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Varia sur la Passe #68

CECI N’EST PAS UN AE, CELA EST UN PASSANT


Faire école, à travers des désirs orientés par le réel

par Françoise Labridy

 

Tirer un fil et devenir le funambule de son propre fil, en le tirant en permanence devant soi, tel est le chemin de l’après passe. Exercice instable, expérience curieuse, de laisser se déposer la parole des autres, dans le creux tracé par l’expérience de sa propre analyse. Elle origine un mouvement sans finalités autre que la cause à creuser pour celui qui en vous adressant sa parole, parle à un lieu en lui qu’il aura à ouvrir, repérer, cerner, puis desserrer pour lâcher ce par quoi il le comblait pour étouffer le plus intime de sa souffrance.

Pourquoi est-ce sur l’enseignement de l’AE qu’on fixe sa fonction ? L’art se transmet, ne s’enseigne pas. Quelle est la différence ? Il se transmet dans un lien de maître à apprenti, il n’y a pas de savoir artistique séparable de l’acte de transmission par lequel le métier s’acquiert. Transmettre ce qui fait que ça se transmette par sa geste, son acte. Dans la psychanalyse, c’est l’acte d’un désir qui est à transmettre, constamment, incessamment, c’est le transfert à un inconnu, à une inconnue, avoir à se causer d’un désir contre la jouissance qui resurgit toujours et le recouvre. Le passant, c’est celui qui dans son ou ses expériences successives d’analyse s’est inventé un savoir-faire, qui a bricolé une solution, qui a trouvé quelques maniements spécifiques lui permettant de s’éloigner de la jouissance qui le contraint et qui en a trouvé apaisement, voire enjouement et enthousiasme : j’y arrive. Dans Leçons sur Tchouang-Tseu (p. 21-25), Jean-François Billeter relate l’expérience du Charon Pien qui possède « un tour que nous ne pouvons pas exprimer par des mots. Le langage peut jouer dans l’apprentissage pour l’aider à comprendre ses erreurs et en tirer des leçons… Je n’ai rien pu faire pour le transmettre à mes enfants parce qu’ils n’ont pas voulu faire le geste par eux-mêmes. C’est pourquoi, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. Il n’a ni successeur, ni maître, il n’est ni l’inventeur de ses outils, ni de sa technique, mais il a lui-même mis au point son geste : “entre force et douceur, la main trouve, l’esprit répond”. ».

« J’y arrive », joie du geste efficace. Décider d’entrer dans la procédure de la passe, c’est choisir de ne pas rester seule dans cette subversion de la satisfaction, c’est la faire partager pour qu’un enseignement pour la psychanalyse et sa formation en soit tiré. C’est vouloir inscrire cette mutation subjective au compte de l’École, comme résultat. Cet écart désir/jouissance par le transfert à la langue, d’où chutera l’objet, reste à réitérer, grâce à ce que l’analysant a apprivoisé de ses formations de l’inconscient et dont il peut se servir comme d’une boite à outils, ou comme d’une palette de couleurs. Pour que le psychanalyste reste moderne, plutôt en prise sur ce que vivent ses contemporains, et que la psychanalyse témoigne de sa pertinence, il y a à saisir « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Qu’est-ce qu’il y a à nommer pour celui qui fait la passe, ne serait-ce pas la pertinence du passage, soit le repérage de la percée du désir en acte dans le retour de la jouissance, pour pouvoir s’en éloigner chaque fois qu’il se reproduira et ouvrir à ce nouvel écart par« la geste » ?