« Si je suis de la deuxième génération et mes parents (les survivants) de la première, qu’est-ce qu’il y avait avant ? »

Je publie ici, avec l’aimable autorisation de son auteur, relu et corrigé par elle, dans le cadre de ma lecture du cours de Jacques-Alain Miller cette année et plus particulièrement de son dernier cours, un article de Rivka Warshawsky publié dans Quarto n° 66  ( Les conditions d’une transmission, novembre 1998) et intitulé « Du zéro au septième million : Israël et l’Holocauste« . Cet article se réfère, entre-autres, à celui de Jacques-Alain Miller, « La suture (éléments de la logique du signifiant)».

DU ZÉRO AU SEPTIÈME MILLION : ISRAËL ET L’HOLOCAUSTE

RIVKA WARSHWAZKY

 

L’Holocauste, hors sens, hors discours, hors temps, hors création. Même Dieu n’est plus le même après Auschwitz. C’est une rupture dans l’existence. Et pour la clinique psychanalytique, la naissance d’une nouvelle forme d’incurable.

Comment l’Holocauste peut-il à la fois être en dehors du temps et constituer un nouveau point de départ pour notre temps ? La pratique de la psychanalyse en Israël révèle d’étranges sauts dans le discours des analysants.

SILENCE

Une analysante demande : « Si je suis de la deuxième génération, et mes parents ( les survivants) de la première, qu’est-ce qu’il y avait avant ? Est-ce que c’était la génération zéro ? Qu’est-ce qu’il y avait avant le zéro? Est-ce que le temps s’est arrêté pour recommencer à nouveau ? Pourquoi est-ce qu’on ne compte pas les générations d’avant la Shoah ? »

Cette femme avait mené jusque-là une vie toute de frigidité et d’inhibitions, se consumant corps et âme dans des douleurs et des angoisses étranges qui n’avaient pour elle ni sens ni signification dont elle puisse parler. Elle souffrait comme sa mère, qui avait survécu au traitement du Dr Mengele, pétrifiée dans l’identification au signifiant «survivant de l’Holocauste». Sa demande était que tout, y compris son analyste, soit rendu compatible avec ce signifiant. Ainsi s’épargnait-elle la peine et la peur de la parole, de la découverte. Son partenaire symptôme était ce que Lacan appelle l’élément le plus primaire du symptôme : le mutisme. « Le symptôme est d’abord le mutisme dans le sujet supposé parlant. »1 C’est une formulation très forte et très surprenante. Lacan ne dit pas « le mutisme est un symptôme », il dit « le symptôme est d’abord le mutisme ».

Nous savons qu’il y a un noyau de silence absolu dans l’Holocauste. Peut-être la meilleure image de ce silence est-elle celle de la chambre à gaz. La chambre à gaz est l’une des « preuves » avancées par ceux qui dénient que l’Holocauste ait eu lieu.

Personne ne peut en témoigner, ni de l’intérieur ni de l’extérieur. La chambre à gaz est si absolument silencieuse qu’on peut en dire tout ce qu’on veut. Elle ne vous répond pas, ne discute pas avec vous.

D’où la question de Lyotard dans son essai sur l’Holocauste, Le Différend, « Qu’est-ce qui prouve que ces chambres n’étaient pas juste des douches ou des chambres de désinfection du camp de travail. Les ouvertures pour le gaz pouvaient n’être que des évacuations d’air. Est-ce que quiconque peut dire qu’il était à l’intérieur de la chambre à gaz, après que les portes se sont refermées, et qu’il a vu ce qui se passait ? » On ne peut s’empêcher d’évoquer ici la fameuse expérience de pensée proposée par le physicien viennois Erwin Shroedinger, en 1935, pour montrer « l’étrange nature du monde de la mécanique quantique », l’expérience dite du chat de Schroedinger.2 Pour la conduire, il suffit d’imaginer qu’un chat est enfermé dans une boîte avec une capsule de cyanure. Quel que ce soit le moment où l’on se trouve avant qu’on n’ouvre la boîte et qu’on ne regarde réellement à l’intérieur, il n’est ni « vrai » que le chat soit mort, ni qu’il soit vivant. Cette indétermination de la mécanique quantique évoque étrangement l’impossible souvenir inhérent à la répétition. La répétition et la mémoire s’excluent l’une l’autre. Témoigner de la Shoah est impossible précisément parce le système contient une «part égale de chat mort et de chat vivant».3

La demande d’amour identificatoire de l’analysante s’exprimait d’abord comme une impasse : « Ça ne sert à rien. Je dois arrêter l’analyse. Vous n’êtes pas capable de comprendre mes souffrances ineffables, vous ne vous mettez pas à ma place. Vous me poussez à parler, plutôt que de respecter ma peine comme le font tous mes proches. C’est parce que vous n’avez pas fait l’expérience de l’Holocauste ou parce que vous ne venez pas d’une famille de survivants. » C’était là imputation d’ignorance et demande d’amour sous les auspices de l’identification et de la dualité. C’était impasse dans le transfert, mais aussi question portant sur le sujet supposé savoir : «Qu’est-ce que le savoir au sens analytique ?» A quoi il pouvait seulement être répondu, non pas par plus de compréhension, mais par le désir de l’analyste – désir de l’analyste que Lacan pointe de la différence et même de la différence absolue. «Il semble que vous vouliez dire par là que tout analyste, pour comprendre les souffrances de son patient, se devrait d’être exactement comme lui, qu’il fût grand ou petit, noir ou blanc, maniaque ou dépressif, homosexuel ou hétérosexuel…» Cette réponse eut un effet rassurant sur elle. C’était une affirmation de sens : dans une analyse, il y a à parler même de l’Holocauste, ce n’est pas quelque chose « qui va sans dire».

Deux nouvelles voies pouvaient s’ouvrir :

  1. L’accès au symbolique au moment de la plus grande impasse, le moment de la castration. Immense risque et possibilité de grand gain.
  2. Le sujet-supposé-savoir pouvait être situé. Savoir qui ne soit pas savoir d’expert sur l’Holocauste mais savoir à venir, désir inconscient.

La réponse de l’inconscient à l’intervention analytique résida dans la question qui vint alors, à propos des trois générations de l’Holocauste, la génération zéro, la première et la deuxième génération (faisant maintenant valoir le 0, le 1 et le 2 en tant qu’ordinaux). Cette question introduisait le « trois », soit le minimum requis pour former un nœud borroméen ou produire une névrose. Tout comme à l’introduction d’un point de perspective dans une peinture, c’est le sujet lui-même qui est inclus dans la question.

Sa question était celle d’un traitement du réel par le symbolique, une opération de Frege.  Du zéro manque au zéro nombre, se conceptualise le non-conceptualisable.»4 Le silence tenu jusque-là par cette analysante signait l’échec de la symbolisation du réel de son histoire familiale – travail de symbolisation qui, avec l’apparition du nombre, pouvait commencer.

LE ZÉRO

Une identité collective concentrée dans le « zéro », c’est tout ce qui reste des 6 millions de juifs annulés et sortis de l’histoire par l’Holocauste.

Primo Levi parle du phénomène d’« identité concentrée » pour les résidents des camps de concentration qui n’étaient plus que des numéros, un nom même ne leur ayant pas été laissé. Pendant toutes les années qui lui restaient, Primo Levi s’est senti appelé à aider ces « sujets concentrés» à se redéployer, à retrouver leurs traits pour un moment. Ils frappaient constamment à la porte de ses rêves et le suppliaient d’écrire sur eux.

« Quant à cette place, dessinée par la subsomption, où l’objet manque, rien ne saurait y être écrit, et s’il y faut tracer un 0, ce n’est que pour figurer un blanc, pour rendre visible le manque».5 Quel est l’objet qui manque absolument ? La Shoah elle-même. Une certaine scorie que le zéro essaie de traiter comme reste. Qu’est-ce qu’une scorie ? La scorie est ce que Lacan appelle « le reste éteint» qui, dans la destinée humaine, n’est plus fécond.6 Trop de « concentration » peut créer un trou, un trou noir.

TÉMOIGNAGE

Comme acte, le témoignage se situe au-delà de la simple survie, il peut même y contredire, au sens où le choix est forcé : survivre ou témoigner.

Cependant, à certaines conditions, la répétition peut « passer » au témoignage. Ces conditions impliquent le signifiant du trauma. Le signifiant traumatique est le trait unaire de l’inhibition. Dans la vie de l’analysante dont je parle, cet « un » trait de l’inhibition se répétait à l’infini, souffrance et frustration s’étaient faits mode de vie. Que fallait-il qu’il arrive au sujet pour qu’il soit soulagé ? « Pour que le nombre passe de la répétition du 1 de l’identique à sa succession ordonnée, pour que la dimension logique gagne décidément son autonomie, il faut que sans nul rapport au réel le zéro apparaisse. »7 Le témoignage a le pouvoir de mettre un terme à la répétition.8

Souvenons-nous aussi de ce que Lacan disait de Freud. Le témoignage de Freud est basé sur la réduction de tous les phénomènes à la fonction de purs signifiants, alors seulement peut apparaître le moment de conclure, « un moment où il sent qu’il a le courage de juger et de conclure. C’est là ce qui fait partie de ce que j’ai appelé son témoignage éthique.»9

L’AUTRE

Notre travail nous a menés à une conclusion qui nous a surpris ; l’Autre d’Israël n’est pas le nazi persécuteur, mais les six millions de juifs qui ont été exterminés. Tom Segev dans son livre sur l’Holocauste et ses effets sur l’État d’Israël, intitulé Le septième million10, développe l’idée d’une nation israélienne prenant la place d’un septième million, dans la continuation directe de la génération anéantie.

C’est là un autre dérèglement étrange dans le comptage, l’ordre des générations et la fabrique du temps. Une prise à rebours du mécanisme de la perspective et un saut dans l’espace/temps qui donnent à Israël une curieuse forme anamorphique.

Les cinq millions de citoyens d’Israël, y compris ceux qui sont d’origine yéménite, marocaine, éthiopienne, etc., et y compris même les citoyens Arabes d’Israël, sont « concentrés » en un million, le septième.  La «différence» et la «succession», axiomes si importants pour le bon ordonnancement des nombres naturels, ont disparu. De ce fait, les générations cessent d’être bien ordonnées, à moins qu’elles n’acquièrent un mode différent d’ordonnancement, ayant sa logique propre commençant par la Shoah. Le septième million, comme État et comme Nation, répond au silence et à l’annulation des six millions.

Ces six millions sont non seulement notre partenaire, notre Autre, mais également notre persécuteur.

Notre partenariat avec eux est énorme et cause de gigantesques pressions identificatoires, tant imaginaires que symboliques, sur tous les citoyens d’Israël. Notre dette nationale est de survivre, ce qui n’est pas la même chose que de témoigner.

UNE CURE SCIENTIFIQUE

L’Holocauste se différencie d’autres horreurs en raison de l’immensité du projet rationnel dans lequel il a été conçu. Une gigantesque et systématique bureaucratie de la mort mise en place par le désir déterminé de Hitler de guérir. II s’agissait, selon sa métaphore biologique, de « curer » le corps politique allemand de la pire maladie au monde : « le bacille juif toxique ». Cette opération requérait une solution systématique dont l’issue soit finale. « La découverte du virus juif est l’une des plus grandes révolutions… au monde. Le combat dans lequel nous sommes engagés aujourd’hui est de la même sorte que celui mené par Pasteur et Koch. »

C’est là, et là seulement, que Primo Levi place les camps de concentration, à la fin d’une chaîne d’une implacable logique, à la fin d’un syllogisme aristotélicien. A quel point précis Lacan introduit-il la question de l’Holocauste ? A la fin du Séminaire XI, quand il parle de l’objectivation du sujet par la science.

La psychanalyse quant à elle n’est pas une cure finale imposée à un sujet. Le sujet ne doit jamais être trahi par la guérison de ses symptômes. Freud laisse à ses patients le choix « de décider d’un chemin ou de l’autre ». Et il n’y a pas de sujet guéri à la fin d’une analyse, mais bien incurable, puisque identifié à son symptôme.

SINTHOME

Je pense, au sens d’une assomption de base toujours à vérifier et à élaborer, que l’Holocauste doit, d’une façon ou d’une autre, être relié au sinthome – cette dernière identification avec le symptôme à la fin de l’analyse, dont le sujet n’est plus curable. Lacan dit que le sinthome comporte un élément de relation.11 II peut créer de nouveaux liens symboliques et de nouvelles relations, de nouveaux « partenariats » pourrait-on dire, avec le réel. Il ne s’agit pas ici de totale symbolisation du réel, qui est une affaire tout à fait différente. Je pense que ce lien, particulier dans l’enseignement de Lacan, n’est possible qu’au travers du sinthome – « Il n’y a rapport que là où il y a sinthome. »

L’Holocauste est le Sinthome d’Israël. Et, semblable au complexe de castration, impasse du travail analytique mais aussi moment privilégié d’accès à l’ordre symbolique, tel doit être pour nous le « complexe de concentration» en Israël.

 

* Texte retravaillé de l’intervention du 23 mars 1998 à Bruxelles. Traduction pour Quarto de Véronique Müller à partir de l’anglais

  1. Lacan J., Séminaire XI, p. 16. []
  2.  Dans cette expérience de pensée, on fait dépendre l’ouverture de la capsule de cyanure, et donc la mort du chat, de l’envoi dans la boîte d’une particule qui a deux états possibles ( + ou –), l’un de ces états déclenchant l’ouverture de la capsule. L’état de cette particule est indéterminé au sens de la mécanique quantique. Il s’ensuit donc que la mort du chat est indéterminée tant que la boîte est fermée (NdT). []
  3. Blackburn S. (Ed.), Oxford Dictionary of Philosphy. []
  4. Miller J.-A., Cahiers pour l’analyse, n°1/2, La vérité, « La suture (éléments de la logique du signifiant) », 1972, p. 44. []
  5.   Ibid. []
  6. Lacan J., op. cit., p. 122. []
  7. Miller J.-A., op. cit., p. 43. []
  8.  Cf. Gallano C., Seminar of the Freudian Field in Israel, 1998 (à paraître à Machbarot Freudianot). []
  9. Lacan J., op. cit., p. 40. []
  10. Segev T., Le septième million, trad. de l’anglais et de l’hébreu par Eglal Errera, Ed. Lialana Levi, 1993. []
  11. Je remercie Franz Kaltenbeck pour cette référence importante. []

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