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Tous télé-guidés

Le «Loft» vaut comme une métaphore universelle de l’être moderne, l’homme numérique devenu sa propre souris blanche.
Par Jean BAUDRILLARD
LIBERATION.FR : mardi 6 mars 2007
Ce texte est paru dans Libération du 7 septembre 2001
Avec Loft Story, la télévision a réussi une opération fantastique de consensualisation dirigée, un véritable coup de force, une OPA sur la société entière ­ formidable réussite dans la voie d’une télémorphose intégrale de la société. Elle a créé un événement (ou mieux, un non-événement) où tout le monde s’est trouvé pris au piège. «Un fait social total», dirait Mauss ­ sinon que dans d’autres cultures, cela signifiait la puissance convergente de tous les éléments du social, alors qu’ici, cela marque pour toute une société, l’élévation au stade parodique d’une farce intégrale, d’un retour image implacable sur sa propre réalité.
Ce que la critique la plus radicale, l’imagination la plus subversive, ce que nulle dérision situationniste n’aurait pu faire… c’est la télé qui l’a fait. Elle s’est révélée la plus forte dans la science des solutions imaginaires. Mais, si c’est la télé qui l’a fait, c’est nous qui l’avons voulu. Inutile de mettre en cause les puissances médiatiques, les puissances d’argent, voire la stupidité du public pour laisser espérer qu’il y ait une alternative. Le fait est que nous sommes engagés dans une socialisation intégrale, technique et expérimentale, qui aboutit à l’enchaînement automatique des individus dans des processus consensuels sans appel.

Société désormais sans contrat, sans règles ni système de valeurs autre qu’une complicité réflexe, sans autre logique que celle d’une contagion immédiate, d’une promiscuité qui nous mêle les uns aux autres dans un immense être indivisible.

Nous sommes devenus des êtres individués, c’est-à-dire non divisibles en eux-mêmes et virtuellement indifférenciés. Cette individuation dont nous sommes si fiers n’a donc rien d’une liberté personnelle, c’est au contraire le signe d’une promiscuité générale. Corollaire de cette promiscuité: cette «convivialité exclusive» qu’on voit fleurir partout, que ce soit dans le huis clos du Loft, ou celui des ghettos de luxe et de loisirs, ou de n’importe quel espace où se recrée comme une niche expérimentale où il ne s’agit pas tant de sauvegarder un territoire symbolique que de s’enfermer avec sa propre image et de vivre en complicité incestueuse avec elle, avec tous les effets de transparence et de réfraction qui sont ceux d’un écran total.

Ça bouge encore, mais juste assez pour se donner, au-delà de la fin, l’illusion rétrospective de la réalité, ou celle du social, mais réduite à une interaction désespérée avec soi-même. Cette promiscuité, faite d’implosion sociale, d’involution mentale et d’interaction «on line», ce désaveu profond de toute dimension conflictuelle, sont-ils une conséquence accidentelle de l’évolution moderne des sociétés ou bien une condition naturelle de l’homme, qui finalement n’aurait de cesse de renier son être social comme une dimension artificielle? L’être humain est-il un être social? Il serait intéressant de voir ce qu’il en sera dans le futur d’un être sans structure sociale profonde, sans système ordonné de relations et de valeurs, dans la pure continuité des réseaux, en pilotage automatique et en coma dépassé en quelque sorte, contrevenant ainsi à tous les présupposés de l’anthropologie. Mais n’a-t-on pas de l’homme, comme le dit Stanislaw Lec, une conception trop anthropologique? Promiscuité et enfermement se résument dans l’idée originale de soumettre un groupe à une expérience d’isolation sensorielle, afin d’enregistrer le comportement des molécules humaines sous vide, dans le dessein peut-être de les voir s’entre-déchirer dans cette promiscuité artificielle. On n’en est pas venu là, mais cette microsituation existentielle vaut comme métaphore universelle de l’être moderne enfermé dans son Loft personnel, qui n’est plus son univers physique et mental, mais son univers tactile et digital, celui du «corps spectral» de Turing, celui de l’homme numérique pris dans le dédale des réseaux, et devenu sa propre souris (blanche).

Le coup d’éclat, c’est de livrer au regard des foules cette situation proprement insupportable, de leur en faire savourer les péripéties dans une orgie sans lendemain. Bel exploit, mais qui ne s’arrêtera pas là. Bientôt viendront, comme une suite logique, les snuff movies et les supplices corporels télévisés. La mort doit, elle aussi, entrer en scène, non pas du tout comme sacrifice, mais comme péripétie expérimentale ­ partout niée et combattue techniquement ­ mais ressurgissant sur les écrans comme performance de synthèse (ainsi ce revival télévisuel, d’une cruauté infantile, de la guerre des tranchées ou des combats du Pacifique).

Mais, et c’est là l’ironie de toutes ces mascarades expérimentales, parallèlement à la multiplication de ces spectacles de violence, grandit l’incertitude quant à leur équivalent réel, et donc la suspicion quant à l’image. Plus on avance dans l’orgie de l’image et du regard, moins on peut y croire. Les deux paroxysmes, celui de la violence de l’image et celui de son discrédit, croissent selon la même fonction exponentielle. Du coup, toutes les images sont au fond déjà des images de synthèse. D’ailleurs, le Loft aurait aussi bien pu être fabriqué avec des images de synthèse ­ et il le sera plus tard. Les gestes, les discours, les acteurs répondent déjà à toutes les conditions de préfabrication, de figuration programmée. De même qu’on clonera plus tard biologiquement les être humains, qui, au fond, ont déjà mentalement et culturellement un profil de clones. Même isolation sensorielle, même curiosité abyssale dans l’activité sexuelle de Catherine Millet (1). Peut-on pénétrer plus avant, plus loin même que le sexuel? Peut-on posséder à fond et être possédée à fond? En poussant le sexe jusqu’à l’absurde, en l’arrachant au principe même de plaisir, elle l’arrache aussi à son principe de réalité, et force là aussi à poser la question: qu’en est-il de l’être sexuel? La sexualité ne serait-elle, contrairement à l’évidence naturelle, qu’une hypothèse? Vérifiée comme elle l’est ici jusqu’à l’épuisement, elle laisse songeur. Vérifiée au-delà de sa fin, elle ne sait tout simplement plus ce qu’elle est ni ce qu’elle signifie.

Même tentation abyssale dans le cas du Loft, mais cette fois, ouverte sur un autre abîme, celui du vide et de l’insignifiance. Aller toujours plus profond vers cette véritable scène primitive de la modernité ­ où est le secret de la banalité, de cette nullité surexposée, éclairée, informée de tous côtés et qui ne laisse plus rien voir à force de transparence? Le mystère devient celui de cet aveu forcé de la vie telle qu’elle est ­ objet d’effroi, mais en même temps vertige de plonger dans ces limbes d’une existence sous vide et dénuée de toute signification.

Le XXe siècle aura vu toutes sortes de crimes ­ Auschwitz, Hiroshima, génocides ­, mais le seul véritable crime parfait, c’est, selon les termes de Heidegger, «la seconde chute de l’homme, la chute dans la banalité». Violence meurtrière de la banalité qui justement, dans son indifférence et sa monotonie, est la forme la plus subtile d’extermination. Un véritable théâtre de la cruauté, de notre cruauté à nous, complètement dédramatisée et sans une goutte de sang. Crime parfait en ce qu’il efface ses propres traces, mais surtout en ce que, de ce meurtre, nous sommes à la fois les auteurs et les victimes. Tant que cette distinction existe, le crime n’est pas parfait. Or, dans tous les crimes historiques que nous connaissons, la distinction est claire. Il n’y a que dans le suicide que le meurtrier et la victime se confondent, et dans ce sens, l’immersion dans la banalité est bien l’équivalent d’un suicide de l’espèce. Quelque part au coeur de cette banalité et de son événement crucial, nous portons le deuil de cette existence résiduelle, de cette incertitude et de cette désillusion.

Il y a, dans toute cette histoire de Loft, quelque chose comme un travail de deuil collectif qui lie entre eux les criminels que nous sommes tous. Et là est notre vraie corruption, dans la consommation de ce deuil et de cette déception, source d’une jouissance contrariée. A la lumière de cette promiscuité, de cette convivialité truquée, de cette incertitude et de cette désillusion, tout est à revoir. Avec Loft Story: l’évidence de l’être humain comme être social. Avec Catherine Millet: l’évidence de l’être humain comme être sexuel. Avec le surcroît de transparence et d’information: l’évidence de la réalité tout court. Sexués, certes, nous le sommes (Catherine Millet aussi) mais sexuels? Socialisés, nous le sommes (et souvent de force), mais des êtres sociaux? C’est à voir. Réalisés, oui, mais réels? Rien n’est moins sûr.
Tout ceci serait catastrophique, s’il y avait une vérité du social, une vérité du sexuel, une vérité du réel. Heureusement, ce ne sont que des hypothèses et si elles prennent aujourd’hui des formes monstrueuses, elles n’en restent pas moins des hypothèses, à jamais invérifiables. La vérité, si elle existait, ce serait le sexe. Le sexe et le désir seraient le fin mot de l’histoire… mais il n’y en a pas. Autant dire que le danger d’une opération systématique du social, du réel et du sexuel n’est lui-même que virtuel.

D’où, l’autre question, en guise d’interrogation finale: QUI RIAIT DANS LE LOFT? Dans ce monde immatériel sans une trace d’humour, quel monstre pouvait bien rire dans les coulisses? Quelle divinité sarcastique pouvait bien rire dans son for intérieur? L’humain trop humain a dû se retourner dans sa tombe. Mais comme on sait, les convulsions des hommes servent à la distraction des Dieux… qui ne peuvent qu’en rire. Qui fut en d’autres lieux une forme de torture expérimentale. Mais ne sommes-nous pas en train d’explorer toutes les formes historiques de torture, servies à doses homéopathiques, en guise de culture de masse ou d’avant-garde? C’est un des thèmes principaux de l’art contemporain.

(1) Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Le Seuil, 2001, 104,5 francs (15,93 euros).
 

6 mars 2007 - 22:51 / disparates /