Au bonheur des maths

Quelle joie, Catherine, de revoir en DVD le film de Raymond Depardon « Au bonheur des maths », qui est le clou de l’exposition de la fondation Cartier. Cela me permet de transcrire quelques extraits du témoignage de Michael Atiyah, celui des mathématiciens interrogés dont les propos m’avaient le plus frappée :

 « Les mathématiques sont un processus interactif. Il s’agit d’idées. Une idée, c’est quelque choses de fluide. Ça fluctue rapidement. On réfléchit bien plus vite qu’on n’écrit ou qu’on ne parle. Une idée, c’est un peu comme une vision, une image qui apparaît. Quand on parle avec un collègue mathématicien, on peut échanger des idées à un rythme incroyable. Un peu comme dans un film en accéléré. […]. L’écrit et même l’oral sont des formes primitives de communication. La pensée est beaucoup plus créative que la parole. La partie créative des mathématiques opère à ce niveau. 

 On explore des idées. L’exploration, c’est l’essence même des mathématiques. […] La science ou l’art sont une exploration. On tente d’explorer le monde de la nature, mais aussi notre monde intérieur. […] Un mathématicien est comme un peintre.Un artiste ne peint pas ce qui existe, mais ce qu’il voit.

C’est la même chose avec les mathématiques. On interprète le monde selon nos propres schémas, nos structures, selon les choses qui nous semblent belles et fondamentales. [….] on essaie d’utiliser son intuition fondamentale, son imagination. Et bien sûr, la pensée logique. Mais la pensée logique est la structure qui permet à votre vision de se développer et d’arriver à maturité. La logique n’est pas le processus créatif, c’est la structure à l’intérieur de laquelle les choses se développent. Beaucoup de gens pensent que les mathématiques sont une branche de la logique. C’est faux. Les mathématiques se rapprochent plus de l’art.

Le grand mathématicien allemand Hermann Weyl a dit un jour qu’il consacrait sa vie à la recherche de la vérité et de la beauté. Mais que dans le doute il choisissait la beauté. Ce qui veut dire que la vérité est une chose que l’on cherche mais que l’on n’atteint jamais. On n’arrive qu’à une vérité partielle. Alors que la beauté est immédiate et personnelle. Quand on voit quelque chose de beau, on sait que c’est beau. C’est certain. La beauté, c’est ce qui nous éclaire, ce qui nous mène dans la bonne direction. On espère qu’en la suivant, on atteindra notre objectif. Mais on n’atteint jamais la fin. La vie, comme les mathématiques, est une quête sans fin. »

 Cela ne revient-il pas, avec ses mots, à mettre la vérité du côté du manque à être, du sens après lequel le sujet court toujours, tandis que ce qu’il appelle la « beauté » (mathématique, bien sûr) serait en position de cause, et du côté du réel ? Comme tu l’as déjà souligné, Catherine.

 Quant à ce qu’il dit de la logique, ça me rappelle la phrase de Lacan : « Le signifiant est bête. » Alain Prochiantz, lors du débat sur « Ex vivo in vitro » voyait, lui, dans les mathématiques le dernier refuge de la poésie – qui est une toute autre façon de traiter le signifiant… Lacan déplorait, n’est-ce pas, de n’être « pas poâte assez ».

 Merci Alain, Catherine, et les autres…

 Dominique.

Re: Au bonheur des maths

Je regrette vraiment de ne pas avoir été avec vous hier, merci pour le partage de vos réflexions ici et sur twitter

Une chose me vient en te lisant Dominique : la pensée est créative oui mais elle a besoin de l’écriture pour se dire. Il semblerait que Lacan a surtout utilisé les maths comme écriture du réel. On n’est pas dans l’imaginaire puisque les formules ne permettent pas de se représenter quelque chose sous forme d’image

 A vous lire

bises

Isabelle

Re: Re: Au bonheur des maths

Bien sûr, Isabelle, mais ces mathématiciens cherchent à approcher, avec leur vocabulaire, les phénomènes dont ils témoignent. Cela nous demande un effort de traduction ! Pas facile, car c’est plein de contradictions. Il ne s’agit sans doute pas de l’imaginaire comme nous l’entendons. Le terme de « vision« , que Michael Atiyah emploie aussi, convient peut-être mieux ? Avant de trouver quelque chose, ils écrivent beaucoup de formules, et en écrivent encore beaucoup après, pour vérifier une découverte, puis pour en formaliser la démonstration. Il insiste sur le fait que le chemin est semé d’essais et d’erreurs. Mais, et c’est ce qui m’a frappée, la trouvaille n’intervient pas quand ils ont le nez sur leurs équations. C’est un moment tout à fait particulier. Qu’est-ce qui pourrait traduire « vision » dans notre vocabulaire à nous ? Une sorte d’ « éclair », peut-être ?

« La pensée est beaucoup plus créative que la parole », dit-il encore. La pensée est bien du symbolique. Il s’agirait d’un discours sans paroles ? Cf. le travail de l’inconscient, les « pensées du rêve » chez Freud. Je divague. A l’aide, amis mathématiciens !

Enfin, ce terme si mystérieux de « beauté », que je distinguerai de l’ « élégance ». Les mathématiciens font aussi grand cas de l’élégance (c’est même un lieu commun), mais dans un second temps, celui de la démonstration. La démonstration, objet d’échange dans le monde scientifique. Alors que ce qu’il appelle la « beauté » intervient dans la quête et dans la découverte et, comme je le disais hier, me semble de l’ordre de la cause, propre à chacun. Cette appréhension de la beauté, Atiyah la qualifie de « certaine », d’ « immédiate et personnelle ». C’est sûr, la pratique des mathématiques génère chez certains un plus-de-jouir évident, une « lichette » de taille.

 Bon, tu vas les voir et de les entendre, ils sont passionnés (voire passablement allumés).

J’espère d’autres commentaires de toi après la visite.

 Dominique.

la beauté au un par un

Chère Véronique,

Il me semble que c’est justement cela, qu’il n’y ai pas de subjectivité ni d’émotions dans les mathématiques que l’exposition contredit foncièrement et de toutes les façons possibles… surtout en amenant cet objet, la beauté.

C’est vrai que Lacan n’aimait pas beaucoup « la bonne forme », placée du coté de l’imaginaire , surtout à cause des Gestaltistes, il me semble, qui avaient tendance à la standardiser. Mais au un par un, c’est peut-être différent.. tu verras le film de Depardon ou des mathématiciens s’expriment est magique!

Il y a aussi le rapport de la beauté avec la pulsion de mort, que Lacan attrappe dans « Antigone ». Bon..à voir…

Bon, il faut que j’aille travailler

A+ et bonne journée à toi

Cath

l’effet de beauté est effet d’aveuglement

Le 13/01/12 21:52, « Catherine Decaudin » a écrit :

Merci, Alain pour ton texte, qui retrace si bien ce parcours, que nous avons chacun fait « à part » et ensemble à l’exposition sur les mathémathiques.

Tu as bien raison,  de rappeler aussi, en contrepoint de la beauté, l’horreur pour les Maths. Rappelle-toi de ce que Lacan disait sur la beauté, dans le séminaire « L’éthique »:

Nous remettons ici en question la fonction du beau, par rapport à la visée du désir (p299).

Et,

l’effet de beauté est en effet un aveuglement (P.327).

Le côté touchant de la beauté fait vaciller tout jugement critique, arrête l’analyse, et plonge les différentes formes en jeu dans une certaine confusion, ou plutôt un aveuglement essentiel.

Il en parlait à propos d’Antigone, qui était allée pour défendre son frère, au-delà des biens de la cité, défendus par Créon, dans cet « Ex-nihilo », dans ce domaine de l’Até, où règne l’attrait pour le beau, mais aussi la pulsion de mort. Elle a tout sacrifié à cet attrait de la création d’un signifiant nouveau, « ex-nihilo », le signifiant « frère », la Fraternité, et s’est retrouvée entre deux morts…

bises à toi

Cath

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Le 13 janv. 2012 à 22:27, Gentes a écrit :

Chère Cath,

Notre cart-ailes du désir prend son envol! c’est ça!

Tu prolonges ma pensée de si belle façon avec ces références à Lacan. C’ets la réaction si vive de ce lycéen, mobilisant son corps pour tenter de dire ce qui n¹est pas possible à dire avec des mots, que m’est apparu l’oublié de cet expo: la beauté n’est qu’en son fond voile de l’horreur, du réel.

Bises à toi, et peut-être à demain si tu viens pour Diane Arbus.

Al.