n’importe quoi et de la représentation à la présentation

Cher,
Chers,
Peut-être en réponse à Alain du matin, ce texte, long et vieux, que j’ai récemment retravaillé,
amicalement,
véronique

2 février 2006, 9:10 [8 novembre 2011]

 « Fais n’importe quoi. Point. Sans conditions. Fais absolument n’importe quoi. »*

* Et le « fais n’importe quoi » n’est jamais inconditionné mais il faut qu’il le soit. A l’universalité de l’échange, la loi de la réalité, il faut opposer, muette et incompréhensible, la loi de la nécessité qui est aussi nécessité de la loi. L’impératif « fais n’importe quoi » est un impératif catégorique.
Thierry de Duve,  Au nom de l’art,  “Fais n’importe quoi”, p. 129.

« Si, comme je le soutiens, “fais n’importe quoi” est bien un impératif catégorique, alors il faut aller plus loin et dire que l’universel est impossible, ou que l’impossible est aujourd’hui la modalité de l’universel. La phrase “fais n’importe quoi” ne donne pas le contenu de la loi, seulement le contenu de la maxime. Et encore ce contenu est-il quelconque et ne devient-il déterminé que par l’action qui met la maxime en pratique. Cela ne prescrit qu’une forme conforme à l’universel dans les conditions radicales et finales de la finitude. Et cela signifie : conforme à l’impossible. »
Ibid. pp. 133-134.

Des années que je me coltine ce « n’importe quoi » de Thierry de Duve et que je ne m’en dépatouille pas.

« Fais n’importe quoi » est pour lui l’impératif catégorique de l’art moderne.  C’est au départ de cette maxime qu’il analyse l’art moderne qu’il date, si ma mémoire est bonne,  à Courbet et à ses « Casseurs de pierre » et qu’il appuie sur une analyse fouillée de l’œuvre de Marcel Duchamp.

« Fais n’importe quoi », impératif catégorique, absolument sans condition : conforme à l’impossible. L’impossible, c’est, ce serait, l’impossible de l’universel. Expression-là probablement pour une part de ce qui m’aimante dans la proposition de Thierry de Duve. Le « n’importe quoi » seul permet de rendre compte de l’impossibilité de l’universel.

Quand le fond de l’enjeu de mon attachement à cet enseignement se situe probablement dans le fait qu’il s’agissait pour moi, qu’il s’agit pour moi, de trouver ce qui fait la valeur dans l’art, ce qui fait la valeur de l’art. Mon père étant artiste et n’ayant jamais moi-même eu l’impression d’avoir jamais rien compris à l’art, cet enjeu est certainement très capital. Qu’est-ce qui pourrait faire que l’art ça ne soit justement pas n’importe quoi.

Comment juger ? Juger de l’art ?

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l’art, la langue naturelle de l’artiste

Merci, eoik, pour ce texte où tu vas si loin pour tenter de te « dépatouiller » avec des questions aussi difficiles. J’en reste un peu saisie, il me faudra y revenir, et plus d’une fois. Je vais commencer par lire Thierry de Duve ! Et ce fameux catalogue de l’exposition de Bruxelles « 100 ans d’art contemporain », le trouve-t-on encore ?

Quant à la pulsion et au fantasme, ça a été mon sujet de cartels pendant dix ans (quel que soit le séminaire au travail, je mettais « pulsion et fantasme ») et, bien sûr, je ne m’en dépatouille toujours pas ! Les enseignements de l’Ecole en ce moment tournent beaucoup autour de ces questions de plus-de-jouir (que le « s » s’entende ou non) et d’objet a à la fin de l’enseignement de Lacan. Ce qui entraîne forcément la question de l’universel et du particulier (pas plus tard qu’hier soir). Mais toi, tu partages avec nous non seulement ce que tu as retiré de ton expérience analytique mais aussi de ton expérience de « fille d’artiste », et de tes longues réflexions sur l’art (comment peux-tu dire que tu n’y comprends rien ?)

Je reviens à l’un de mes tweets de l’autre jour, que tu avais d’ailleurs souligné, « L’artiste est sujet de l’art en tant qu’il met en jeu une pratique symbolique particulière pour traiter l’impensable de ce réel » (François Ansermet). Si l’on suit ce fil, ce qui ferait la différence (c’est mon hypothèse), ce qui ferait que quelque chose « est de l’art » ne tiendrait peut-être pas non plus tant que ça à l’objet au sens où il serait de l’ordre du visible (d’où il peut bien être « n’importe quoi »), mais à la position de l’artiste, à une certaine façon qu’il a de traiter le trou dans le symbolique qu’est l’objet. Alain Prochiantz disait aussi qu’à son sens les mathématiques étaient peut-être la « langue naturelle » du mathématicien, c’est-à-dire la langue qu’il parle, même si à première vue c’est la science par excellence qui n’a plus rien à voir avec une « langue naturelle ». Ne pourrait-on poser de la même façon que l’art est la « langue naturelle » de l’artiste ? D’autant plus que, souvent, l’artiste n’a rien à dire de plus sur son art.

Je sens que je m’embrouille, je m’arrête là !
Dominique.

herdoktorkunstfreud, grüssgott; voici le docteur de l’art freud, salut dieu.

déclin des religions, avènement de la psychanalyse, avènement de la modernité en peinture

Je ne peux m’empêcher de m’attarder aux titres-valises des peintures de Baselitz, dont je vous parlais hier.

Si le HER m’évoque le HERR perdu de Freud, celui tombé dans les limbes, HER, en allemand veut également dire, je l’apprenais hier, « VOICI ». « Voici » qui est justement le titre de l’exposition dont je vous ai parlé de Thierry de Duve.

A cause de ça[1], cet éventuel indice à trois lettres, je suis tentée d’y retourner, et vous livre ici quelques extraits des premières pages du catalogue de l’exposition. Je ne suis pas sans craindre de vous envahir, mais… c’est plus fort que moi…

« Et si nous allions tout droit à Manet, là où l’aventure de l’art moderne a commencé? Et si nous choisissions de faire démarrer d’aventure, non d’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe, mais d’un tableau moins connu du grand public et pourtant tout à fait extraordinaire, Le Christ aux anges de 1864? »

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Gerhard Richter (sur le bruit de la peinture)

très beau documentaire sur Richter, oui Dominique, que j’ai pu moi aussi voir l’autre jour dans ce merveilleux petit cinéma (MK2 Beaubourg) ( où se jouent en ce moment, entre autres, Saya Zamuraï, Cosmopolis, Avé et Il n’y a pas de rapport sexuel). 

on y assiste à la genèse très physique, sensorielle, de deux, trois grands tableaux abstraits. sont très étonnants les bruits, en forme de musique,  que fait la grande racle de peinture quand elle glisse sur la toile, conférant à son avancée aveugle un caractère épique, les longues traces, sillons, stries qu’elle tire lentement sur la toile encore vierge ou au travers des couches de peintures déjà posées, qu’elle balaie, détruit.

je n’ai pu m’empêcher de songer aux longues chevelures de Degas (voir l’exposition Degas et le nu au Musée d’Orsay, du 13 mars au 1er juillet 2012) où le peigne passe, ainsi qu’à ces peignes que dans un jeu de mot Duchamp rapportait à la peinture : « que ça peigne », à une époque où certaines avancées techniques, futiles pour le profane, d’importance pour les peintres, comme l’industrialisation de la fabrication de la peinture, amenée dorénavant à sortir de tubes, « readymade », « déjà faites, toutes faites », mais aussi les avancées de la photographie et de la reproduction mécanique, conduisaient les peintres à reconsidérer leur medium : la peinture même, avec lequel il perdait, non sans nostalgie,  un certain rapport physique, artisanal. perte qui conduira des Kandinsky à tout laisser pour ne garder qu’elle : la peinture, la couleur, lui ouvrant les territoires de l’abstraction où elle puisse s’épanouir, jouir, jouer. c’est au moment donc où se perd un rapport physique à la peinture, que les peintres, au moins pour certains d’autres eux, trouvent à nouer avec elle de nouveaux liens. c’est comme ils la perdent, qu’ils la découvrent, en découvrent la physicalité, la font passer au concept. d’où, chez des Degas, par exemple, ces toiles, comme des corps, comme des corps de femme, que le pinceau, le peigne, du peintre vient mettre au monde. c’est particulièrement visible, dans l’exposition des Degas et le nu  avec ses très beaux monotypes : de  l’encre posée sur une plaque, la recouvrant complètement, est travaillée au doigt, à la brosse, au peigne, la plaque étant ensuite retournée sur une feuille de papier, pour une impression unique.

L’un des choix de Richter se situe là : un choix de la peinture (des peintures primaires, simples, dit l’un de ses assistants) dans ce qu’elle comporte de physique, dans ce qu’elle apporte de plaisir, « c’est si amusant de faire ça ». la peinture finalement devenue inutile n’ayant (enfin) laissé d’elle que sa jouissance (« inutilité de la jouissance »), une jouissance à portée de main, à prendre à bras le corps (c’est Jules qui faisait remarquer qu’il devait être costaud, cet homme, Gerhard Richter).

véronique

nb : je ne suis pas sûre du mot racle.

« Le fait que les peintres ne broient plus leurs couleurs paraît de prime abord n’être que la conséquence évidente de la disponibilité des tubes de couleur produits industriellement. En réalité ce fait est d’une importance extrême quand on cherche à comprendre les changements culturels qui bouleversèrent la tradition de la peinture et firent du modernisme une sorte d’anti-tradition, conduisant au déclin de la peinture comme métier et à sa renaissance instantanée comme idée. Aux vieux jours de la peinture ancienne, le broyage des couleurs, comme la confection des châssis, l’apprêt de la toile et d’autres pratiques préparatoires, était loin d’être considéré comme une activité subalterne. Cennino Cennini le prescrit comme un processus important presque amoureux, dans lequel s’entendent déjà les échos de la masturbation olfactive de Duchamp […] » Thierry de Duve, Résonnances du Readymade, Duchamp entre avant-garde et tradition, p. 166.