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LES EXTRAVAGANCES DE L’EVALUATION EN SANTE MENTALE

La V2, ou les limites du supportable !

par Jean-Pierre Deffieux

Ce qu’on appelle la V2 (visite 2), c’est le 2ème temps de l’évaluation des établissements de santé par l’HAS (haute autorité de santé). Ce n’est pas un missile balistique…  quoique !

La clinique dans laquelle j’interviens a passé la V1 en 2005, « haut la main », pas une recommandation ! Pour arriver à cela tout en continuant à fonctionner suivant nos principes, relève de l’exploit. Nous avons réussi à naviguer dans ce dédale avec un talent de l’esquive assez remarquable.

Sauf un accrochage assez sérieux : j’ai bloqué sur ce que l’HAS appelle « La liberté de circulation des malades ». C’était avant l’affaire de Pau, le meurtre horrible de deux infirmières par un ancien patient entré dans l’hôpital et dans le service sans que personne ne s’en rende compte.

La consigne de l’HAS en 2005 était déjà ce qu’elle est toujours aujourd’hui : chercher d’abord et avant tout à  satisfaire le patient en tout point, comme on doit satisfaire un client dans un hôtel. Sur le plan de l’accueil et du confort, ça se conçoit. Mais la souffrance subjective suivant ses différentes expressions, elle, ne peut pas être traitée de la même façon. Notre but premier n’est pas de satisfaire le patient et sa famille, il n’est pas de dire oui à toutes ses demandes. Par exemple, avoir comme but essentiel de satisfaire l’exigence du paranoïaque ou le refus du mélancolique rend la prise en charge tout simplement impossible.

L’HAS, qui ne distingue pas l’intendance de la dimension du soin, « recommande » (commander) qu’il faut aller dans le sens de ce que veut le patient pour qu’il soit content de son séjour. D’ailleurs à la fin du séjour, chaque patient remplit une « fiche qualité » dans laquelle il donne des bons ou des mauvais points sur tout ce qui a concerné son séjour. Donc en 2005, dans cet esprit « club méditerranée » de l’HAS, Il était hors de question d’intervenir, pendant son séjour dans les allées et venues du patient hors de l’établissement. Il fallait respecter sa liberté.

Or, nous, nous pensions autrement, nous pensions que le patient, certes, entre librement dans l’établissement de soin mais qu’il est sous notre responsabilité et que dans le cadre de la psychiatrie il est risqué de ne pas s’enquérir des modalités de la circulation du patient. Donc pour chaque sortie pendant le séjour nous demandons au patient de bien vouloir nous prévenir de ces souhaits de sortie, de nous dire où il va, quand il reviendra, qui viendra le chercher, nous veillons même à ce qu’il ne reste pas seul pendant sa sortie, que sa famille ou son conjoint s’occupe bien de lui. Rien de coercitif dans tout cela ! Simplement le sens de la responsabilité concernant des sujets psychotiques, souvent très dépressifs ou schizophrènes. Et nous l’avions écrit, pensant bien faire, dans nos longs documents préparatoires.

Malheur à nous ! Nous contrevenions à la liberté de circulation du patient, nous devions respecter, suivant l’HAS, ses allées et venues sans rien demander, sans aucune restrictions.

Je me mis donc en colère… pour la première fois (lors d’une visite de l’HAS) ! En leur disant qu’ils n’avaient aucune notion de la psychiatrie, et à plus fortes raisons de la psychose, que leurs positions étaient dangereuses et je leur expliquai pourquoi. Certes j’y allais un peu fort, ils l’ont plutôt mal pris, mais imperturbablement ils ont continué à répéter leur litanie, leur slogan HASsien en nous demandant de changer de méthodes, ce que nous n’avons bien sûr pas fait.

Et puis Pau est passé par là et depuis on boucle tout ! le président de la République est venu à l’hôpital de Pau et a déclaré que le projet principal pour la psychiatrie devait être la sécurité.

Désormais donc, Il faut écrire le contraire de ce qu’on devait écrire il y a 4 ans : La liberté de circulation est un terme banni, il faut désormais « identifier les situations rendant nécessaires une restriction de liberté de circulation. Il faut informer le patient et son entourage de ces restrictions ».

Donc en décembre 2009, contrairement à 2005, nous étions dans les clous… ouf !

Sauf qu’on est passé d’un extrême à l’autre sans que ça ne dérange personne.

Désormais, le gouvernement envoie de larges subventions aux établissements publics et privés pour construire des murs, des barrières et des portails automatiques. C’est-à-dire tout ce que nous avons combattu depuis 25 ans.

Alors, venons-en à la V2, en décembre dernier. Plus d’un an de préparation, des dizaines de réunions, des milliers de pages de dossiers (1m 20 de dossiers alignés prêts à recevoir les visiteurs), des pages et des pages de grilles de codages et de statistiques à n’en plus finir… c’est-à-dire à n’en plus finir de ne pas pouvoir faire son travail !

Et ils arrivent à 3 pour 4 jours entiers. Tout est épluché de la cave au grenier, tous les corps de métiers sont reçus, interrogés de jour comme de nuit et surtout les centaines de questions plus ou moins claires, souvent absconses auxquelles nous avons répondues tant bien que mal par écrit dans les mois précédant sont reprises en d’interminables réunions où nous devons répondre, cette fois oralement, pour vérifier si ce qu’on dit correspond bien à ce qu’on écrit.

Ils sont assez courtois, certains même plutôt affables, ils sont en position de représentants mandatés par l’HAS, et prétendent être là pour recueillir ce qui est dit et écrit afin de le transmettre à l’HAS qui décidera. Des passeurs en quelque sorte !… Sauf que cette apparente neutralité masque mal que tout dépend bien sûr de leur interprétation personnelle.

Les séquences se succèdent les unes après les autres, et chacun, suivant un rituel pénible, doit se présenter au début de chaque séquence comme si on se voyait pour la première fois alors qu’on ne se quitte pas.

Nos codages et nos commentaires sont examinés, discutés, critiqués, toujours suivant les recommandations de l’HAS. Il ne s’agit pas d’avoir un avis, une réflexion, une pensée, non il faut respecter les recommandations de l’HAS .

Nous sommes programmés pour l’ennui et pour ma part je suis crispé sur l’engagement intérieur que j’ai pris : ne pas me mettre en colère ou plus prosaïquement « ne pas péter les plombs ». Cela ne veut pas dire céder sur tout, mais dire les choses calmement, posément.

Nous avons déjà déployé des trésors d’inventivité pour répondre aux questions écrites sans déroger à nos convictions, ce qui est une gymnastique digne de la quadrature du cercle. il faut maintenant arriver à passer entre les gouttes glacées de la grille HAS.

C’est le 3ème jour que j’ai rompu le contrat que je m’étais fixé, et à deux reprises.

D’abord concernant la prise en charge de la douleur. Répétons ici que pour l’HAS, tout se vaut, il n’y a aucune différence entre la psychiatrie et la médecine, il n’y a pas de différence entre la douleur physique et la douleur morale.

Donc cette séquence commence piano et crescendo :

Est-ce qu’on a bien constitué un CLUD ? (comité de lutte contre la douleur) ? Comment est-il composé ? Combien de fois on se réunit ? Est-ce qu’on fait des comptes rendus ? Où sont-ils ? Peut-on les consulter ? Tout cela se passe dans un climat de courtoisie qui nous ferait presque oublier où nous sommes !

Nous répondons posément à tout cela, nous faisons aussi part du beau texte écrit pour le CLUD, par le Dr CDLS sur la douleur morale. Mais ils n’en ont rien à faire et manifestement ils ne l’ont pas lu.

Puis vient la question qui dérange : « Avez-vous mis à disposition des outils de mesures de la douleur adaptés aux patients ? Comment analysez vous ces mesures ? »

Jusque-là on était parvenu à ne pas trop déranger notre éthique et nos convictions. Mais là subitement ça se gâte !

Ils insistent parce qu’ils ne sont pas satisfaits de ce qu’on a répondu par écrit. Mais nous reprenons cependant patiemment ce que nous avons écrit, qui sont nos façons de faire, et ce à quoi nous croyons.

Je leur dis :

« Nous avons surtout à faire à la douleur morale, et nous en tenons compte dans tous les entretiens et les consultations à partir du discours du patient. De plus, nous prenons toutes les précautions pour que les patients ne souffrent pas quand ils présentent une maladie organique intercurrente pendant le séjour, nous faisons venir des médecins pour traiter ces questions, nous avons aussi des protocoles pour le traitement de la douleur avec des médicaments efficaces (ils aiment beaucoup les protocoles, donc nous leur mettons cela sous la dent pour essayer de faire passer le reste).

Mais non, ce n’est pas ce que recommande l’HAS et la question « qui tue » finit par sortir : « Pratiquez-vous les échelles de douleurs ? Demandez-vous au patient de donner une note à sa douleur ? Entre 1 et 10.

La moutarde me monte au nez :

Je dis que nous n’utilisons pas ce type d’évaluation, que ce n’est pas notre façon de voir les choses et que c’est totalement inadapté au psychique. Ils insistent et là ça y est, j’éclate :

Je leur dis avec un air moqueur et un ton sec qu’il ne faut pas qu’ils comptent sur moi pour demander à un patient mélancolique , mutique de surcroit, à combien aujourd’hui il évalue sa douleur morale. Et si par miracle il me dit, je suis à 7, je ne lui répondrai pas, encore un effort ! vous sortirez de l’établissement quand vous serez à 2.

Manifestement, j’ai marqué un point, mais eux vont m’en retirer un… Ils ont l’air de comprendre qu’il y a là quelque chose qui ne colle pas dans leur programme préconçu, il y a une cheville qui ne rentre pas dans le trou prévu. Mais cependant ils ne sont pas contents d’avoir été contredits.

Deuxième épisode, l’après midi de cette 3ème journée. C’est le gros morceau, la séquence « Prise en charge du patient, Santé mentale ». Cette fois c’est sûr je ne me fâcherai pas. Pas deux fois dans la même journée.

3 heures, 93 pages…

Je résiste. J’arrive même à les faire sourire de leur aveuglement lorsqu’ils nous demandent avec le plus grand sérieux pourquoi nous n’informons pas les patients, ce qui est une recommandation de l’HAS, sur les dons d’organes.

Je leur fais simplement remarquer que beaucoup de nos patients sont suicidaires !

Ça y est, ça va être la fin ! Il reste une dizaine de pages !

Et on arrive à la référence 36, « l’éducation thérapeutique du patient ».

Ce chapitre, cette formulation me hérisse au dernier degré.

Et la question arrive très vite : « Avez-vous identifié des thèmes d’éducation thérapeutique ? » « Quels programmes avez-vous mis en place ? Comment avez-vous associer l’entourage familiale à ce programme ? »

Dans la grille d’auto évaluation que nous avions remplie à ce sujet, nous avions botté en touche, nous étions restés modestes : nous nous étions donnés humblement la note moyenne de B (note va de D à A) pour ne pas trop les agacer avec nos conceptions « fumeuses ». Chaque auto évaluation doit être noté par nous, et au fur et à mesure de nos progrès dans le sens de l’HAS, bien sûr, la note monte,… c’est l’inverse de la douleur, si vous voulez !

Je réponds : « Nous avons pris cela sur le mode du contact singulier et quotidien avec chaque patient et avons plutôt orienté les choses du côté de la prise des médicaments, de la prise en charge des régimes alimentaires ou de la prise en charge des patients présentant des conduites alcooliques. »

Bien entendu, nous savons très bien que là, nous ne suivons pas les consignes de l’HAS, une fois de plus, nous avons tenté de biaiser, car l’éducation thérapeutique, c’est le dressage du patient à la mode TCC. On va d’abord vous dire dans quelle catégorie vous êtes et ensuite on va vous apprendre à être un bon bipolaire ou un bon schizophrène, à bien vous conduire suivant cette étiquette et surtout à vous y identifier jusqu’à votre mort !! Pour cela, on va vous inscrire dans des associations de bipolaires ou de schizophrènes et vous allez restés entre vous, et on va vous distribuer des textes rédigés par l’HAS et par les labos pharmaceutiques.

Donc c’est à ce moment-là, que bien qu’accroché au bord de la table, j’explosai de nouveau et cette fois en déferlante:

« Jamais je ne ferai cela, jamais je n’accepterai de stigmatiser mes patients derrière une étiquette pour toute leur vie. Jamais je ne les réduirais à être des malades enfermés dans une irresponsabilité totale, victimes de la politique actuelle de la santé mentale. Vous confondez la médecine et la psychiatrie : j’accepterai tout à fait que des patients diabétiques soient aidés à s’adapter à la complexité de la prise en charge de leur maladie, mais jamais des sujets qui doivent être considérés dans leur singularité, comme des humains responsables et dont nous ne savons rien de ce qu’ils seront dans 10 ans. »

Il y eut un assez long silence, une gène, des regards échangés entre eux, comme s’ils avaient en face d’eux un de ces humains à rééduquer.

Pour ma part, à peine avais-je terminé ma phrase que j’oscillais entre la jouissance de ma réparti et le reproche d’être incorrigible.

J’attendais ce qui allait me tomber dessus et quelle ne fut pas alors ma surprise d’entendre l’un dire aux autres : «Mais comment allons nous pouvoir rendre compte de ces propos dans nos grilles d’évaluation ? »