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Varia sur la Passe #71

L’AE ET SON TÉMOIGNAGE


par Antoni Vicens

 

Dans son intervention au Cinquième Congrès psychanalytique international (« Les chemins de la thérapie psychanalytique », 1919), Freud fait état de la demande formulée par quelqu’un d’une résolution de la cure par un exercice de synthèse, qui suivrait ce qui aurait été proprement une analyse. Freud répond pour avertir que « dans la vie psychique, nous faisons face à des aspirations soumises à une compulsion à unifier et réunir ». C’est donc l’inconscient qui unifie, qui synthétise. Ainsi, le travail d’un AE ne doit pas être celui de compacter ce que l’analyse a fait circuler comme discours pendant le travail analysant. L’AE doit résister à la synthèse, qui ne serait dans cette affaire qu’un recours à l’ignorance. Le discours du maître connecte ce que l’analyse sépare; le témoignage de l’AE est un recours – pas le seul – pour trouer l’École, c’est-à-dire pour défaire ce que le discours du maître massifie dans son intérieur.

Avec le travail du témoignage, l’AE devient analysant de plein exercice ; analysant sans analyste, au risque de devenir un marteau sans maître. Mais l’École lui a fait confiance, parce qu’elle lui a supposé qu’il ne prendra pas cette forme de libre association comme une croyance à la libre pensée.

L’École est aujourd’hui, par l’initiative prise par Jacques-Alain Miller avec la création des 38èmes Journées, dans un mouvement analysant. L’École est une école d’analysants, mais pas pour autant sujets d’une parole irresponsable ; ils le sont d’une parole dont on ne craint pas la réponse, qui viendra, ainsi que l’enseigne le discours psychanalytique, du réel. Dans ce contexte, le témoignage de l’AE vaut comme une parole analysante qui n’a pas le filet de protection de l’Autre supposé au langage. Si l’École dit « tous analysants », les AE le sont, non pas en rapport à un manque particulier, mais ils le sont face au trou du langage.

Ce n’est pas le groupe qui répond alors à cette parole. C’est l’École qui répond, mais dans la mesure où cette École se distingue justement du groupe. Cette réponse est diversement audible. Mais en tout cas, c’est à l’AE d’écouter cette réponse, et de réagir par une interprétation. Évidemment cette interprétation n’est pas oraculaire, elle n’est pas donneuse de sens. La présence même de l’AE, ou son absence, interprète déjà, pour séparer les S1 du savoir constitué. Un amour du savoir constituant mobilise l’AE, cet amour qui reconnaît la solitude qui le fonde, comme le vrai amour se fonde sur la séparation d’avec le partenaire. Voyez cette pratique troubadouresque qui consiste à nourrir l’amour avec la distance de l’objet aimé. Par là, l’AE est seul, mais cette solitude l’est d’un instant, comme un soupir. Bernard Seynhaeve disait mardi soir à l’ECF que la solitude de l’AE est celle de l’Un tout seul, branché au réel. Mais le réel répond ; ceci est un enseignement de Lacan, tiré de la logique de la psychose, que l’on doit appliquer à l’inconscient. C’est ce que comporte, me semble-t-il, ce que nous appelons, après Jacques-Alain Miller, l’inconscient réel.

Autre chose serait l’ennui (qui est une mauvaise lecture de l’unien, enseigne Lacan). L’ennui du psychanalyste vient quand personne n’écoute la réponse de l’École.

Pris dans ce mouvement, le témoignage de l’AE montre la dignité de la position d’analysant, contre la matérialisation technique de la connaissance que pratique le cognitivisme, bras mental – comme on dit « bras séculier » – du maître sourd et aveugle de notre temps. L’amour n’est pas une cognition; comme la mort ne l’est pas non plus. Et cette forclusion a les plus lourdes conséquences dans le malaise de notre civilisation.

Par son travail de témoignage, par son transfert à l’École, l’AE montre ce qu’est la pensée de la libre association après l’expérience d’une analyse. L’intime et l’extérieur sont en continuité. Il s’agit de lui donner une forme au service du discours. Le témoignage, c’est la continuation de l’analyse par d’autres moyens, lorsqu’il n’y a pas d’analyste. Il prend souvent le style de la mise en forme de restes, avec l’intention de les transformer en appât pour de nouveaux transferts. Avec la conviction que le renouvellement du transfert vient désormais, non pas de la prestance du psychanalyste ou de l’inflation de son savoir, mais du fait qu’il « sait être un rebut ». Il sait qu’il l’est, et partant il n’a pas la fausse pudeur de la normalité.