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Varia sur la Passe #65

PASSEUR

par Daniel Roy

1 – Il y a d’abord le moment où j’ai appris que j’étais passeur. C’est vraiment un moment spécial. Je ne m’en souviens pas, mais je sais que ça a fait comme une soudaine « aimantation ». C’est le mot qui me vient : comme la limaille de fer, les bribes éparpillées de ma cure s’en sont trouvées aimantées, vectorisées. ça a introduit un grand dynamisme, là où dominait une note dépressive à ce moment là. Ou encore : ce qui a cristallisé à ce moment-là m’a depuis servi de base d’opération à chaque fois que j’ai eu un pas à faire, qu’il soit politique, épistémique ou clinique, dans le champ qui est le nôtre. En moi, ça attendait cela.

2 – Il y a ensuite la série des passes. Ce furent des passantes. À chaque fois, l’effet de surprise fut total. Comment rendre compte de cela ? Peut-être en disant l’absolue singularité de chaque rencontre. Certaines des passantes m’étaient proches, dans le travail, voire d’amitié, certaines m’étaient connues pour leurs travaux et leur place dans l’École, d’autres m’étaient parfaitement inconnues : avec chacune pourtant, la même vérification d’efficacité du dispositif. C’était wirchlich. Trois d’entre elles furent nommées. Avant la décision du cartel, j’en avais comme la certitude. Si je m’interroge aujourd’hui sur cette « extime conviction », une chose me vient : ce furent trois passes joyeuses. Pourtant, toutes trois étaient lestées de rencontres et de déterminations lourdes. Eh bien, au cœur de ces « déterminations les plus lourdes de leur existence », chacune des passantes avait su élaborer un savoir qui suscitait cette joie, qui en devenait alors partagée. J’ai pu regretter quelquefois que dans leurs témoignages d’AE, les mêmes eussent « tamponné » cet affect, qui fut pour moi fondamental pour m’orienter dans la « présentation » au cartel.

3 – Il y a le moment de faire passer au cartel : ce n’était pas facile d’être traversé par un savoir dont je n’étais pas le dépositaire et qui se servait de moi pour démontrer comment il s’affrontait à l’insu, à l’insuccès. Diverses tentatives pour ordonner les notes et rendre compte de la rencontre. Ma conclusion : pour le passeur, tout est bon, il veut se servir de tout ce qui passe ; pour le cartel, il peut se passer de certaines choses, à condition que le passeur s’en soit servi, car c’est sa condition. Je vois toutes les bonnes raisons de dire haro sur le passeur, et je ne vois aucune raison d’en retenir.

4 – Il y a eu aussi pour moi, dans le temps suivant, ma participation à un cartel de la passe, en tant que passeur. J’ai trouvé plus difficile, à cette place, de répondre de ce qui passe et de ce qui ne se passe pas. Je trouve que c’est la zone la plus délicate du dispositif. Très vite, nous avons eu tendance à dire ce qu’il n’y avait pas en contrepoint de ce qui passait, comme disposés sur les plateaux de la balance. Une grille de lecture se tissait imperceptiblement, encadrant avec efficacité les passes qui n’ouvraient pas, de l’avis de tous, vers une issue conclusive, mais qui, au nom de la même efficacité, est devenue un obstacle pour aboutir à une décision positive pour au moins l’une des passes que nous avons eu à examiner. Pour moi, et pour les autres cartellisants, cette passe fut un moment où se retrouvait cette dit-mension de joie, articulée à un gain de savoir efficace, qui avait fait boussole pour moi dans ma fonction de passeur. Et pourtant, tout embarrassés de notre « pèse-passe », nous ne sommes pas parvenus à décider pour une nomination. Je l’ai regretté sur le moment, tout en prenant cette décision avec mes collègues.

5 – Aussi, si je veux tirer une première conséquence, ce sera la suivante : le cartel n’est pas instrument à « peser » une passe, tout simplement parce qu’il n’y a pas l’instrument pour cela. Parce qu’il n’y a pas l’instrument pour cela, Lacan a inventé ce dispositif et mis le passeur à cette place de truchement entre passant et cartel. Il est difficile au cartel, qui mène un travail assidu et respectueux d’élaboration de savoir à partir des dits des passeurs et d’orientation pour « peser » sa décision, de se laisser déboussoler et désorienter par les singularités qui trouent ce savoir. Je ne sais si ce constat est partagé par d’autres.

6 – La deuxième conséquence est la suivante : ma désignation comme passeur a résonné pour moi comme un « nom de passeur », non détaché pour moi de mon fantasme d’entre-deux, de go-between. Cela a fait certainement obstacle, entre autres choses, à occuper jusqu’à maintenant la troisième place dans le dispositif, celle de passant.