par Hélène Parvillé
Le 3 décembre dernier, la Maison du Barreau accueillait un colloque, « Gouvernance économique, éthique et régulation ». Puissance invitante, Christian Charrière-Bournazel, le Bâtonnier de Paris, animait la dernière session, intitulée « Ingérence des dogmes et crises des valeurs ». Il introduisait Alvaro Gil-Robles, ancien commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris, Olivier Boulnois, philosophe, directeur d’études à l’École des Hautes Études, et Jacques-Alain Miller, chargés de présenter au public leur analyse de la crise contemporaine, tandis qu’Alexandre Adler devait conclure la discussion par une synthèse.
Les discours judicaire, politique, philosophique et religieux, nous présentent tout d’abord une vision presque manichéenne du monde occidental : d’un côté, un Eldorado démocratique ; de l’autre, une crise diabolique. La Convention européenne des Droits de l’Homme est ainsi considérée comme la chartre d’un monde-modèle, malheureusement ravagé par les conséquences d’un « capitalisme fou », et de ses prises de risques inconsidérées, violant le « principe de responsabilité ». On déplore que la justice soit supplantée par le souci de sécurité, et que la société soit de plus en plus intransigeante, de moins en moins tolérante et solidaire. Il est également question de la crise de la famille, devenue incapable de transmettre certaines valeurs. Pour Alexandre Adler, le refus d’enfantement, la peur de se reproduire, traduit l’absence de confiance dans l’avenir. Face à la crise, il y aurait donc un impératif de lutte, afin de faire respecter les lois, et de former des citoyens capables de se faire entendre. Les dogmes prennent alors toute leur importance : ils forment un système de convictions, un cadre qui détermine les valeurs et les actions de l’homme.
Et si les conduites des personnes avaient des causes moins rationnelles que la loi dogmatique ? Le discours psychanalytique vient ici trouer l’idéalisme démocratique. La crise n’est plus seulement le vacillement d’un système, mais l’émergence d’un réel, et elle est porteuse de vérités. Dans un article du 11 octobre 2008 dans Marianne, Jacques-Alain Miller définissait la crise financière comme suit : « Il y a crise, au sens psychanalytique, quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. Une crise, c’est le réel déchaîné, impossible à maîtriser. L’équivalent dans la civilisation de ces ouragans par lesquels la nature vient périodiquement rappeler à l’espèce humaine sa précarité, sa débilité foncière ». Il n’existe pas un « Paradis des valeurs », mais des transgressions, des dévaluations, des dévalorisations : les « valeurs » sont depuis toujours en crise. Et l’argent, « la valeur de toutes les valeurs, la valeur par excellence, celle qui tue toutes les significations », c’est la vérité de toute évaluation. Ce qu’il en reste, c’est l’objet anal, le déchet, « l’actif toxique » de la finance. La crise pousse les sujets vers d’autres valeurs, des valeurs-refuges : l’or, dont le cours monte vertigineusement, ou encore Dieu, valeur absolue… Les financiers promettent de faire pénitence quand Wall Street s’effondre, ils oublient tout dès que les affaires reprennent.
Pourquoi la civilisation serait-elle douce ? Joseph de Maistre (1753-1821) avait bien mis l’accent sur le fait que ce qui fonde la société, c’est le bourreau, l’homme qui tue. Les châtiments suscitaient la liesse populaire : grandes occasions de jouissance. Mais, aujourd’hui, les calculs utilitaristes évacuent la jouissance. Le psychanalyste ne saurait rêver d’une justice idéale, il prônerait plutôt un droit qui nuancerait la croyance en la vérité, qui saurait que le vrai n’est jamais le réel, et qu’il y a toujours une part d’insondable autant dans le crime que dans la décision judiciaire. Par ailleurs, ne croyons pas qu’il existe un capitalisme sage et un capitalisme fou. Ils sont solidaires. L’essence du capitalisme, c’est le risque, c’est l’excès ! Même si la vieille France paternaliste est attachée au principe de précaution, « le risque est une valeur qui triomphera au 21ème siècle », proclame Jacques-Alain Miller. Et il nous sollicite à prendre part activement à ce mouvement : « J’aime beaucoup le 21ème siècle, avec ses verrues et ses boutons. Décider d’être de son temps est thérapeutique, dit-il, je le recommande à tout le monde».
Jacques-Alain Miller se distingue donc nettement de ses interlocuteurs progressistes, quarante ans jour pour jour après Lacan, lors de sa conférence à Vincennes du 3 décembre 1969, intitulée « Analyticon » : « Je ne suis libéral, comme tout le monde, que dans la mesure où je suis anti-progressiste. À ceci près que je suis pris dans un mouvement qui mérite de s’appeler progressiste, car il est progressiste de voir se fonder le discours psychanalytique (…) » (Séminaire XVII, p. 240).
Enfin, pour conclure la journée, Alexandre Adler expliqua la crise par l’illusion du progrès, qui consiste à croire que ce qui monte ne peut pas descendre : cette loi ne s’applique pas aux œuvres humaines. Pour lui, on est à la veille d’une grande révolution économique. L’ensemble de l’Occident a été convaincu en un instant que les grands entrepreneurs ne sont pas les gourous de tous les temps, et que l’État a un sens, une capacité de régulation.
Une réponse sur « « LA CRISE DES VALEURS » AU BARREAU DE PARIS »
Je l’ai déjà lu et je l’avais trouvé très convaincant! Nostalgie quand tu nous tient… Que de talent! J’espère que Mle Parvillé nous enchentera de sa prose incéssament sous peu. Avec passion. CBG