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Lettres & messages #79

SUITE*

par Jacques-Alain Miller

Cette histoire de « suivisme »  me trotte par la tête. Le mot ne correspond pas à mon sentiment à moi, qui est d’une marche ardue, à contre-pente, avec des éboulis, des reculs, des glissades, des chutes. Et le chemin toujours à chercher, à déduire, à tailler à la machette, jamais, ou rarement, tracé à l’avance. Des éclairs, parfois, que je mets à l’épreuve. Des questions qui remuent en moi durant des années. Je ne me vois pas à la tête d’une troupe, je n’ai pas le sentiment de déclencher des mouvements de masse, je me vois plutôt réveillant par mes supplications, ou mes imprécations, quelques-uns dans une masse endormie, ou arrêtant une masse qui déferle, qui s’engouffre dans la mauvaise direction. Pour bouger un petit quelque chose dans l’institution, il me faut toujours argumenter jusqu’à plus soif, m’appuyer tous les jours un énorme travail que je ne délègue à personne, y passer un temps infini. Je ne fais pas ça si souvent. Je ne le fais que quand je pense ne pouvoir faire autrement. Je m’en passerais bien. Je m’en suis passé pendant sept ans. On croirait, à lire Depelsenaire, que je claque des doigts, et c’est fait. Il voit ça comme ça. Bon. Moi pas. Au fond, pourquoi ne suis-je pas plus autoritaire ? C’est sans doute que, en ce qui concerne l’institution, je n’ai pas tant d’idées préconçues. Les idées me viennent dans la chaleur des échanges. Ça se sent, et c’est pourquoi, dans ces moments-là, on s’adresse à moi si facilement. Depelsenaire y compris, qui m’écrit le premier de l’an… On sent bien que j’ai besoin qu’on m’interpelle, qu’on me réponde, qu’il y a du manque de mon côté, un appel qui n’est pas de semblant, que ce n’est pas là tout écrit dans ma tête, tout cuit dans ma cervelle. C’est à ma passion de l’ignorance que l’on fait confiance. Je sais qu’il faut réinventer la passe, mais comment ? mais jusqu’où ? je n’en ai pas la moindre idée. On va commencer d’éclaircir ça la semaine prochaine. J’imagine qu’il faudrait un programme, mais je n’en ai point pour l’instant. Oui, je suis plutôt un sujet supposé, ou qui prétend, ne pas savoir – ne pas savoir un « ceci » bien délimité dans le savoir, « en réserve », comme dit Lacan – terme de typographie : le titre Ornicar ? est « en réserve blanche » sur un bandeau noir. Il faudra tout de même qu’un jour, je trouve le temps de raconter cette histoire de CPCT, de mon point de vue. C’était un projet qui remontait pour moi aux premières années de l’Ecole. A lire Depelsenaire, on croirait que les CPCT sont rentrés sous terre dato signo, alors qu’ils sont tous là, bien vivants, avertis de quelques écueils, redimensionnés. Ils ont surtout été redimensionnés dans les têtes, voilà tout. Non, à vrai dire, ce n’est pas tout, mais cela ne concerne plus les CPCT au sens propre. C’est un fait que, à moi tout seul, j’ai bloqué, non pas les CPCT, mais l’invraisemblable refondation de l’Ecole qui, pour un peu, allait se produire l’an dernier – refondation jamais explicitée, discutée, ni votée, et qui était pourtant sur le point de devenir un fait accompli. Son promoteur le nie, je le maintiens : nous avons beaucoup de choses en commun, mais là-dessus, nous ne sommes pas d’accord. Et cette petite opération se faisait sans mot d’ordre, n’est-ce pas ? tout en douceur, comme par enchantement. Ni vu, ni connu, même du promoteur, « à l’insu de son plein gré », s’il faut l’en croire. A méditer. Et comment ai-je empêché ça ? il m’a suffi de relier entre-eux les petits points épars, j’en ai trouvé 9 : on a vu l’image dans le tapis, on s’est récrié. Je ne demandais qu’une chose : qu’on me laisse terminer en paix la série des séminaires de Lacan. J’y suis, j’y étais presque. Survient l’affaire CPCT, qui me conduit au thème des Journées, et puis à diriger ces Journées, et l’élan de ces Journées fait tout valser, chavire le Champ freudien, et je ne puis dire pouce…

* Suite de Commentaires sur quelques questions abordées dans la lettre d’Yves Depelsenaire