Catégories
Varia sur la Passe #68

PETIT TÉMOIGNAGE DE PASSEUR


par Marie-Agnès Macaire-Ochoa

 

Je fus passeur en 1999-2002, années qui ont suivi le Congrès de Barcelone et la scission de l’ECF. J’ai entendu 5 passants, et témoigné auprès des cartels pour 4, l’un d’eux n’ayant pas été au bout du témoignage. Il me semblait à l’époque que la fonction de passeur était essentiellement celle d’une transmission. Mais de quelle transmission s’agissait-il ? Je venais de faire la passe et était entrée à l’École par la passe. Je ne savais pas ce qu’avaient transmis mes passeurs, mais je savais quel était le point d’impasse que le cartel avait relevé et qu’il m’avait indiqué par l’intermédiaire du plus-un. Transmettre au plus près des signifiants du passant est devenu ma mission.

J’ai vécu ce que relève Esthela Solano dans son texte des JJ n°60, c’est-à-dire d’être « habitée par l’anxiété de devoir faire passer en peu de temps une quantité considérable de rêves, de dates, du roman familial, de la complexité des parcours » etc. Il fallait choisir, il fallait tirer un fil, il fallait trouver une logique, avec le risque énorme me semblait-il de me tromper, de ne pas faire consister ce qui convenait. Dans le fond, je voulais être une chambre d’enregistrement, et cela me paraissait totalement impossible. Il y avait un écart entre la chambre d’enregistrement et les mots que j’allais prononcer devant le cartel. Ces mots me faisaient peur, car ici plus qu’ailleurs ils devenaient « malentendus ». Jamais le langage ne m’est apparu autant truffé de malentendu. Pour rester au plus juste de la transmission, mon obsession fut d’utiliser les signifiants et seulement les signifiants du passant. Ceux-ci cependant gardaient leur charge de malentendu, ne serait-ce que, si par advertance, j’utilisais une tournure de phrase qui soit la mienne.

Face à cela, une solitude totale. C’était l’expérience de « l’Autre qui manque ». J’ai eu envie de faire partager à mon analyste le travail, de lui demander des conseils. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas. Une séance d’analyse n’est pas un lieu de transmission d’une passe. Impossible de dire dans une séance d’analyse ce que le passant avait déposé. Je ne connaissais personne qui ait été nommé passeur et à qui parler. La question du secret me taraudait aussi. Ne fallait-il pas garder tout cela secret ? Il s’agissait de l’intimité d’une cure, et une grande discrétion à cet égard s’imposait. D’ailleurs, elle s’impose toujours.

« L’Autre manque », ce texte de Lacan en 1980, débute par : « Je suis dans le travail de l’inconscient. » Dans ce texte que j’ai découvert bien après, Lacan indique qu’il n’y a pas de tout, pas de vérité, pas de signifiant qui fonde l’unité du réel.

La transmission intégrale n’existe pas. Elle se fera par la voie de l’oreille du passeur.

J’ai été très surprise la première fois que le cartel de la passe m’a demandé de donner mon avis. Évidemment, avec l’idée que je ne devais être qu’un instrument de passage, une plaque sensible, je ne pouvais avoir d’avis. Je n’ai pas donné d’avis sur le moment, mais j’ai demandé de revoir le cartel pour affiner mon témoignage, ce qui fut fait par lettre.

Que veut dire « le passant est la passe » ? Lacan ajoute : un autre qui l’est encore. Encore, c’est-à-dire qui l’a été et qui peut par la suite ne plus l’être. Lacan spécifie cet autre en parlant de désêtre, de deuil, et de position dépressive. C’est, me semble-t-il, ce qui peut caractériser un moment de passe. Sorte de temps bref où l’Autre manque. Pour ma part, ce n’est pas ce qui m’avait poussé vers la passe ; par contre, c’est ce qui m’est arrivé à chaque témoignage de passe. L’Autre devenait un vide, et je devais agir seule.

Pour Esthela Solano, si le passeur est la passe, il est supposé être habité par la passion de l’ignorance, une passion de l’ignorance qui fonctionne comme un tremplin pour en savoir plus. C’est se mettre en position de ne rien savoir pour laisser place à un nouveau savoir. L’ignorance, n’est donc pas ne rien vouloir savoir, comme on pourrait l’imaginer.

Il me semble vraiment bienvenu de mettre toutes ces questions à l’ordre du jour, un peu plus à ciel ouvert, pour « désimaginariser » encore la passe et la fonction du passeur.