Note conjointe sur la solitude de l’AE
par Rose-Paule Vinciguerra
Dans le JJ n° 69, Jacques-Alain Miller revenant sur les cartels de la passe regrettait que le Collège n’ait pas mis à l’ordre du jour de ses travaux le désir des cartels ces dernières années. Une phrase s’est pour moi détachée de son propos. On aurait pu thématiser, dit-il, concernant ces cartels « le désir de nommer et le désir de ne pas nommer… » Le désir de nommer pour un cartel de la passe semble aller de soi. C’est sa fonction de nommer des AE. Mais que serait pour celui-ci le désir de ne pas nommer? Une sombre jouissance « à lui-même ignorée » ? Plus banalement un élitisme fermé de « gens en place »? Sans doute cela est-il pour chacun à interroger. Mais ne peut-on plutôt évoquer ici une certaine « frilosité » dans les décisions de nomination ? Cette frilosité, si elle existe, me semble en lien avec une exigence qui traverse le cartel. D’où peut venir cette condition dont d’aucuns pourraient penser qu’elle confine à une mise en demeure des passants ? Il me semble que les membres d’un cartel de la passe, lorsqu’ils sont en fonction, ne peuvent pas ne pas avoir en tête, dans le temps même qu’ils écoutent et qu’ils débattent ensemble, les élaborations récentes de Jacques-Alain Miller sur la fin de l’analyse et la passe à partir du tout dernier enseignement de Lacan. Une phrase du cours de cette année me revient : « Tant que vous n’avez pas obtenu un c’est ça, pas la peine de jouer à faire la passe ». Un c’est ça que vous avez pu réduire à partir des semblants qui vous animent ; un c’est ça, le votre, irréconciliable condition de jouissance sur ou plutôt contre laquelle vous devez désormais vous appuyer, bref votre sinthome. Il me semble que les cartels de la passe sont en attente, non pas d’un témoignage qui exemplifierait cette avancée de la recherche en psychanalyse et qui du coup sonnerait inévitablement faux, mais d’un travail analytique effectué jusqu’à une monstration, celle de la limite même d’un irréductible « sans raison », non résolu dans la signification phallique. Et sans doute est-ce ce désir de savoir…encore qui arrête un cartel dans son souhait de nommer quelqu’un AE. C’est cette affinité avec la recherche qu’effectue Jacques-Alain Miller qui m’apparaît aujourd’hui comme justifiant un relatif « ne pas nommer » dans le cartel de la passe dont j’ai fait partie.
Je voudrais maintenant revenir sur un syntagme assez souvent rencontré: « la solitude de l’AE ». Après sa nomination et une fois passée l’euphorie des premiers temps de son exercice, l’AE éprouve-il une désespérante solitude, comme on peut parfois l’entendre ? Il y a solitude et solitude. Une chose est la solitude de fin d’analyse, cette traversée du désert, lorsqu’il n’y a plus aucun sens qui vaille, cette rencontre du « Rien peut-être ? » comme l’a écrit Lacan. Mais la solitude de l’AE, comme celle de chacun de ceux qui ont fait un choix subjectif impliquant une perte, ne me semble pas de nature à être déplorée. Dans l’exercice de leur mandat, les AE travaillent : c’est ce qu’ils ont à faire. Ce qui est difficile, c’est leur travail, pas leur solitude. Car leur élaboration qui vaut pour eux-mêmes vaut sans doute aussi pour quelques autres et elle s’adresse toujours à l’Autre de l’École.
L’École ne les reconnaît pas ? C’est arrivé, oui, et parfois sans détours. Mais si l’AE doit être analyste de l’expérience de l’École comme le voulait Lacan, à charge pour lui d’analyser la cause « politique » de son malaise. Cela ne s’est pas fait jusqu’ici publiquement ; cela devrait se faire dorénavant. Jacques-Alain Miller opère en ce moment de façon éclatante une interprétation de l’École. Il est de la responsabilité des AE de pas se dérober à cette tâche dans d’autres endroits de l’École et d’interpréter, lorsque cela est nécessaire, son expérience même. Les événements nous ont appris qu’au pays de l’inconscient, il n’y a pas à désespérer du désir. Tôt ou tard, le refoulé fait retour. Aujourd’hui nous n’avons pas à bouder notre plaisir.