ça continue, le travail.

Vision d’un film, de l’époque mexicaine :
Une voix off explique que le paysage filmé est celui du backyard de leur maison, l’arrière de leur maison. La caméra s’arrête, d’entre les buissons s’avance vers nous un homme en costume noir. C’est Jimmy Durham. Il parle en français, entrecoupe ses phrases de silences, de pauses, dans un rythme lent, égal, neutre . « Oui, oui, j’ai une maison, oui. Oui, oui, j’ai une maison. Oui. Une grande maison, c’est plutôt un château. C’est une très grande maison. Oui, oui, j’ai une maison. »
« C’est une maison avec des pierres aux angles. Et les murs sont faits de briques. » Il sort un paquet de sa poche, enrobé d’un tissu. « Je dépose le tissu là. » Il le dépose sur la pierre sur laquelle il s’est assis. Il a déballé une brique. « C’est une brique. C’est une belle brique. C’est en pierre, comme la pierre sur laquelle je suis assis. » « Grande invention technologique. » C’est une brique rectangulaire, orangée, c’est la brique qu’on connaît, peut-être un peu plus orange, un peu moins brique. « Il y a l’intérieur de la maison. Il y a une cuisine avec toutes sortes d’outils. » Il sort un couteau de sa poche. « C’est un très beau couteau, en argent. C’est un couteau. » Il dépose le couteau près de lui, on peut alors voir que c’est un couteau sans lame. « A côté de la  cuisine, il y a la… il y a la… il y a la salle à manger. Avec une table en chêne, très belle. Autour de la table, de la table en chêne, il y a des chaises, des très belles  chaises. » Il va chercher quelque chose dans la poche intérieure de son veston. « Ce sont de très belles chaise, en chêne. » Il sort un morceau de chaise, la partie supérieure arrondie, courbée, d’un dossier de chaise
Après, je ne me souviens plus. Peut-être le film s’arrête-t-il là. Oui.

Deux autre films dont je me souviens :
Un panneau, d’abord : « Please do not disturb, dog sleeping ». Puis, on voit un chien dormir sur un tapis, se réveiller, s’étirer, se rendormir, c’est très beau.
Un panneau, encore : « Please do not disturb, cat sleeping ». Puis, le chat qui dort sur une chaise, c’est très beau.

Ensuite Durham voudrait nous montrer une compilation, une sorte de best off de leurs performances, dont il n’aime pas trop le principe mais dont il reconnaît qu’il peut s’avérer pratique dans le cadre d’un exposé sur son travail.[1]

La copie est trop mauvaise, Durham demande que la vision en soit annulée.  « Mais pourquoi, comment est-ce possible que ça arrive, ce genre de choses. » Il s’excuse. C’est ici qu’il explique qu’ils n’ont, lui et sa compagne, toujours pas la télévision, ni quoi que ce soit qui leur permettent de visionner, chez eux, leur travail.

Enfin, arrive le film sur la destruction de télévisions par le jet d’une pierre, toujours la même, des mains de Durham himself. Lui, on ne le voit pas, la caméra est fixée sur la télévision posée à terre, face à nous, immobile, qui encaisse les coups, filmée depuis le point d’où Jimmy Durham lui lance sa pierre. Son corps n’entre dans le champ de la caméra que lorsqu’il s’avance pour récupérer la pierre qu’il vient de lancer, pour la lancer et relancer jusqu’à l’explosion de l’objet. Je ne sais plus combien il y avait de télévisons. Au hasard, disons 27. 27 télévisions détruites les unes après les autres. Je vois, je ne sais pas ce que j’en pense, rien. Durham parle. Le rire vient dans la salle quand il explique que l’une des télévisions, la dernière peut-être, une Sony, il n’est jamais arrivé à la détruire. Il a eu beau relancer la pierre avec de plus en plus de force, de plus en plus de rage, il n’y est pas arrivé. Durham parle de violence. Qu’il y a un moment où ces télévisions deviennent innocentes, n’ont rien fait. J’entends, je ne comprends pas. Il parle du goût qui s’attrape, tout de même, à massacrer ces télévisions. A ces détracteurs, à ceux qui accusent sa violence, qu’il reconnaît, il répond que les télévisions sont seulement passées d’un état à un autre, qu’elles sont mêmes passées à un état plus intéressant que leur état antérieur puisque d’anonymes et vulgaires, elles passent à la postérité de s’être vu leur mort filmée par des artistes. Il dit d’autres choses, importantes, mais que j’ai oubliées. Il parle de la métaphore. Il dit quelques mots aussi de son enfance, du goût qu’il avait de jeter des pierres sur des animaux ou des objets. Je ne comprends toujours rien. Durham parle des pierres. De l’architecture. Des pierres dans l’architecture. De la loi que comporte l’architecture. De ce que l’architecture dicte comme comportement. De ce que l’architecture fait la cité. De la façon dont l’architecture l’insupporte. Il dit : « J’essaye parfois de marcher comme les Allemands. Je n’y arrive pas. Ils ont l’air si sûrs. Ils marchent rapidement, sans hésitation, entre les bâtiments. Moi, je ne suis jamais sûr que ça tienne, je ne suis jamais sûr que je puisse accepter cet environnement. Je ne demande pas qu’en Allemagne les bâtiments se mettent à bouger, ça, ça se passe à San Francisco, mais ça ne me va pas. La pierre, c’est d’abord relié à l’architecture. Moi je veux une pierre complètement délivrée de l’architecture. »

C’est à ses mots que me revient en mémoire un article de Jacques-Alain Miller parcouru quelques jours auparavant où il était question d’une pierre, un passage que j’avais trouvé d’une extrême beauté sur les recherches, les investigations de Heidegger sur la pierre.[2] Je ne me souviens alors que d’une seule phrase : « La pierre n’a pas de monde. » Je pense en anglais : « A stone has no world .» Voilà, je tiens quelque chose qui va me permettre de penser quelque chose de ce dont je suis témoin. Je dois maintenant faire extrêmement attention à ne pas trop rater ce qui se dit, trop prise que je suis par mes propres pensées  – j’essaie de me souvenir, j’essaye d’écouter, maintenant je suis passionnée. Je me souviens de l’animal qui a déjà un peu plus de monde que la pierre, de la plante aussi, de l’homme qui certainement en a, un monde. Je pense le mot « passion », « A man has passions. »  Je continue de penser partie en anglais, partie en français. J’essaie d’écouter, j’essaie de penser, j’essaie de cesser de penser. Je pense à ce que devient la pierre quand elle est borne sur le bord d’une route, quand elle est architecture, église, temple, palais, palais de justice, pont, route, quand elle devient pierre tombale. Quand elle prise dans le signifiant et quand elle se fait signifiant de la mort. Je me remémore ce très beau cours de Miller. C’est assez fort, cette histoire de pierre. A l’heure qu’il est, je ne sais toujours pas pourquoi. Je ne retournerai pas déjà à la lecture de cet article, je veux rester encore dans ce que j’apprenais hier, dans ce que je commençais à savoir hier, dans ce que j’oubliais et dans ce qui m’apparaissait. Je  veux rester d’abord ouverte à la compréhension de l’œuvre de ces artistes, Durham et sa compagne. Mais maintenant leur discours peut me devenir familier, sans qu’il soit trahi, c’est une chance.

 

Lundi 3 avril

Bon, je reprends la plume. Nous sommes lundi maintenant, trois jours ont passé. J’espère que l’oubli ne deviendra pas dangereux.

Le film de la destruction des télévisions est terminé. Les lumières sont rallumées.

Durham décrit un autre de ses films : Des  choses arrivent dans une maison, transportées par lui. Des morceaux de bois, des morceaux d’arbre, je ne sais pas, je ne sais plus. D’une façon ou d’une autre, il y a des témoins. Cela aurait pris plusieurs jours. Ensuite, il serait sorti de la maison avec un bateau, celui qu’il a construit avec les objets qu’il a ramenés. C’est donc ça qu’il a fabriqué dans la maison. Il mène le bateau à la rivière. Il a une pierre aussi. Il la dépose sur le bateau, il le pousse à l’eau, on le voit s’éloigner lentement, pris par le courant, avec la pierre sur lui. Et puis couler. Il dit : « Ca, c’est soft. »

Donc, si mon souvenir est bon, Durham termine son exposé en parlant d’un projet qu’il aurait. Il y est, me semble-t-il, question de chats. Mais je ne sais pas ce qui se passe avec ces chats. Est-ce qu’ils sont détruits ? De toute façon, ce seraient de faux chats. Il parle des destructions qu’il rêve de mettre en scène ou qu’il va accomplir, en un lieu précis – ma voisine me demande où ça va se passer, quand, à Paris ? Ah, je n’en sais rien. Il parle de destructions de maisons et décrit les pierres qu’il utiliserait. Des pierres – ou une énorme pierre – s’abattant sur une maison, la couvrant entièrement. Et ces pierres auraient la particularité d’être grimée. Elles auraient d’énormes sourires. « Smily stones. »  Il parle alors du Mexique où il a vécu. Il dit : « Au Mexique, au plus vous êtes pauvre, au plus vous riez, au plus la mort vous fait rire. » Il explique ça, le rire, l’humour des Mexicains face à la mort. Alors j’ai l’impression de comprendre quelque chose, alors j’ai l’impression de subitement comprendre. A cause, de nouveau, d’un texte de Miller lu la veille. C’est incroyable. Ces hasards. Ca me paraît incroyable. Quelques phrases au passage.

C’est le texte de Miller qui sert d’argument au prochain colloque de l’ECF à Paris.[3] Un passage m’avait fort touchée. Un passage sur Spinoza. Un abord du réel par la joie, où vienne de la joie, serait possible. Je n’ai jamais lu Spinoza. Mais les passages où Lacan en parle, là où il décrit comment Spinoza fait de la tristesse un péché, m’avaient frappée, m’avaient changée. La tristesse, la dépression, comme péché, comme faute commise envers le désir, envers l’éthique du Bien-Dire. Ca vous libère un peu, ce genre de pensée. La tristesse n’a plus à être une fatalité ou même un devoir, n’est plus immanente à la vie même. Et voilà que Miller avance que Spinoza allait plus loin encore, puisque, en plus de n’avoir plus à être triste, l’abord du réel, l’abord de la mort aussi, de l’horreur du réel, peut devenir joyeux. A la condition de se mettre à la hauteur du réel, simplement. Simplement ? Je ne connais pas la recette. Mais, soudain, j’ai vu que l’exposé de Durham parlait de ça aussi. N’allait peut-être pas aussi loin, mais viserait cette attitude-là, en savait quelque chose. Durham termina son exposé en  disant : « Je ne veux pas chercher à faire rire de la mort, mais je veux que le rire soit présent, dans une situation insupportable. » 

Je suis allée lui parler après l’exposé. Très vite, très mal. Je lui parle de Heidegger que je n’ai pas lu. Je lui parle de ses pierres qui n’ont pas de monde. Ca le fait rire. « Yeah, it’s true. » Parle de la pierre de l’architecture, de la route, de la tombe. Parle de cette pierre en nous. De ce qui est pierre en nous, qui va sans sentiments, sans sensations, sans sensibilité. Il rit, il dit « Oui, oui, peut-être. » De cette pierre qui va. Je m’avance plus loin que ce que je ne suis capable de penser. Je trébuche dans mon anglais et dans mon enthousiasme et dans ma gêne, je veux aller plus vite, plus vite, arriver au bout, en finir. Je pense à la pulsion, il me semble. Je lui parle alors de cet autre philosophe, je parle de Spinoza, de l’article que je viens de lire. « Sadness is a sin. » Il rit. « C’est bien possible, c’est bien vu. » Je lui parle de la joie. Du réel, de l’horreur du réel, de la mort. Et de la joie possible du moment où on se mettrait au même niveau que le réel, en accord. Du moment où l’on ferait passer les choses de réel à réel. Je le remercie pour son exposé, lui parle de cette sorte de boucle qui s’y fait de la pierre à la mort et la place qu’il a pu donner au rire. Il me dit : « Oui, et vous avez vu tout ça sans voir – les films. » Puisqu’il n’avait pu passer les films qu’il avait prévu de passer, ce qui l’avait obligé à parler, à décrire, à expliquer. Je dis « Ah oui, ça c’est une question, oui. » Qu’est-ce que j’aurais vu s’il n’avait pas parlé ?  

Mais tout compte fait, dans l’après-coup, je me dis que c’est souvent pareil, qu’une œuvre se lit en son long, et en particulier dans l’art contemporain qui consiste aussi en insistances. En répétitions, reprises, relances de pierres insensées. Aurais-je seulement vu la destruction des télévisions, je n’y aurais rien compris, encore qu’on ne sait pas, ce qu’on comprend ou pas, de toutes façons, on a vu. Et puis aurais-je vu des tas d’autres films de lui, même sans commentaires, peut-être bien aurais-je fini par voir ce que je n’ai pas vu ce soir-là. Il suffit d’un rien qui vous accroche. Et il suffit peut-être même d’une certaine passivité, ouverture, temps. Pour que ça s’inscrive, trouve ses mots. Et ses paroles, à Durham, étaient assez imagées.

Donc voilà, je bredouille, je bafouille, je lui serre la main, je m’en vais ,et je sens que je suis très contente. Que j’ai beaucoup de chance.

 

Réflexions des jours suivants…

Quand les semblants vacillent

Le lendemain, je pense au titre du colloque de l’ECF : « Quand les semblants vacillent… »
Là où elle est pierre sans monde de Heidegger, la pierre de Durham, c’est là où elle est sans possibilité de mouvement, sans relation avec ce qui l’entoure, où elle est « ce qu’elle est et elle est là où elle est »[4] , c’est la pierre côté La Chose, côté réel, la pierre opposée à celle de l’architecture, du monde du signifiant, du semblant.  Quand Durham la ramasse et la lance, lui donne vie, il fait quoi d’autre que chercher à faire vaciller les semblants de ces tables, télévisions et autres frigos qu’il vise, et à les ramener à la dignité de l’objet ? Et on pourrait ajouter : là où il se ramasse, Durham, et se lance, se donne vie, est-ce qu’il fait rien d’autre que chercher à faire vaciller ce qu’il est lui-même comme semblant, comme sujet du signifiant ? Non que l’on se doive de cracher sur l’humaine civilisation du monde, mais tant il est vrai que, comme le souligne le texte de Miller, quand les semblants vacillent, le réel surgit. Et le réel, c’est ce que vise Durham. C’est un réel qu’il fait surgir.

A la pierre la vie donnée de l’humaine pulsion

Peut-être celui de son être pulsionnel qu’il insuffle en cette pierre, peut-être aussi celui de son être-pour-la-mort, aussi celui d’une jouissance, avouée, aussi celui de la répétition et de l’insistance, à montrer et à remontrer, sans mots, en silence, ce trajet d’une pierre tournant autour de son objet, qui fait ce voyage de l’étrange en étranger, en ramène une connaissance, un certain savoir autre, où le rire est présent, malgré l’insupportable.

De réel à réel

N’est-ce pas une façon pour Durham de se mettre à égalité avec le réel, à son niveau, d’établir des correspondances ? Voilà une pierre, voilà une télévision. Voilà une pierre, voilà une télévision, voilà l’homme. Voilà l’explosion. Voilà l’œuvre. Avec la pierre lancée comme métaphore de l’être réel de l’homme Durham, de ce qu’il est comme objet a, pulsionnel, pulsionnel et donc sans mots, silencieux, autant que l’est la pierre. Cette pierre lancée, son énergie, sa Konstante Kraft, son trajet n’est pas sans faire penser au tir à l’arc dont Lacan utilise le concept pour parler de la pulsion.  Aussi ne serait-il  pas exagéré de dire que la pierre qui s’en va frapper une télévision (qui n’est pas sans évoquer l’objet regard, cette machine qui le regarde), revient sur celui qui l’a lancée, en boomerang, et lui ramène un certain savoir sur l’absolument Autre, en tant qu’Autre réel, impossible.

Impossible Sony

A peu près aussi stupidement impossible que l’a été la destruction de la Sony. Ca, ça a fait rire. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé, voilà Durham surpris par le génie qu’il vient de délivrer, le réel qu’il met à  l’œuvre, comme si ce réel réagissait, lui faisait une entourloupette, mais si le génie  répond, c’est bien qu’il est là. Il se montre ici sous sa face de résistance. Et si l’on rit, c’est parce que ça, on le sait. On sait que le réel résiste. C’est cette résistance qui est reconnue. C’est d’elle qu’on se réjouit. Et  puis on sait aussi, intimement, la vanité qu’il y a à ne pas accepter ça.

Questionner la jouissance

Alors, par certains égards, peu importe que ce Durham vise soit ou non détruit, sinon qu’en cette destruction réside ce qui dit le côté ravageant de la pulsion, sa face destructrice, contre la vie, pour la mort.  Là où elle est insensée, cela que Durham, sans doute, interroge d’abord : « J’ai lancé des pierres, abattu des oiseaux, j’y éprouvais du plaisir, j’étais un enfant lanceur de pierres. » C’est cette jouissance-là qui fait d’abord question à Durham, qui lui fait aller au devant de la destruction et de la mort, par le biais de la reprise, de la répétition d’un geste de l’enfance. Et ce geste, de se voir isolé du psychologique – « c’est un garçon difficile, c’est un caractère violent », ou du prêchi-prêcha – « ça ne se fait pas, c’est violent, c’est pas civilisé », peut alors prendre une signification nouvelle. En tant que réel isolé au cœur du réel, ce geste peut se faire signe du réel qui y est à l’œuvre, du réel comme cause. Ce qui permet alors à Durham d’en venir à s’interroger sur la façon dont les Mexicains supportent la mort, dans un affect qui n’est plus celui de la peur, de l’horreur ou du déni.

Innocence

Ce qui compte, c’est d’avoir pu avancer suffisamment loin dans un trajet pour en arriver là, par le biais de  la grammaire de la répétition et de l’insistance d’un geste répété, jusqu’à atteindre ce moment, pour Durham, où les télévisions deviennent innocentes, mais où lui recouvre, à son tour, l’innocence. L’innocence qui peut-être lui permet de n’être plus en reste, en reste de devoir, face à un surmoi retourné sur lui, insensé et pousse à la mort. Ce qu’il montre est ce qui est, est ce qu’il vise, et il y réussit. Il y trouve une façon de payer son tribut  au réel, d’amortir sa dette de sujet du signifiant.

Pulsion vs Fantasme

C’est une approche du réel lavée du fantasme, lavée du sujet représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant. La pierre, à l’instar de la pulsion, est acéphale. C’est d’une approche du réel par la pulsion qu’il s’agit. Ici, le sujet est absent, la pierre est machine sans queue ni tête, sans pensée ou calcul, sans relation avec ce qui l’entoure, chose hors signifiant. Mais l’Autre réel est là. Il ne s’agit plus ici de l’accointance de petit a et de grand S barré, mais bien du tour que s’en est allé faire petit a, comme objet pulsionnel, du côté de grand A, Autre réel.

Réel du nom propre

L’éloignement de la scène fantasmatique tiendrait également au fait qu’il s’agit de performance et non pas de théâtre. Il y a bien le cadre de la caméra et ce cadre compte mais il est traversé, c’est une caméra qui capte un événement. Jimmy Durham, comme au théâtre, y va avec son corps même, en usant de vraies pierres et s’attaquant à des objets réels. Mais il le fait en son nom, en son nom propre, et non pas sous le couvert d’un rôle, à la différence de ce qui se fait au  théâtre. De ce fait-là, quelque chose de l’ordre d’un donner-à-voir de la vie d’un homme, acteur de sa propre vie, la performance est heurtante, plus que ne l’est le théâtre. Heurtante, parce qu’elle met moins de voile. La scène s’en éloigne. Il y a la pulsion, il y a le nom propre et un homme de chair et d’os. Il y a la vie, il y a la mort. Et tutti quanti.

Inéluctable

L’essentiel donc ici est dans le geste, dans cette métaphorisation dans le réel de ce que Durham vit du réel dans ce qu’il a d’effrayant et d’inconnu, mais qui cherche également du côté où l’abord du réel peut se faire dans la joie. Dans la joie de parce qu’il y a eu  reconnaissance et connaissance. Reconnaissance d’un désir et d’une jouissance mortifères, dans une démarche proche de celle de l’aveu, mais avec la prise de distance nécessitée par le cadre même qu’impose le désir de faire œuvre d’art, travail d’artiste. Connaissance parce qu’il y a eu assentiment à la bêtise, assentiment à l’absence de faire montre d’intelligence, avancée qui emprunte le chemin même de la jouissance : « J’aime à lancer des pierres». L’avoir repéré ce chemin, l’avoir isolé, longuement parcouru, piétiné, et dans un désir de dire quelque chose de ce désir-là, de cette jouissance-là, insensées, inciviques : « J’aime à lancer des pierres et je soupçonne n’y être pas le seul. Aussi, je lance des pierres sur des télévisions et je filme ça, et je le donne à voir, je renvoie à l’autre ma question. »  C’est avoir pu, avoir été capable d’avancer dans l’insensé pour le dire. L’insensé de l’aller vers la mort. Pour s’être finalement souvenu de la mort, là où elle est, réelle. La mort chez les Mexicains, chez les plus pauvres d’entre, ceux qui vraiment en sont menacés. Là, la mort prend une autre place, là, elle n’est plus prise dans le fantasme, là elle n’est plus prise dans la répétition, là, elle n’est plus celle du signifiant. Celle-là vous tombe dessus. Et les Mexicains auraient appris à s’y attendre, à y aller, vivants, dans ce savoir-là. Sans y croire plus, mais joyeusement. Parce qu’enfin bon, Herr, was ist es da zu sagen ?

 

Véronique Müller
Lundi, 10 avril 2000

[1]              On a juste le temps de voir, dans le coin d’une salle d’exposition, une table, puis lancée sur la table une pierre, à plusieurs reprises. La pierre ne paraît  pas être une vraie pierre, elle semble rebondir trop. Puis, la table explose, s’effondre. C’est drôle. Le film était passé en boucle dans le coin de l’exposition où la table avait été détruite.

[2]              Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, Revue de psychanalyse, n° 44, février 2000, « Biologie Lacanienne et événement de corps », partie III : « Evénement de corps et avènement de signification », 3ème point :«  Le règne de la pierre », p. 31. La citation exacte est : « La pierre est sans monde ».

[3]              Jacques-Alain Miller, « Les us du laps », 26 janvier 2000.

[4]              Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, Revue de psychanalyse, n° 44, février 2000, « Biologie Lacanienne et événement de corps », p.32.

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