« A quoi répond en nous : ennui »

——————– #1 ——————–

Chère Véronique,

Voici la citation complète que tu recherchais,
et un peu de son contexte :

« Un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières et le déchet qui en résulte : et voilà surgi l’Autre que nous ne devons identifier qu’à sa jouissance à elle, celle que lui, Dante, ne peut satisfaire, puisque d’elle il ne peut avoir que ce regard, que cet objet, mais dont il nous énonce que Dieu la comble ; c’est même de sa bouche qu’il nous provoque à en recevoir l’assurance.

A quoi répond en nous : ennui. Mot dont, à faire danser les lettres comme au cinématographe jusqu’à ce qu’elles se replacent sur une ligne, j’ai recomposé le terme : unien. Dont je désigne l’identification de l’Autre à l’Un.« 

Lacan, « Télévision », Seuil, 1974, p. 41.

Fi donc l’ennui ! Vive les multiples projets d’escapades et la « disparité » des textes qui en résultent.

Dominique.

——————– #2 ——————–

Merci beaucoup Dominique, l’ennui ne lasse pas de m’intéresser…

 Tentative de décryptage de la citation de Lacan :

Un regard –> un battement de paupières + un déchet.

l’Autre ≈ (identifié à) sa jouissance à elle

Mais que Lacan veut-il dire ? que dit-il, crois-tu Dominique ? Quel est cet ennui de « l’identification de l’Autre à l’Un » – du moment de l’identification de l’Autre à son seul regard, à sa seule jouissance à elle – à quoi lui, pauvre Dante, ne peut rien, mais qui elle la comble,  la faisant Une, Unienne en ce regard,  pleine – séparée, sans Autre ni autre…

Elle y est Une, en devient Autre pour lui (entraînant son ennui, à lui ?) L’unien entraînant l’ennui, la stase, le vide.

Voici, à tout hasard, la définition du mot « ennui » dans le Littré :

ennui

nm (an-nui, an prononcé comme dans antérieur)

1/ Tourment de l’âme causé par la mort de personnes aimées, par leur absence, par la perte d’espérances, par des malheurs quelconques. Le roi même arrivant partage leur ennui. [Corneille, Oedipe]
Contrariété. Cette affaire lui a donné beaucoup d’ennui. Être accablé d’ennuis.

2/  Sorte de vide qui se fait sentir à l’âme privée d’action ou d’intérêt aux choses. Donner, causer, avoir, éprouver de l’ennui. Un ennui mortel. Charmer les ennuis de l’absence. Quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts [des misères], l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du coeur où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. [Pascal, Pensées]
Dégoût de tout. Tomber dans un ennui profond. L’ennui de la vie.
Mélancolie vague. L’ennui de Réné [le héros d’un roman de Chateaubriand]. Du romantisme jeune appui, Descends de tes nuages ; Tes torrents, tes orages Ceignent ton front d’un pâle ennui. [Béranger, Troubadours.]

REMARQUE

Dans le style relevé, ennui est un mot d’une grande force et qui s’applique à toutes sortes de souffrances de l’âme : les ennuis du trône ; des ennuis cuisants. Dans le langage ordinaire, il perd beaucoup de sa force et se borne à désigner ce qui fait paraître le temps long.

Le Fils
de Jon Fosse

Théâtre de la Madeleine

Texte français Terje Sinding

Avec
Michel Aumont
Catherine Hiegel
Stanislas Roquette
Jean-Marc Stehlé

Mise en scène
Jacques Lassalle

Décors
Jean-Marc Stehlé Catherine Rankl

Costumes Arielle Chanty

Lumières
Franck Thévenon

Son Julien Dauplais

Du 17 avril au dimanche 3 juin 2012

Du mardi au samedi à 21h
Le dimanche à 16h

En quoi cet ennui se rapproche-t-il de celui que vous avez éprouvé à la vision de la pièce de Jon Fosse,  ou que dit avoir éprouvé Géraldine :

Vos paupières sont lourdes… très lourdes… la note monocorde qui accompagne les premiers temps de la pièce diffusant son effet hypnotique irrésistible, nous met à rude épreuve et ajoute à une envie irrépressible de dormir, interprétée audacieusement comme une défense contre un réel inassimilable, sans exclure toutefois les manifestations de l’ennui profond face à la pauvreté de l’histoire.

… « monocorde », « hypnotique », dans un désir de représentation de la répétition inlassable d’un même Un… ((représentation impossible s’il en est)) Face à la jouissance de l’Autre, où il s’emmure sans nous, je nous vois bien ennuyés, finalement, oui, effectivement…

Ah! je regrette bien de n’avoir pas vu cette pièce !!!

Bien amicalement à vous,

Véronique

——————– #3 ——————–

Attention ! Lacan ne dit pas que Dante s’ennuyait ! La brièveté de la rencontre ne le lui aurait guère permis – sauf peut-être au sens classique, que tu as relevé dans le Littré, Véronique. Mais non, il était lui-même tout occupé de son objet, le regard de Béatrice, « déchet exquis ». Sans compter l’écriture…  Il semble s’être très bien accommodé que Béatrice ait « sa jouissance à elle ».

« A quoi répond en nous : ennui », dit le texte. C’est donc bien le nôtre, affect caractéristique de notre époque, paraît-il, qui ici nous interpelle.

 Dominique.