J’aime bien, quant à moi, me laisser porter par le désir d’autres, j’aborde les œuvres de façon brute, c’est-à-dire brutale. Celles qui me touchent me laissent sans voix, sans mot: elles savent dans leur mouvement même retenir le punctum ( R. Barthes). Quant au studium, c’est l’ennui assuré!
Le visage, de profil et en miroir, de Claude Cahun, n’a pu s’effacer, pour moi, au fil de la visite. Je n’ai pu regarder les autres « tableaux » qu’à travers le prisme de ce premier, qui ne s’est jamais vraiment estompé!
« Le visage, de profil et en miroir, de Claude Cahun», disait Alain.
N’est-ce pas qu’elle se voit ici, se voit et se montre, Autre pour elle-même ?
Cette réflexion m’est inspirée par un article très éclairant de Angelina Harari, AE en exercice, publié dans le dernier Quarto :
« Chercher l’Un du côté du parlêtre et non du partenaire a été ma réponse singulière : devenir cette Autre pour moi-même à chaque couple formé, sur le trait de la diversité des langues. » (( « Parler de manière vivante de la praxis lacanienne de la passe comme je me suis proposée de l’envisager, inclut nécessairement l’outrepasse, ainsi nommée par J-A. Miller. Celle-ci a affaire avec l’événement de corps, c’est-à-dire plus précisément avec la jouissance qui se maintient au-delà de la résolution du désir (Miller J-A, « L’Orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 18 mai 2011, inédit.) Les restes symptomatiques issus de l’assomption de l’interdit sont de l’ordre de l’existence, à la différence du désir qui est au niveau de l’être. Chercher l’Un du côté du parlêtre et non du partenaire a été ma réponse singulière : devenir cette Autre pour moi-même à chaque couple formé, sur le trait de la diversité des langues. Être Autre pour soi-même, selon la proposition de Lacan dans « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » » (Lacan J. « Propos… », Écrits, Paris, Seuil, 1996, pp. 725-735.), devient dans mon parcours un savoir y faire avec l’Autre dont la racine est l’Un. Ce devenir cette « Autre pour elle-même » a un rapport avec le ça, c’est une façon de réduire la question de l’Autre du désir. » Angelina Harari, « ‘L’effet de sens, il faut qu’il soit réel' », Quarto n° 101-102,L’art est une chose rare))
Autre pour elle-même, dans une nudité fœtale marquée par l’absence de cheveux et de poils par où elle rejoint l’embryon du Tao :
« Le yin naît naturellement dans le yang, le yang naît dans l’extrême yin ; chaque humain possède des énergies masculines et féminines et l’on doit viser au féminin, et à redevenir Embryon, c’est-à-dire un être à la fois doué de toute potentialité et Immortel ». (( «La jouissance correspond au Chaos, lieu de la création et du renouvellement. […] Le yin naît naturellement dans le yang, le yang naît dans l’extrême yin ; chaque humain possède des énergies masculines et féminines et l’on doit viser au féminin, et à redevenir Embryon, c’est-à-dire un être à la fois doué de toute potentialité et Immortel. […] ‘Comment saurai-je que c’est là où se trouvent les germes de tous les êtres ? Par ceci’. Ceci, c’est-à-dire l’immédiat, le présent, le plus proche, notre corps, le ventre, l’embryon, la chose que ‘son nom ne quitte jamais’, ‘le nom permanent’, en réalité ‘l’Innommable’ représenté par le souffle originel. Parvenir à retrouver cet état originel correspond à une régression dans le temps jusqu’à ce temps mythique où tout est encore possible, qui correspond aussi à un point du corps où quelque chose de l’Embryon est encore là, qui serait notre vrai Moi, à la fois la Mère et son enfançon. Ce serait ‘obtenir le Tao’, passage obligé du Maître taoïste.» « Les amants célestes – Quelques remarques sur la sexualité taoïste au regard de la psychanalyse » par Nathalie Charraud ))
Ne parle-t-elle pas de ce qui la lie encore à « la jouissance qui se maintient au-delà de la résolution du désir » ?
« Brouiller les cartes, dit-elle. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière. » (( « La solution bouddhiste serait celle qui ne s’inscrit pas dans la volonté de castration de l’Autre, et qui en conséquence ne cherche pas refuge dans le narcissisme, elle assume un être-pour-la-mort (momie) qui ne court plus après le désir. Et effectivement, la sérénité corrélative à l’expérience de contemplation du Bouddha laisse penser que « cette figure prend le point d’angoisse à sa charge et suspend, annule apparemment le mystère de la castration » [Séminaire X, p. 278.]. S’il n’en est rien, c’est que l’objet a ne peut se réduire à un degré zéro du désir. Il y aura toujours un reste, quelque chose de réel, un bout de jouissance qui restera inassimilable par le signifiant, et qui dérangera tout sentiment de quiétude. « C’est ce qui nous empêche de trouver dans la formule du désir-illusion le dernier terme de l’expérience » [ibid p. 279.] dit Lacan. » Nathalie Charraud, « Lacan et le bouddhisme chan » ))
Et quelle serait la nature de l’horreur, de mon horreur face à ses images ? L’horreur de la nature en répondrait-elle, en tant qu’ horreur du réel ? (cf l’horreur du fond de la gorge aperçu d’Irma), horreur dont ses photos sont l’aveu du goût ?
Et cet objet d’horreur ou d’angoisse, est-il le même que celui au genre neutre dont elle dit qu’il qu’il lui convient toujours – tiens, comme Barthes. Son éternel retour. Carte Cahun ? Reine du neutre.
«Me voici pure, vierge sans emploi, reine en grève, chômeuse volontaire, en marge et comme on dit au ban de l’humanité. Faites comme moi : Restez à la maison et mangez de la laine.»
La voilà là, telle un nouveau-né d’un autre âge posé sur des coussins, apprêté, pris en photo et qui vous observe. Boudha sans sourire dont les mains nous indique la voie. Juxtaposition, assemblage du neutre et du semblant (discord et dissonance).
Et quel lien tracer de cet objet neutre auquel elle travaille et qui la travaille, objet donc qu’elle apprête pour en rendre la vision possible, soutenable, apprêt dont elle souligne le trait avec clairvoyance et ironie, à ce « ban de l’humanité » où elle se situe? À ces images, celles-là sans le moindre attrait ni apprêt, qui reviennent à nombre de ses spectateurs, des rescapés des camps de la mort – dont on ne se risquera pas à dire qu’elle en fit un portrait prémonitoire.