Chers amis,
Je vous adresse à la faveur des récentes escapades Baselitz et de la fin de l’exposition, la réflexion qui m’était venue au moment de la découverte de l’exposition avec Véronique en décembre et que j’ai complétée tout dernièrement dans l’après-coup.
Merci Véronique pour ce témoignage et ces recherches passionnantes autour de l’oeuvre de Baselitz, artiste peintre, dessinateur et sculpteur contemporain allemand, qui nous introduit à une réflexion de plus en plus poussée sur ce qui pourrait définir l’art moderne, et merci surtout pour cette escapade improvisée ensemble ce mardi de novembre pluvieux au musée des arts modernes, à la rencontre de ses sculptures insolites et colossales.
J’ai pour ma part d’emblée été saisie par un certain malaise, tu le sais, en découvrant en tout premier le monumental Modell für eine Skulptur (1979-1980), la sculpture inaugurale, présentée à la Biennale de Venise en 1980 et qui fit scandale. Est-ce le bras tendu, assimilable au salut hitlérien, est-ce le profil ambigu de cette grossière tête humaine sortie du tronc, rampante et cherchant à se dresser, quelque chose là, dans ce buste menaçant, d’une étrangeté inquiétante m’a renvoyée à cette sombre période de l’histoire.
Suivant le fil de ce malaise en m’intéressant ici uniquement aux sculptures exposées et en faisant quelques recherches biographiques sur l’artiste, je trouve son témoignage d’une enfance prise dans la tourmente de la dictature du troisième Reich: « mon père était nazi, mais comment peut-on m’attribuer une part de responsabilité alors que j’avais 7 ans en 1945. »
Cette formulation en dit long et m’évoque une phrase de Victor Klemperer, philologue juif allemand vivant également à Dresde et qui a écrit pendant les douze années du nazisme, en tenant un journal clandestin, au péril de sa vie, afin de résister et de dénoncer l’effet progressif d’empoisonnement de la langue comme mode de propagation de la « LTI, la langue du III Reich », que je cite de mémoire, à propos des jeunesses hitlériennes : « combien de générations avant que ces immondices nazies ne s’effacent de ces chères têtes blondes?« .
Comment ne pas y songer en voyant certaines de ces statues géantes…comme le retour du refoulé, de ce que l’enfant Baselitz a perçu des figures effrayantes, monstrueuses du nazisme, du discours totalitaire qui ont marqué ses premières années et des mots qu’il a entendu alors?
Mais son expérience de la dictature ne s’arrêta pas avec la fin de la guerre, Baselitz, dont le nom d’artiste est un hommage à sa ville de naissance en Saxe, à Deutschbaselitz, a vécu également l’horreur du Stalinisme depuis l’Allemagne de l’Est et ne passera à l’ouest qu’en 1957, après avoir été renvoyé de l’École des arts plastiques de Berlin-est pour « manque de maturité socio-politique. « …
Les sculptures de Baselitz, artiste viscéralement travaillé par les questions laissées par l’Histoire allemande: « je ne commente pas l’histoire, je suis une partie de l’histoire », charcutent les corps, comme autant de représentations possibles de corps percutés par les signifiants du nazisme, du stalinisme, du totalitarisme, et de sa variante moderne de l’hyper-capitalisme?
Massifs, les géants de bois, dont la matière première m’évoque le pantin ou le jouet et tamponne le gigantisme et la figure de puissance, tantôt totémiques, en pieds, assis, couchés, en bustes, en morceaux, démembrés, bruts, peints, maquillés outrageusement, naïfs, primitifs, découpés, scarifiés, tronçonnés, morcelés, asexués, bi-sexués, parfois recouverts de tissus comme une tentative d’habillage, de voile mis sur l’horreur, parfois accoutrés à la manière d’ouvriers stalino-communistes, en uniforme, en culotte courte, bottés, perchés sur des escarpins grossiers, avec des grosses montres, ou colorés, ensanglantés, cramoisis, jaunis, bleuis, ne cessent d’interpeler sur les restes des signifiants du nazisme, du fanatisme, du fascisme, du culte et de ses offrandes à des dieux obscurs, hérités depuis la nuit des temps, qui tiennent au corps ou pire.
Cela m’évoque un passage du séminaire livre XI de Lacan, cité par Anne-Lise Stern, dans « …Et Lacan: un courageux regard », p 158 In Le Savoir-déporté, Seuil, 2004.
« Il est quelque chose de profondément masqué dans la critique de l’histoire que nous avons vécue. C’est présentifiant les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste, le drame du nazisme. Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture.
L’ignorance, l’indifférence, le détournement du regard, peut expliquer sous quel voile reste encore caché ce mystère.
Mais pour quiconque est capable, vers ce phénomène, de diriger un courageux regard – et encore une fois, il y en a peu assurément pour ne pas succomber à la fascination du sacrifice en lui-même – , le sacrifice signifie que dans l’objet de nos désirs, nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre que j’appelle ici le Dieu obscur. C’est le sens éternel du sacrifice, auquel nul ne peut résister, sauf à être animé de cette foi si difficile à soutenir, et que seul, peut-être, un homme a su formuler d’une façon plausible – à savoir Spinoza, avec l’Amor intellectualis. »
Les femmes de Dresde, tableau émouvant de têtes nues de femmes aux couleurs de flammes et aux regards vides, creux, hommage aux survivantes hagardes des bombardements et de l’incendie qui a ravagé Dresde à la fin de la guerre, se laissaient approcher de loin, pour mieux entendre leurs plaintes lancinantes qui se faisaient écho dans le labyrinthe de colonnes qui les soutenaient. Te souviens-tu Vé? Tu t’y es arrêtée et t’es retournée… As-tu entendu comme moi les pleurs inconsolables de ces femmes chargées de re-donner vie et de re-construire après le chaos et l’enfer?
Le portrait mélancolique de Volk Ding Zero, que tu as formidablement commenté Véronique, à partir de l’inspiration indiquée de la figure du martyr du Christ s’impose à la fin de l’exposition, par son énigmatique douleur… Volk Ding Zero.
Une exposition dont je ne suis pas sortie indemne, qui a produit son effet plus dans l’après-coup et qui m’a interrogée sur la fonction de l’art moderne au sein du malaise contemporain aux prises avec les questions de notre époque, tout autant traversées par ‘les restes’?
A vous lire,
Géraldine.