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Lettres & messages #81

Chantal Guibert, Plaidoyer pour les « ni-ni »

Cher Jacques-Alain Miller

Vos réponses au texte de Yves Depelsenaire ont pour moi le mérite d’éclairer fort à propos les choses, et de me conforter dans la position où m’a menée tout récemment mon analyse. Je rentre plutôt, par les critères que vous précisez, dans la catégorie de ceux pour lesquels il n’y a guère d’espoir de devenir un jour membre de l’Ecole et, si mon analyse a été très longue – la moitié de ma vie à peu près – je ne vois pas en quoi elle me ferait mérite à entrer dans l’Ecole : cette analyse, je l’ai d’abord faite pour moi, et je suis bien heureuse d’avoir eu la chance de rencontrer quelqu’un de bien orienté pour m’accompagner dans ce parcours. Et ce parcours m’a menée au point où en effet je n’ai plus d’espoir, ce que je trouve extrêmement léger et joyeux. Lacan disait, je crois, que c’était salubre et Dante à coup sûr se trompait, qui mettait au fronton de l’Enfer : « Vous qui entrez, laissez tout espérance ».

Je me trouve donc fort bien à la place où je suis, avec ce désir enfin libre de faire, et avec les quelques qualités qui j’espère sont les miennes, quelque chose à ma façon pour que la psychanalyse vive et se transmette. C’est, pour moi, aussi important que d’avoir transmis la vie à un être qui bientôt va la donner à son tour.

Je pourrai donc dire que, d’une certaine façon, je « ne m’autorise », en la circonstance, « que de moi-même ». Que je n’ai nul besoin qu’on me dise oui, et qu’un non ne m’empêchera pas de continuer. Qu’une nomination n’y changerait rien non plus. Et que j’ai d’ailleurs pu constater bien souvent que, dans l’Ecole, l’absence de « labellisation » n’empêchait pas que des propos ou des contributions puissent être accueillis avec intérêt.

J’en serai donc plutôt aujourd’hui à vouloir soutenir de mon attention et de mon travail ceux de la génération qui « s’y colle », et sur laquelle repose l’avenir de la psychanalyse. Vous rappelez fort bien les nécessités stratégiques qui réclament qu’il en soit ainsi. Et je suis tout à fait d’accord avec vous.

Je vous fais donc confiance, et c’est pour cela que je me permets de vous dire aussi que je suis quand même un peu inquiète – pour le sort que vous semblez vouloir réserver aux « ni-ni ».

J’en suis une, mais ce n’est pas pour cela. Je sais que j’ai pu bénéficier de l’audace et de la détermination de certains directeurs d’institution, et d’un chef de service en psychiatrie, pour étendre ma pratique dans des lieux où je n’avais pas droit de cité. Qu’il m’a fallu travailler dans l’enseignement privé pour pouvoir louer un appartement et commencer à pratiquer la psychanalyse en libéral, seule possibilité qui m’était offerte alors. Que cette activité n’a représenté, et pendant des années, qu’un déficit sur ma feuille d’impôts et qu’elle ne pouvait prétendre à payer mes factures de gaz, ni même autre chose. Que c’est grâce au soutien des collègues qui m’ont fait confiance, et par ma réputation, que j’ai pu peu à peu développer mon activité jusqu’à pouvoir m’y consacrer totalement au bout d’une dizaine d’années. Et que c’était alors aussi grâce à mon conjoint qui subvenait aux besoins de la famille. Ça fait beaucoup de conditions, et je crois qu’il ne faut plus trop aujourd’hui compter sur l’audace des responsables d’institution qui sont ligotés par les politiques du champ social et sanitaire.

Mais faut-il pour autant s’en passer, de ces « ni-ni », dans le champ de la psychanalyse ?

N’est-il donc pas possible de leur réserver une place, justement ici, quand ailleurs on la leur reconnaîtra de moins en moins ? Faut-il oublier l’audace de Freud ? Vous évoquez, dans votre réponse à Yves Depelsenaire, la vacuole, le trou. N’est-ce pas celui au bord duquel, je le vois ainsi, nous devons nous tenir sans jamais le recouvrir pour que perdure la vie de la psychanalyse, et non pas seulement sa survie ? Pour que reste vive ainsi sa capacité de création, singulière, audacieuse, pragmatique par nécessité mais faisant au désir et au rêve la place qui leur revient de toujours dans notre champ ?

Cette place que l’on a jusqu’ici réservée aux « ni-ni », je la vois comme ressortissant, et plus que jamais, à cette attention vitale pour l’avenir de la psychanalyse. Je dirai pour leur défense qu’ils lui ont fait, d’emblée et sans calcul, confiance, et que c’est d’eux sans doute, et parce qu’ils n’ont pas été tout d’abord formés au « soin », qu’on peut craindre le moins qu’ils ne l’orientent vers la psychothérapie. Je pense aujourd’hui à ces analysants qui m’ont choisie parce que le savoir qu’ils me supposaient ne devait pas, pour eux, n’être que « livresque » ou « obtenu par un diplôme ». Que ce savoir supposé, il fallait donc que j’en ai eu un désir décidé et singulier, et hors des semblants établis dont la vacillation les amenait eux-mêmes à vouloir savoir quelque chose de ce qui les tourmentait.

J’ai été de ceux que le succès de référence des CPCT inquiétait, car il me semblait alors que la psychanalyse tendait à ne devenir qu’un savoir-faire. Cet exemple démontre bien qu’avec les meilleures intentions du monde on peut s’aveugler sur les conséquences à long terme. Et le long terme est ce qui, vous et nous, nous préoccupe.

J’aurais sans doute encore des arguments pour ce plaidoyer, mais d’autres que moi vous en donneront certainement de plus percutants. Du moins je l’espère. La seule suggestion que je pourrais vous avancer est celle-ci : l’université que vous venez de créer ne pourrait-elle pas participer à maintenir cette place des « ni-ni », et leur laisser un peu d’espoir, jusqu’à ce qu’ils n’en aient plus besoin, de cet espoir.