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#73

PAS DE DERNIER MOT


par Anne Lysy-Stevens

 

Catherine Lacaze-Paule commence son texte, qui m’a plu, en disant qu’elle parle « d’une place singulière et assez paradoxale » : n’ayant pas participé jusqu’ici à la procédure de la passe, elle ne peut en parler que « du dehors ». Je me trouve dans une position analogue, et je dis : oui, il est possible d’en parler aussi de là, sans pour autant confondre les places, sans prétendre que « Tout ça, c’est pareil », mais sans craindre non plus que cela ne vaudrait pas. J’ai la conviction que la passe concerne chaque analysant, qu’il en fasse usage ou non.

Je me suis intéressée à la passe, et à l’École qui en est indissociable, d’emblée, dès le début de mon analyse. C’était ça, la psychanalyse, à nulle autre « thérapie » pareille. Je me suis entendue dire, au premier rendez-vous, poussée par l’urgence de l’angoisse et étouffée dans les impasses de l’amour : « Je ne cherche pas le bonheur, je veux voir clair ! » J’ai pu m’engager très vite dans la vie de l’École grâce à la confiance que m’ont accordée des « aînés », qui n’ont pas eu peur d’impliquer la « petite jeune » que j’étais. Je ne savais même pas encore que je serais un jour – et bientôt – analyste ! J’étais mue par un puissant désir d’analyse.

Des années plus tard, en mai 2000, j’ai pris l’initiative de lancer en Flandres, avec trois collègues gantois, Lieve Billiet, Geert Hoornaert et Luc Vander Vennet, un « Séminaire sur l’École et la passe ». C’était une prise de position, à ce moment et dans ce lieu, par rapport à la conception universitaire et groupale qui y régnait.

Actuellement, ce Séminaire s’inscrit dans le cadre du ‘Kring voor Psychoanalyse’ de la NLS. L’accent est mis sur le travail des textes, auquel nous invitons tous les participants : lecture préalable, commentaire détaillé et discussion sont les constantes des réunions, qui ont pu prendre des formes et des rythmes différents au fil des années.

Au cours du commentaire des textes fondateurs de Lacan, nous nous sommes mis à étudier aussi les témoignages des AE, les travaux des cartels de la passe, et d’autres textes de référence. Cela a abouti en 2003 à la participation de Véronique Mariage, AE en exercice, à l’une de nos soirées ; nous avions préparé sa venue en travaillant ses différents textes, et en lui faisant part à l’avance de questions et de points de discussion soulevés avec les participants. Cette soirée fut une rencontre très stimulante, et nous incita à renouveler l’expérience.

Aux soirées d’étude succèdent les rencontres avec les AE ou « ex-AE ». Cette année nous préparons les « Conversations sur la passe aujourd’hui » qui font partie des trois week-ends de la NLS au Kring. Je ne sais pas si ce séminaire se poursuivra ni sous quelle forme, j’ai l’idée qu’il ne faut pas qu’il se fige, mais pour l’instant, il me paraît nécessaire de maintenir un lieu pour parler de la passe et de la formation de l’analyste au sein des enseignements du Kring, afin de faire vibrer un désir d’analyse, et de susciter aussi chez les participants le sentiment que chacun est responsable de l’avenir de la psychanalyse. Sa spécificité et la façon dont elle se transmet sont d’une brûlante actualité !

Je fais état de cette expérience parce que j’ai envie de dire que, pour que la passe vive – et à travers elle l’analyse elle-même – il faut qu’on en parle, et qu’il y a diverses modalités possibles pour en parler.

C’est dommage de se contenter d’écouter passivement les AE, par exemple. Ou de limiter strictement la possibilité d’en dire quelque chose aux personnes impliquées d’une façon ou d’une autre dans le dispositif. La passe devient alors, immanquablement, une affaire de spécialistes, éloignée des analysants que pourtant elle concerne au premier chef.

C’est la mise de la passe dans l’ostensoir, bien gardé dans la cathédrale de l’École – pour répondre à une image de Dominique Miller – ostensoir bien visible sur l’autel central, ou caché dans un bas-côté obscur, selon les moments. Mais quand le vent souffle, il ne fait pas la différence entre les poussières et les feuilles qu’il soulève, il provoque un tourbillon, il fait tomber les clochers.

La passe est certes quelque chose de précieux, il faut en prendre soin. A certains moments, il a paru nécessaire de la préserver en l’éloignant de la foule. Il est arrivé que l’École interdise aux ACF de parler de la passe, par exemple. Avec un peu de mauvaise grâce, on a pu l’entendre comme : c’était la perle à ne pas jeter aux pourceaux… Cela avait toutefois une logique, qu’on comprend mieux après-coup. Comme J.-A. Miller l’écrivait tout récemment, ces mouvements d’ouverture et de fermeture ne sont pas de purs caprices.

C’est une des choses qui m’ont frappée en travaillant tous ces textes sur la fin de l’analyse et la passe. On s’aperçoit que la grande diversité des témoignages d’AE n’empêche pas une cohérence dans l’abord doctrinal de la passe. On s’aperçoit aussi qu’il y a tout un mouvement d’élaboration, qui est secoué et relancé par des coupures, qui sont l’effet d’un acte, d’une interprétation de l’École, par J.-A. Miller. Il y a un mouvement dialectique entre les cours de « l’orientation lacanienne » qui mettent en lumière la logique interne de l’enseignement de Lacan jusqu’à ses ultimes développements, et les témoignages des AE et les travaux des cartels. La prise en compte du dernier enseignement de Lacan bouleverse la clinique de la fin de l’analyse et de la passe. La passe produit des bouts de savoir, et elle produit aussi des crises, qui attestent que la question ne se referme pas complètement, et qu’il y a un réel en jeu.

J’idéalise la passe – pourrait-on m’objecter. Je construis tout un savoir qui fait bouchon à la question de la passe pour moi ? Non. En tout cas, ce n’est pas ce savoir-là qui me dit comment « finir » mon analyse, et résoudre mon embrouille avec l’opacité. « Renoncer à la transparence, toujours illusoire, (…) sans céder sur l’élucidation » : cette phrase de J.-A. Miller, dans « Semblants et sinthome », me parle particulièrement. C’est un acte qui est requis ; et pas une seule fois, ou pas une fois pour toutes. Pas de dernier mot.