Une petite fille se tient immobile au centre d’un théâtre romain. Un masque recouvre son visage. Cette scène est déposée en début de cure. C’est un rêve d’angoisse où je me tiens pétrifiée sous le regard moqueur de l’Autre qui me scrute.
Si Rome évoque le pays de naissance de ma mère, la commedia dell’arte fait penser à mon frère qui choisit de devenir homme de théâtre. Tout petit déjà, ses remarques pertinentes ravissaient et amusaient les adultes. Ce visage masqué me rappelle celui des femmes voilées du pays où je suis née, véritable point de fascination. Mes yeux fixeront longtemps le trou de la bouche ouverte guettant ce qui en surgirait. Cette curiosité sexuelle s’intéresse au lieu du souffle de la vie ou de la mort, tempête ou silence, vérité, sentence… Ma voix vacille, disparaît en public. Le regard rivé à cette bouche vient la boucher.
Pendant des années, sur le divan ma bouche dévidera des constructions où le regard de l’Autre m’épingle. Face à lui, je tente de me faire discrète dans une demande d’amour silencieuse mais tenace.
Une phrase maternelle : « J’ai du arrêter d’allaiter ton frère pour te nourrir », surgit comme la confirmation d’une harmonie rompue par mon arrivée au monde un an après mon frère. Un rêve vient y répondre : je suis dans les bras de ma mère qui prononce cette phrase « je te donne à manger ! ». Nous sommes face à une fenêtre derrière laquelle dans une tempête de sable des criquets dévorent tout sur leur passage.
Récemment, reparlant en séance de cette scène du théâtre, je m’avise de quelque chose que j’ai toujours eu sous les yeux et que je ne pouvais pas voir : les gradins du théâtre sont vides ! Seul mon regard alimentait donc cette moquerie recouvrant un point resté vif de la jouissance maternelle attrapée dans un souvenir : celui où la mère pince la joue de sa fille jusqu’au moment où les larmes commencent à poindre dans les yeux de l’enfant.
Dans ces gradins, apparaît alors le vide. Vide du regard maternel qui souligne que cet Autre moqueur n’existe que parce que je le fais consister. Une façon de figurer l’Autre qui n’existe pas. Mais, dans ce vide, un mot d’enfant, déposé il y a longtemps, prend alors une résonance nouvelle.
Il surgit dans une scène où la mère est entourée de ses deux enfants que je me représente comme dans le tableau rond de Raphaël La vierge à la chaise. La mère tient son fils aîné dans ses bras et lui adresse des mots tendres : « Tu es mon lionceau ! ». Une réponse surgit aussitôt de la bouche de l’enfant qui regarde : « Alors, je suis ta lionne sotte ? ». Le rire accuse réception et le sourire accompagne encore cette histoire inscrite au tableau des anecdotes familiales.
C’est dit ! Je prends la parole dans une tentative de me différencier au risque de perturber cet arrangement. Ressembler à l’aimé, né sous le même signe du « lion » et m’en différencier au féminin. Résonne alors une autre version de la sottise ! La sottise serait de rester rangée sous la tristesse maternelle où je crois mon être épinglé : qu’« elle » ne soit pas née ! Ce n’est plus mon être qui est visé mais ce «elle».
J’ai longuement reconstruit un désir de mort à mon endroit, ma mère est triste et regarde ailleurs depuis longtemps, dans un regard centré sur elle-même. Peut-être depuis la naissance de son jeune frère qui l’aurait détrônée de l’exclusivité de l’amour parental. Le « tous les deux pareils et tout pour eux » sera le slogan maternel face à l’arrivé de son second enfant, arrivé trop tôt, en trop… il deviendra le jumeau habillé à l’identique, redoublé par le choix d’un prénom dont l’écriture est au masculin, en italien.
Quand tout est pareil, rien ne vaut et la tristesse prévaut. Je me débattrai longtemps avec ça. La tristesse habille les femmes de ma famille m’évoquant une lignée de pleureuses siciliennes. C’est la pulsion de mort qui est à l’oeuvre. Je la rencontre dans un impératif de néantisation que je reçois comme désir de mort à mon endroit.
Faut-il être un garçon pour ne pas être morte ? La lionne sotte est une question sur le féminin. La réponse maternelle est au masculin dans une duplication des paroles de son père : « Une fille ne peut pas, ne doit pas… » La moquerie vient là où il n’y pas de réponse toute faite sur le féminin, mais une réponse à construire face au réel. Pour sortir du théâtre des lamentations, il ne me fallait pas faire semblant, mais faire. Éducatrice, puis psychologue, j’ai choisi de travailler à construire au quotidien des solutions avec des jeunes, avec des parents. Là, la voix peut se faire instrument, dire oui, non, inventer et parfois obtenir des effets réparables dans la vie de sujets avec l’éclairage de la psychanalyse. Le savoir qui se constitue dans la cure en est le centre.