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Forum psys #85

Sandrine Vialle, « L’offre crée sa propre demande »

Les discours dominants sont apparemment puissants. Peuvent t-il envahir, abuser, contaminer, la communauté psychanalytique ou certains psychanalyste ?

Je ne vois, pour ma part, aucun suicide de masse, aucune vague de suicide, mais une personne qui s’est suicidée, puis une personne qui s’est suicidée, puis une personne qui s’est suicidée, puis…. Est ce que le suicide de ces collaborateurs démontre une position particulière du sujet face à l’entreprise ? Est ce que cela vient interpréter un discours managérial ? Difficile à dire. Pour pouvoir en dire quelque chose, il faudrait appréhender au cas par cas, et donc s’en être approché. Alors, je préfère laisser les généralités interprétatives aux professionnels des TCC. Ils font cela très bien. Aucune rivalité possible. Ces spécialistes de l’interprétation collective et des statistiques, « se sont fait la main » depuis longtemps dans les entreprises, sous la forme d’interventions, de conseils, de formations, d’observatoires, ils connaissent parfaitement leur objet et parlent une langue proche de celle des décideurs. Avec leur travail « sur la masse », ils occupent le terrain. Oui, ce sont des experts « S stress ». Pourquoi faudrait-il qu’il en soit autrement ? Leur posture est l’expertise, et leur objet le stress. Je veux bien leur reconnaître, moi aussi, sans aucune hésitation, ce titre-maître !

En même temps, les acteurs-décideurs de l’entreprise n’ont pas pléthore d’offres « pour faire avec » les dégâts qui les encombrent, émergeant de la rencontre entre l’homme et le travail et les impératifs de la logique actionnariale. Ils ont été sommés de faire le nécessaire. Ils ne peuvent donc plus ignorer le discours qui sort de leurs murs. Les professionnels des TCC offrent de l’intervention dans une logique d’efficacité redoutable : milliers de questionnaires interprétés par une application informatique dans un temps record, intervenants dédiés à l’écoute des salariés, numéros verts, puissance de déploiement vertigineuse, et puis, ils ont un talent certain pour apaiser les syndicats, conseiller la communication interne et réduire la parole qui sort de l’entreprise en direction des médias.

Quelle que soit l’entreprise, le résultat de ces interventions est identique : le management serait « responsable », preuves statistiques à l’appui de la souffrance des collaborateurs et des suicides.

Les managers seront donc formés, accompagnés, et bien sûr évalués, du manager intermédiaire au cadre dirigeant, au moyen du processus de l’entretien annuel d’appréciation par le N+1 et l’évaluation 360° ou 180° (évaluation par les N-1 et par les pairs de même niveau hiérarchique en relation fonctionnelle) et que sais-je encore.

Ces mêmes professionnels, ou d’autres, interviennent dans les entreprises depuis au moins deux décennies avec le panel étendue des TCC. De mémoire, il était facile dans les années 80 de se former, cela ne demandait à un consultant que de quelques jours à quelques mois pour devenir un spécialiste de la Programmation Neurolinguistique, de la gestion du stress version New Age, sans oublier différents techniques thérapeutiques dont la thérapie empathique de Rogers.

Y avait-il une autre offre ? Il a existé une certaine psychosociologie clinique qui avait une affinité avec la psychanalyse, mais elle a pratiquement disparu vers la fin les années 90.

Il y avait aussi ceux que l’on retrouve aujourd’hui proches des CHSCT et des syndicats, travaillant sur la sécurité au travail, spécialistes des procédures et de l’organisation. La réforme de 2004, qui transforme la médecine du travail en service de santé au travail et ses applications dans une dimension de pluridisciplinarité, a eu pour effet de faire rejoindre, ces différents cabinets de consultants, sous un même signifiant « prévention des risques psychosociaux ». Quant à la psychanalyse, « le sujet au travail » n’est pas son champ d’application privilégiée, cela aurait été iconoclaste, elle était donc quasi absente.

Les consultants TCC ont ainsi envahi le terrain, encerclé les entreprises, remettant une infinie de fois l’ouvrage sur le métier, toujours à la même place, sans jamais être remis en cause, la preuve d’une maîtrise parfaite de leur cerveau gauche.

Quant au management, à part l’employé de base ou certaines fonctions de cadre expert, toute personne dans l’entreprise « manage » et est « managée », même si il y a eu ces dernières années des tentatives de rupture de ces lignes hiérarchiques vers des organisations plus matricielles.

Le management est-il rationnel ? Certes, les procédures de management tentent de rationaliser et régler tout ce qui pourrait contrarier la performance. Mais les managers ne sont pas des robots, ils se posent plus souvent la question que le discours général ne le laisse entendre, de la meilleure manière de travailler sans appliquer la totalité des procédures ou de les contourner. Cela est d’autant plus logique, que la plupart du temps, ce ne sont pas les concernés qui écrivent les procédures et comme il y a du réel dans le travail… Il en est de même pour les procédures d’évaluation des collaborateurs avec le souci de remplir le support de la procédure, en ayant la posture la moins évaluative possible dans la relation à l’autre. Les managers sont aussi des hommes et des femmes, qui font ce qu’ils peuvent pour « se débrouiller » avec le système de contraintes dans lequel ils évoluent.

Management, responsable, pression, homme machine, stress, c’est un discours qui s’entend bien. Comment ne pas y adhérer ? Surtout quand il est relayé par des « psychanalystes », Victimologues et Psychodynamiciens du travail et des Psychanalystecognivocomportementalistes ? Ils pratiquent une autre psychanalyse très éloignée de celle transmise à l’ECF, mais ils connaissent la problématique du travail et ont une expérience de terrain… Ce qu’ils racontent sur le travail est teinté de « manichéisme immobile des bons et des méchants ».

Chacun de ceux qui travaillent sur la question de l’Homme au travail possède un certain don pour les tours de passe-passe dialectique : les objets de l’entreprise et ceux des TCC passent devant le sujet et … une fois de plus, le sujet disparaît…

Il est quand même difficile d’envisager les choses de cette manière… quand on est psychanalyste d’orientation ECF.

ll ne faut pas oublier tout ce qui fait qu’un salarié reste un sujet : fantasmes, jouissances, histoire singulière, relation tout aussi singulière qu’il entretient à son travail selon sa structure, impasse subjective, … symptômes, …

Je sais d’expérience qu’un psychanalyste peut proposer, aux directions des ressources humaines et dirigeants, comme une offre alternative, une consultation qui s’adresse aux personnes présentant des symptômes de souffrances au travail.

Une clinique orientée par le réel est possible pour ces « sujets d’entreprise ». Evidemment, c’est loin du champ sémantique de l’entreprise. L’évaluation du travail ne sera pas possible, les solutions du sujet ne seront peut-être pas en adéquation avec des résultats attendus et conformes aux attentes de la productivité, pas de garanties, pas de rapports écrits, des effets thérapeutiques sans doute, rapides peut-être. Cela fait beaucoup et parfois trop peu pour l’entreprise.

Alors, pourquoi des responsables des ressources humaines et des dirigeants acceptent-ils l’offre d’une pratique fondamentalement différente ? Il faudrait reprendre au cas par cas, pour dire, ce qui me parait avoir emporté leur adhésion. Selon la loi de Say, l’offre aurait-elle, là aussi, créé sa propre demande?

Une pratique analytique qui ne cède pas sur ce qu’elle est, trouve sa place près du sujet de l’inconscient, pas moins à France Telecom qu’ailleurs.

Une réponse sur « Sandrine Vialle, « L’offre crée sa propre demande » »

Vous écrivez « Les professionnels des TCC offrent de l’intervention dans une logique d’efficacité redoutable : milliers de questionnaires interprétés par une application informatique dans un temps record, intervenants dédiés à l’écoute des salariés, numéros verts, puissance de déploiement vertigineuse, et puis, ils ont un talent certain pour apaiser les syndicats, conseiller la communication interne et réduire la parole qui sort de l’entreprise en direction des médias. »

J’apporte juste une précision concernant les numéros verts proposés aux salariés de France Télécom. Ces prestations sont sous-traitées à un cabinet de psychologues cliniciens (IAPR) qui se soutient de l’approche de la psychotraumatologie. Extension infinie du champ du trauma ?

Je souhaite juste le préciser pour ne pas que nous nous focalisions uniquement sur les TCC : d’autres acteurs recyclent d’autres concepts psychologisants pour les naturaliser en entreprise – tels des botanistes.

J’apprend également qu’une entreprise forme ses salariés à la résilience. Imaginons un discours du type : « Le monde de l’entreprise vous expose à des rencontres difficiles, soyez résilients » ? C’est si contemporain et homogène au discours de l’entreprise-tout-soumise-aux-marchés que cela fait froid dans le dos ; je vais esssayer d’en savoir plus.

Faudrait-il faire un herbier des pratiques psychologisantes en entreprise, c’est à dire de la naturalisation de proto-concepts de la psychologie dans le champ managérial ? En apprendrions-nous quelque-chose sur notre mode contemporain ?

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