« Ce qui frappe d’emblée dans ces pages du séminaire X, c’est l’absence de tout exotisme : Lacan parle de ses interlocuteurs japonais sans aucune complaisance ni sentiment d’étrangeté. Ce sont des prêtres, des amoureux de la littérature, des professeurs semblables aux nôtres. Cependant, le fait que la scène relatée se déroule dans un monastère bouddhique, à Kamakura, devant une statue aux dix mille répliques qui se profilent dans un dédale de couloirs, donne au récit une certaine dimension onirique. La structure de ces pages n’est pas sans rappeler celle que Lacan met en évidence dans son commentaire du rêve de Freud intitulé L’injection faite à Irma. (( Séminaire II, chapitres XIII et XIV.)) Je rappelle que dans ce rêve, Freud fait appel à trois éminents confrères qui viennent tour à tour examiner Irma et confirmer le diagnostic d’infection dans la gorge, suite probablement à une injection faite peu de temps auparavant par l’un d’entre eux. Comme dans le rêve de Freud, trois hommes de savoir sont successivement mis en scène dans le temple japonais : un abbé du monastère qui lui énonce une phrase jugée pertinente concernant le rapport du sujet au signifiant (rapport qui passe par les pleurs et les gémissements, cf. séminaire X, p. 261 à propos de kwan), puis le guide japonais fort cultivé avec lequel on se penche sur le sexe de cette statue : homme ou femme ? homme et femme à la fois, ou plutôt ni l’un ni l’autre ! Et enfin le professeur qui donne la solution, non pas du sexe de l’être en question, mais de la raison du poli du bois de la statue, en particulier au niveau de la paupière : c’est le résultat de l’effusion des nonnes adoratrices de la divinité qui ont eu le droit de la toucher à travers les siècles. Le rêve de Freud converge vers la formule de la triméthylamine, formule énigmatique qui démontre, pour Lacan à ce moment-là de son enseignement, le rôle primordial de la lettre au sein du symbolique comme représentation condensée du désir, enchâssant un point de réel inassimilable, celui du refoulement originaire. La rencontre avec la statue bouddhique, avec sa capacité de susciter une émotion esthétique, conduit à une autre approche de la question du désir, qui met en valeur la figure du double et du miroir où la place de l’objet est renvoyée à l’infini, autre manière de marquer son inaccessibilité foncière. Un quatrième personnage en effet est là présent, un fidèle qui manifeste sa piété avec une ferveur qui retient Lacan, lui présentant ce que l’on peut ressentir comme émotion à la vue d’une telle statue, quand absorbé dans une contemplation apaisée. « Il l’a regardée ainsi pendant un temps que je ne saurais pas compter, je n’en ai pas vu la fin, car à vrai dire, ce temps s’est superposé avec celui de mon propre regard. C’était évidemment un regard d’effusion, d’un caractère d’autant plus extraordinaire qu’il s’agissait là, non pas d’un homme du commun, car un homme qui se comporte ainsi ne saurait l’être, mais de quelqu’un que rien ne semblait prédestiner, ne fût-ce qu’en raison du fardeau évident qu’il portait de ses travaux sur ses épaules, à cette sorte de communion artistique. » (( Séminaire X, op. cité, p. 262. ))
Comme Freud à propos d’Irma, Lacan nous livre ici un moment d’une expérience personnelle remarquable face à une statue, par l’intermédiaire non pas d’un rêve mais de la présence d’un double, un homme qui n’est pas un homme ordinaire. L’objet du désir file dans le dédale courbe des couloirs du temple, en une multiplicité qui n’est autre qu’itération du Un du même Bouddha, et dans les reflets à l’infini du miroir du double, pour revenir et s’arrêter l’espace d’un instant sur la figure de la statue de Guanyin. Même si l’ambiguïté du genre de la statue est évoquée, et si la fascination du fidèle fait penser à Dora devant le portrait de la Madone au musée de Dresde, ce n’est pas le mystère de la féminité qui est ici mis en avant, mais la question de l’objet dans sa dimension asexuée se glissant dans la confrontation du double au miroir où l’on reconnaît son propre désir. »