[ Ce texte d’Alain, « le mathématicien », vient en complément de lecture du cours de jacques-alain miller du 9.3..2011.]
Le mathématicien est prolétaire par un côté. Qu’est-ce qu’un prolétaire? C’est un homme qui ne peut même point essayer de la politesse, ni de la flatterie, ni du mensonge dans le genre de travail qu’il fait. Les choses n’ont point égard et ne veulent point égard. D’où cet œil qui cherche passage pour l’outil. Toutefois il n’existe point de prolétaire parfait; autant que le prolétaire doit persuader, il est bourgeois ; que cet autre esprit et cette autre ruse se développent dans les chefs, et par tous les genres de politique, cela est inévitable et il ne faut point s’en étonner. Un chirurgien est prolétaire par l’action, et bourgeois par la parole. Il se trouve entre deux, et le médecin est à sa droite. Le plus bourgeois des bourgeois est le prêtre, parce que son travail est de persuader, sans considérer jamais aucune chose. L’avocat n’est pas loin du prêtre, parce que ce sont les passions, et non point les choses, qui nourrissent les procès.
Où placerai-je le physicien ? Malgré l’apparence d’ouvrier qu’il se donne, je le pousserais un peu du côté des bourgeois, car je le vois persuadant et plaidant. Pourquoi ? C’est qu’il ne s’en tient pas à la chose ; il invente, il suppose, il relie ; or il y a plus d’une manière d’inventer, de supposer, de relier ; la dispute n’est pas loin ; il faut plaider. J’avoue aussi que l’expérience le ramène. Pourtant, sous ce rapport, le chimiste est plus près du prolétaire que le physicien, par cette cuisine sans flatterie qui est son métier. Néanmoins l’objet n’est pas encore assez nu pour qu’un peu d’éloquence ne s’y puisse employer. Théories sont filles de rhétorique.
Bon. Mais le mathématicien se trouve alors dans la théorie pure, et plaideur plus que personne ? On sent bien que non, et même on voit pourquoi non. Le mathématicien ne pense jamais sans objet. Je dis bien plus ; je dis que c’est le seul homme qui pense un objet tout nu. Défini, construit, que ce soit figure tracée ou expression algébrique. Il n’en est pas moins vrai qu’une fois cet objet proposé, il n’y a aucune espérance de le vaincre, j’entends le fondre, le dissoudre, le changer, s’en rendre maître enfin, par un autre moyen que la droite et exacte connaissance et le maniement correct qui en résulte. Le désir, la prière, la folle espérance y peuvent encore moins que dans le travail sur les choses mêmes, où il se rencontre bien plus qu’on ne sait, et enfin une heureuse chance qui peut faire succès de colère. Un coup désespéré peut rompre la pierre. L’objet du mathématicien offre un autre genre de résistance, inflexible, mais par consentement et je dirais même par serment. C’est alors que se montre la nécessité extérieure, qui offre prise. Le mathématicien est de tous les hommes celui qui sait le mieux ce qu’il fait.
On dit souvent que ce genre de travail sur problèmes abstraits fausse l’esprit. Je n’en crois rien. Assurément il y a danger et passions partout ; mais je ne crois pas que le vrai mathématicien risque d’oublier jamais la nature des choses ; il en est bien plus près qu’on ne croit ; quelque détour qu’il fasse, il y va toujours, et porté par l’expérience la plus constante et la plus commune. Il faut donc relever le jugement traditionnel sur l’esprit géométrique. Car, oui, il n’a point de finesse, mais à l’opposé, que vois-je sous le drapeau de la finesse tant vantée ? De, vieux acteurs. Des flatteurs tristes. Des hommes qui parent leurs idées comme des mannequins de couturier, toujours l’oeil sur l’acheteur, toujours se demandant : « Cela plaira-t-il ? » Courage, conscience, probité, travail, je mets tout égal. Il reste quelque chose en l’un de net et de pur, que l’autre a perdu. Oui, il y a dans le mathématicien quelque chose qui est comme le modèle du prolétaire, quelque chose d’incorruptible qui étonne l’esprit de finesse. Il faut bien de la finesse pour construire la société productrice comme elle est ; le rentier vit de finesse. La révolution est donc mathématicienne ; on le constate ; il n’est pas mauvais de le comprendre, et de joindre en Platon l’idée abstraite avec la rêverie socialiste.
Alain, 24 juin 1924.