par Jacques-Alain Miller
Faut-il vraiment que je présente le thème, et comment s´en servir ? J´ai le sentiment, et même, les preuves, que cela a déjà été bien compris. Les trois petits textes diffusés en témoignent, et les propositions qui m´arrivent depuis trois jours. J´espère n´oublier personne (sinon, qu´on me le signale; la présente liste a été arrêtée dimanche à minuit).
Sonia Chiriaco prend une vue de survol sur son analyse, sous le titre Retour au futur antérieur;
Clotilde Leguil veut narrer et analyser la mutation soudaine de son rapport au langage;
Didier Guénardeau sa rencontre avec le silence;
Dominique Heiselbec un rêve où l´écriture, dit-elle, lui apparaît comme « une suppléance à la forclusion du sexe féminin »;
Françoise Haccoun « un moment de contrôle » qui lui a permis de « franchir le passage à l´analyste »;
Philippe Chanjou son « parcours analytique, du point de vue de l´angoisse »;
Carole Dewambrechies-La Sagna, le sens d´un « rêve chez Lacan »;
Anne Ganivet-Poumellec l´effet d´une interprétation dont l´énoncé était: « Qu´est-ce que l´impératif ? »
Agnès Aflalo veut analyser l´un de ses actes manqués, visant Arrabal, et témoignant du fonctionnement de « l´inconscient après l´analyse »,
et Laure Naveau, un phénomène de corps médusant, survenu depuis sa passe d´Analyste de l´Ecole.
François Leguil me communique son titre, Les séductions paradoxales d´un Bildungsroman,
et Pierre Stréliski le sien, Sans titre. Toujours futé !
Non, ce n´est pas la passe pour tous. Ces textes sont faits pour être prononcés devant un public, le tout-venant – non pas au seul bénéfice de deux passeurs, et, par leur intermédiaire, d´une commission de spécialistes. Lorsqu´on fait la passe, on n´est pas, ou on est moins, en représentation ; on est plus indiscret sur soi-même ; et l´obtention d´un titre est mise dans la balance. Ces Journées, ce ne sera pas la passe généralisée, mais le recueil, ample et aléatoire, d´une centaine de témoignages, rapportant des fragments, des éclats et des éclairs d´analyse, des moments transformationnels, des fulgurations inopinées, ouvrant pour le sujet sur un monde nouveau, ou du moins, décelant dans le monde ancien une fissure par où se glisser pour le considérer comme de l´extérieur.
Ce n´est pas d´une enquête de sociologue qu´il s´agit : nous ne parlons pas filières, formations, installation, institutions, réseaux, clientèle, moyens de parvenir, position sociale, réputation, prestige. Il ne s´agit pas non plus d´un « how to« , de l´acquisition d´un savoir-faire, d´un tour de main, d´un « knack » clinique. C´est en forgeant qu´on devient forgeron, mais ce n´est pas en analysant les autres qu´on devient analyste – contrairement à l´illusion qu´ont favorisée un temps nos excellents Cpct – on devient tout au plus, et au mieux, « un bon professionnel », « un bon clinicien », sachant appuyer sur les boutons.
Devenir analyste, au sens qui est ici en question, concerne un état spécial du sujet, d´une aptitude acquise, si l´on veut, mais résultant de l´opération psychanalytique, quand on y entre, et qu´on y dure, comme analysant.
Il s´agit d´une condensation, contraction, de la libido, telle que prend progressivement consistance, se dégage, et enfin s´isole, son noyau de jouissance, dit objet petit a. Ce petit a nucléaire gagne en densité au fur et à mesure que les signifiants sont délestés (désinvestis) de la charge libidinale propre à chacun, laquelle, libérée, file vers le noyau, et y ajoute son quantum. Au terme idéal du processus, la séparation est accomplie: lavés, rédimés, nettoyés de jouissance (toujours un peu sale, la jouissance, ignoble, abjecte…), les signifiants sont prêts à servir à de plus hautes opérations, dont la mathématique est le nec plus ultra; l´objet a, cessant d´obstruer le mental du sujet, devient disponible comme instrument des cures, tenant-lieu pour les analysants, de leur petit a en devenir.
Cette « passe » trouvée entre tous écueils, est, bien entendu, une fiction régulatrice.
D´abord, il est des sujets capables, en quelque sorte, naturellement, de jouer du signifiant mathématique, même si, comme pour tous, il a aussi pour eux sa face pathématique – et comment ! D´où le Wunsch confessé par Lacan, qu´il serait beau que nul n´entre ici qui ne soit géomètre – autrement dit, que l´on exige de l´analyste en espérance « un don de la sorte dont se crible l´accès à la mathématique, si ce don existait ». On en est loin.
Ensuite, le nettoyage reste toujours inaccompli, partiel, tâche infinie. Ça, ça nous connaît. Le ventre est encore fécond où se forment tes symptômes. « Restes symptomatiques », dit Freud, qui recommande auto-analyse permanente et tranches périodiques. Lacan, l´inventeur de la-passe-une-fois-pour-toutes, évoque une « contre-psychanalyse » pour remettre, si je puis dire, du vent dans les voiles, et il construit le concept d´un au-delà du symptôme. Cette construction consiste à intégrer au symptôme son reste inéliminable – d´où son appel à un signifiant nouveau, bien que très ancien, le « sinthome ». Ô Jouissance ! « La mer, la mer toujours recommencée… ». Donc, nous parlons modestement d´un sujet qui se révèle apte à analyser, et non pas d´un « être-analyste », qui n´est qu´infatuation.
Freud et Lacan s´accordent très simplement à penser que l´exercice de la fonction d´analyste exige de rester analysant de son inconscient – à l´endroit (ou à l´envers…) du « sujet supposé savoir ». Il faut pour cela que persiste, après la cure proprement dite, un transfert à un Autre, donnant son support à la tâche. La nature de cet Autre est diversement incarnée.
Pour Lacan, c´était Freud, le regard de Freud – un regard pas forcément bienveillant, vu les travaux de rénovation et d´embellissement à la française engagés par le successeur – qui, sous un autre angle, sont autant de déprédations. Il pouvait penser que Freud était trop « Dieu jaloux », et aussi, que son goût était à la fois trop classique-allemand et trop kitsch, pour apprécier son génie baroque et géomètre. D´où la teinte légèrement hostile de son transfert à Freud.
La même nécessité, de rester analysant, se voit chez nos malheureux collègues, qui parasitent incessamment l´acte psychanalytique d´une pratique véritablement frénétique, désespérée, de l´analyse de leur « contre-transfert ». Ils sont, eux, handicapés par leur transfert négatif à Lacan. Quel dommage que, dans l´ensemble, hormis certaines exceptions (je pense à mon ami Horacio Etchegoyen), ils se soient contentés de donner à ce transfert qui pourrait être si fécond, cette forme inepte : « On pige pas, c´est nous qu´on a raison ». Les lacaniens restant occupés à exploiter les riches filons d´un enseignement sans pareil, c´est bien d´eux, les « orthodoxes », qu´on pouvait attendre qu´ils relancent la dialectique du mouvement psychanalytique, par une critique assidue et informée des élucubrations de Lacan. La tâche nous reste donc sur les bras.
L´Autre indispensable à lire l´inconscient dont on est sujet, s´incarne… où il veut. Mais enfin, il faut un ou des corps, présents ou absents, vivants ou morts. Un corps social, un Léviathan comme une Ecole, représente ça pas si mal.
C´était au moins l´ambition de Lacan pour la sienne, quand il en faisait un sujet supposé savoir, comme en témoigne la couverture de sa revue : « Scilicet – tu peux savoir ce qu´en pense l´Ecole freudienne de Paris ».
Eh bien, ces Journées de novembre, dans le grand désordre hasardeux qui s´annonce, seront le Scilicet de l´Ecole de la Cause freudienne – non pas sur « l´être-analyste », qui n´existe pas, mais sur le « devenir-analyste », qui, lui, insiste. Et ce sera d´autant plus l´événement de l´Ecole que ni les entrées, ni les interventions, ne seront réservées, loin de là, à ses seuls membres. C´est dire, en effet, que l´Ecole se rend comptable, pour le meilleur et pour le pire, des conséquences qu´elle engendre dans les têtes et dans les coeurs si je puis dire.
Cela ne signifie nullement qu´elle garantisse le moins du monde la pertinence de ce qui s´énoncera à cette occasion. Chacun s´exprimera à ses risques (ce principe est inscrit dans les statuts de l´Ecole). Pas de « comité scientifique ». En psychanalyse, pour des Journées publiques, qui ne sait que ce serait largement bidon ? Pour que cela ne le soit pas, il faudrait… s´y prendre autrement. Y penser pour l´avenir, pourquoi pas ? Mais cette fois-ci, il suffira que ce ne soit pas tout et n´importe quoi.
Donc, il faudra bien un filtrage. Mais je me promets de le faire aussi bénin que possible, et de dorer la pilule aux éventuels refusés.
A suivre