Comme je vous l’ai indiqué la dernière fois, le cours que je vous ai dispensé cette année est en fait bouclé. Il a trouvé son point de capiton, non pas ici mais à Montpellier, lors d’une journée d’étude qui était consacrée au Livre 23 du Séminaire Le Sinthome.
Vous aurez l’occasion de lire le compte rendu de cette journée qui sera publié sous la forme d’un livre.[i] La réunion d’aujourd’hui, qui sera la dernière de l’année, est donc un post-scriptum à ce cours.
Ce cours dont le titre m’apparaît, au terme, ne pas pouvoir être autre que « L’Être et l’Un ».
Le mot de post-scriptum que j’ai employé est d’autant plus approprié que c’est en effet un texte rédigé à la suite de ce cours que nous apporte la personne qui est assise à mes côtés et qui a été cette année avec vous dans mon assistance. Seulement elle, elle s’est inspirée de ce cours pour un travail qui porte sur la première moitié de ce titre, sur ce qu’est l’être dans l’enseignement de Lacan. Elle s’est donc intéressée à l’ontologie et à ce qu’elle appelle ses usages lacaniens.
Clotide Leguil, c’est son nom — je m’excuse de ne pas avoir annoncé sa présence ; c’est dû aux incidents qui m’ont obligé à annuler la réunion prévue il y a quinze jours et la semaine dernière —, Clotide Leguil est d’autant plus qualifiée pour nous parler des usages lacaniens de l’ontologie qu’elle est l’auteur d’une thèse, qui deviendra un livre, portant sur l’articulation entre l’enseignement de Lacan et la philosophie de Jean-Paul Sartre. Elle y montre ce que Lacan doit à Sartre, mais surtout ce par quoi Lacan est allé au-delà de Sartre, en particulier concernant la description de l’analyse de l’angoisse, et au-delà de ce que Sartre appelait son ontologie, son ontologie phénoménologique.
Clotilde est philosophe, elle est d’ailleurs l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages de philosophie, mais elle exerce aussi la psychanalyse et, comme je l’ai dit, elle est l’auditrice attentive de ce cours, non pas seulement depuis cette année, si je me souviens bien, mais depuis quelque dix ans. Et donc, elle est tout à fait compétente pour traiter le thème qu’elle s’est proposé.
Je n’ai pas hâté le mouvement au long de ces dix années pour vous la présenter. Je le fais aujourd’hui parce que son travail constitue un appoint particulièrement opportun au cours de cette année, et aussi parce qu’elle prendra rang pour la première fois l’an prochain parmi les enseignants permanents du département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII et que, donc, un certain nombre d’entre vous pourront suivre régulièrement son cours.
C’est, si je puis l’ajouter, une tête très bien organisée, qui exprime ses idées de la façon la plus aisée et la plus accessible, et vous savez que j’accorde un grand prix à la clarté et à l’ordre dans les pensées.
Avant de lui donner la parole, et je la reprendrai ensuite pour converser avec elle concernant les éléments apportés et faire quelques remarques, il faut tout de même que je dise que le thème traité n’aurait pas eu l’agrément de Lacan.
Lacan avait horreur qu’on lui rappelle sa dette à l’endroit de Sartre. Je le dis avec certitude, parce que jadis je m’y étais employé à son séminaire; j’avais signalé au cours d’un exposé, et très rapidement, en quelques phrases, que les termes dans lesquels Sartre parlait de la conscience, entre guillemets, pure — celle qu’il appelle, on verra ça peut-être après, non thétique, inconditionnelle —, étaient les mêmes que Lacan utilisait pour évoquer le statut du sujet supposé savoir. Je signalais non pas une identité de pensée entre les deux, mais une analogie formelle, et je crois pouvoir attribuer à la bienveillance de Lacan à mon endroit le fait qu’il ait maitrisé sa fureur pour se contenter de réfuter sans ménagement cette articulation.
En effet, s’il a rendu hommage au talent fabuleux dont Sartre faisait preuve dans ses descriptions […], il a toujours considéré l’abord sartrien des questions comme confusionnel. Mais confusionnel veut dire que c’était en apparence si voisin de son propre abord, à quelques occasions, que l’on pouvait s’y tromper. Surtout à l’époque où la pensée sartrienne dominait, entre guillemets, le paysage intellectuel français, ce qui fait que ce que Lacan essayait de faire valoir était volontiers rabattu sur la pensée qui s’exprime dans L’Être et le néant.
Pour les distinguer, pour les opposer, il suffira de rappeler que l’inconscient comme tel est à proprement parler impensable pour Sartre, vu sa définition de la conscience, et que le concept de l’inconscient est chez Sartre remplacé par la notion de « mauvaise foi« .
C’est-à-dire, la conscience sait mais ne veut pas savoir, fait comme si elle ne savait pas. Ici le non-savoir est indexé sur un «comme si», c’est-à-dire qu’on joue la comédie.
Autant dire, chez Sartre, tout le monde joue la comédie. Le problème, c’est que lui aussi. Il a fini par le dire en clair, d’ailleurs, dans sa courte mais mémorable autobiographie intitulée Les Mots, où il explique, en somme, que depuis tout petit il joue la comédie.
C’est ça son vécu existentiel, dont il fait témoignage.
Et les exemples à l’époque étaient fort connus. Celui de la dame dont le monsieur prend négligemment la main, et la dame fait comme si elle ne se rendait pas compte des implications éventuelles du geste [ et de la tolérance à son égard].
Autre exemple, le fameux garçon de café, comme il n’y en n’a plus. Le garçon de café du Flore, qui en fait trop, qui joue le garçon de café faute de pouvoir s’y identifier pleinement.
Voilà les exemples. Ils sont tirés de la vie ordinaire d’intellectuels germanopratins, dont Sartre avait au moins le privilège d’être un des premiers — ça n’est pas tiré de la clinique à proprement parler.
Le fait que selon Sartre l’être de la conscience n’est rien, est néant, veut dire pour lui que l’identification est impossible, ce n’est jamais qu’un rôle, tout est jeu de rôles, c’est pas « pour de vrai ».
L’identification est comédie, le refoulement est mauvaise foi, et c’est à partir de ces principes que Sartre avait entrepris dans L’Être et le néant de forger une psychanalyse à sa main, une psychanalyse existentielle qui est faite d’une psychanalyse sans l’inconscient — tout simplement.
Et donc ça n’avait pas du tout le goût de la psychanalyse, c’était à rebours de Lacan et de son effort pour rendre compte de l’inconscient freudien.
Il a fallu que, au sein même des emprunts qu’il a pu faire à certains points de la philosophie de Sartre, Lacan bataille contre les implications de cette philosophie, pour rendre pensable l’inconscient, pour élaborer les conditions de cette « pensabilité », pour élaborer le statut ontologique de l’inconscient, sa modalité d’être, ses modalités d’être.
Clotilde va donc nous donner un parcours dans l’enseignement de Lacan qui est indexé sur le mot « être ». C’est un mot auquel on ne faisait pas trop attention dans l’enseignement de Lacan, et même peut-être d’une façon générale. Je me souviens encore de mon maître Canguilhem — le philosophe, l’épistémologue —, me disant, dans un café aujourd’hui disparu, au coin de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain, alors que je le questionnais sur le cas qu’il faisait de l’être, de l’ontologie, voire de Heidegger, me répondant : « L’être, c’est un passe-partout ». Ce que j’avais trouvé un peu court, mais au moins « être », c’est un mot passe-partout. Et c’est un mot qui n’est devenu visible dans le discours de Lacan — un mot qui clignote désormais quand on lit Lacan, où quand je le relis, même — qu’à partir de ce que j’ai essayé d’élaborer cette année. Et Clotilde va donc procéder maintenant, sur la piste de ce mot, à nous présenter les étapes successives de l’ontologie de Lacan et des usages qu’il en a fait.
Donc, je lui donne maintenant la parole.
Clotilde Leguil : Dans la traversée de l’œuvre de Lacan que Jacques-Alain Miller a pu nous proposer cette année, après avoir rendu compte l’année dernière de la logique de la vie de Lacan, a émergé ce qu’il a appelé le passage de l’ontologie à l’hénologie, c’est-à-dire, au sein de l’élaboration et de la pratique de la psychanalyse un changement de perspective conduisant à passer d’un propos sur l’être à un propos sur l’un, donc à passer d’une interprétation visant le désir et le manque-à-être à une intervention visant la lettre et le réel.
Le tout dernier enseignement de Lacan, aurait ceci de déroutant […] qu’il s’agit aussi d’un adieu à l’ontologie, c’est-à-dire aussi bien d’une approche de la parole non plus en tant qu’elle est à même dans l’expérience analytique de faire accéder le sujet au noyau de son être, mais en tant qu’elle est itération d’un événement de corps, produit par la percussion du corps par la parole.
Bien que le dernier enseignement de Lacan soit donc marqué par cette désontologisation de la psychanalyse, je souhaiterais revenir sur les usages lacaniens de l’ontologie, dans la mesure où, me semble-t-il, le tout dernier enseignement de Lacan n’invalide pas le précédent, dans la mesure où le tout dernier enseignement de Lacan conduit à penser ce qui ne change pas dans l’analyse, le reste symptomatique irréductible, alors que l’enseignement classique permet de penser ce qui change, c’est-à-dire aussi bien en quel sens une analyse opère une transformation sur le sujet quand bien même pour finir il faudrait savoir compter sur un irréductible qui ne changera jamais et qui résulte de notre façon à chacun d’être vivant en tant que parlêtre.
Je voulais donc revenir sur l’ontologie, car il me semble remarquable que Lacan, tout en étant structuraliste, ait pu développer une ontologie à différents moments de son enseignement.
Ce rapport à l’ontologie, c’est-à-dire au fait de tenir un discours sur l’être, distingue Lacan parmi tous les structuralistes. Il n’y a en effet pas d’ontologie chez Claude-Lévi Strauss, pas d’ontologie chez Michel Foucault, ni chez aucun des penseurs structuralistes. Le structuralisme est une méthode dont on ne peut déduire aucune ontologie. Il s’agit d’une façon de rendre compte du réel à partir de l’ordre symbolique, à partir d’un rapport des éléments entre eux au sein d’un système, qui ne permet pas de formuler une conclusion sur l’être lui-même. Il n’y a donc pas d’ontologie dans l’anthropologie levi-straussienne, ni dans la linguistique saussurienne.
Lacan avec son ontologie passe, lui, du registre de la description de la structure, au registre du fondement même du sujet en tant qu’être. Claude Lévi-Strauss ne s’est d’ailleurs pas privé de critiquer la façon dont Lacan était structuraliste, en affirmant à la fin de sa vie qu’il n’éprouverait, je cite Claude Lévi-Strauss, aucune « indulgence envers cette imposture », qui « glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement »[ii].
Et en effet, ce qui sépare Lacan des structuralistes de son temps, c’est que, tout en introduisant le structuralisme dans la psychanalyse, il a cherché à formuler une ontologie fondée sur le sujet et son désir d’être.
Pour ma part, c’est en m’intéressant à la façon dont Lacan avait pu, entre 1946 et 1967, reprendre de façon subversive certains concepts de l’ontologie phénoménologique sartrienne pour refonder la psychanalyse, que je me suis interrogée sur ce rapport à l’ontologie au cœur même de la praxis analytique.
Ainsi, l’ontologie lacanienne ne relève pas seulement d’un rapport à Hegel, qui a permis en effet à Lacan de concevoir la psychanalyse comme un procès dialectique de reconnaissance du désir, mais relève aussi d’un rapport à Sartre qui conduit à concevoir le néant d’être comme ce noyau qu’on peut rencontrer à la fin de l’analyse, telle qu’elle est conçue en 1967, c’est-à-dire à partir de la traversée du fantasme.
Cette direction donc du rapport d’un certain Lacan à un certain Sartre, à savoir le Lacan de l’âge classique structuraliste et le premier Sartre des années 40, m’avait été indiquée par le travail de Jacques-Alain Miller il y a maintenant plus de dix ans, dans son cours de 1999 intitulé « L’expérience du réel dans la cure analytique ».
Il avait pu alors rendre compte de la façon dont l’appui sur certains éléments de la philosophie sartrienne avait permis à Lacan de libérer la psychanalyse de la prison de l’ego […] c’est-à-dire donc de dépsychologiser la psychanalyse, au profit d’un retour à Freud et à l’inconscient. Alors, ainsi que Jacques-Alain Miller l’a précisé, je précise à mon tour d’emblée que le rapport de Lacan au concept existentiel ne relève en rien d’une reprise de la psychanalyse existentielle elle-même, telle que Sartre a pu essayer de la formuler en 1943. Lacan n’a eu de cesse de critiquer cette psychanalyse existentielle qui refuse le postulat de l’inconscient, c’est-à-dire au fond qui refuse l’apport singulier de Freud. Donc, il s’agit d’un usage qui est tout à fait propre à Lacan des concepts d’une ontologie phénoménologique de L’Être et le néant, en vue d’un retour à Freud. Donc conduisant tout d’un coup à une reprise subversive de ces concepts qui sont délocalisés de leur philosophie d’appartenance.
Néanmoins, il me semble que s’il y a une ontologie de la psychanalyse chez Lacan, s’il a pu dire ainsi au cours du séminaire de l’année 1964 qu’il avait « son ontologie », comme l’a rappelé Jacques-Alain Miller cette année, c’est aussi depuis un certain emprunt à l’ontologie sartrienne, détournée donc de sa fonction philosophique initiale, qu’il a pu l’affirmer.
Et cela transparait à travers les concepts mêmes qui sont ceux de son ontologie et qui ne sont pas ceux de l’ontologie aristotélicienne, à laquelle il se référera pour s’en séparer au cours du séminaire Encore, en 1972-1973. Mais qui sont plutôt ceux de l’ontologie telle qu’elle est formulée en 1943 dans L’Être et le néant par Sartre, reprenant à la fois des éléments de la phénoménologie husserlienne et de l’ontologie heideggérienne.
Ainsi, les concepts de manque-à-être, de désir d’être, de désêtre, sont propres à Lacan, mais témoignent de ce qu’il a pu récupérer de l’ontologie sartrienne afin de lui assigner un autre but, donc, en l’utilisant afin de formuler la psychanalyse freudienne.
Car en effet, s’il n’y a pas d’ontologie chez les structuralistes, il n’y a pas à proprement parler d’ontologie chez Freud non plus. On pourrait dire en ce sens qu’à la métapsychologie freudienne Lacan a substitué une ontologie qui est sa marque propre.
Mais pourquoi Lacan a-t-il déployé ainsi une ontologie ? En quel sens sert-elle la psychanalyse ?
S’il s’est séparé de l’ontologie, c’est-à-dire de la référence à la catégorie de l’être, pour faire valoir dans son tout dernier enseignement la catégorie du réel, si la logique a ainsi pris le dessus sur l’ontologie, néanmoins, le rapport à cette ontologie ne fut pas accidentel, ne fut pas ponctuel, il fut d’une certaine façon un invariant, un point fixe dans l’approche proposée par Lacan de la psychanalyse.
Mais ce qu’on pourrait dire c’est qu’il y a différents usages de l’ontologie selon les enjeux qui sont ceux de la démonstration de Lacan, quant à l’essence de la psychanalyse, à tel moment de son enseignement.
Donc, je distinguerais quatre temps dans l’enseignement de Lacan, quatre temps précédant son dernier enseignement et quatre temps qui correspondent à quatre usages distincts de l’ontologie phénoménologique, c’est-à-dire d’une ontologie empruntée à la philosophie contemporaine du début du vingtième siècle relevant donc d’un effort pour penser le sujet lui-même et son être.
Donc, je vous propose de déplier ces quatre usages de l’ontologie, correspondant à quatre moments différents de l’élaboration lacanienne.
I.
On pourrait dire tout d’abord que l’ontologie, donc la référence à l’être lui-même, apparaît dès les « Propos sur la causalité psychique », conduisant Lacan à s’opposer à Henri Ey.
En effet, cherchant en 1946 à préciser l’objet de la psychiatrie, Lacan fait entrer en scène l’ontologie contre l’organo-dynamisme. Alors qu’Henry Ey recherche la causalité de la folie à partir d’une reprise de la théorie neurologique (Jackson), [qu’on peut voir conduit à penser] le délire lui-même comme une interaction des fonctions supérieures du psychisme, Lacan répond en annonçant que, je cite, « le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme » .
Donc, cette causalité essentielle de la folie, c’est la causalité psychique, qui relève elle-même d’une croyance du sujet sur son être. Ce n’est donc pas en termes de déficit qu’il faut concevoir la folie, ni en termes d’altération des fonctions supérieures, ni de désadaptation à la réalité, mais en termes ontologiques, c’est-à-dire à la fois en tant que rapport à la signification en général et en tant que rapport à l’être.
La folie est ainsi définie par Lacan comme la « virtualité permanente d’une faille ouverte dans l’essence de l’homme », qui le conduit donc à méconnaître non pas tant la réalité, mais, dit Lacan, la dialectique de l’être. Cette immédiateté de l’identification, que Lacan appelle l’infatuation, relève donc d’une croyance délirante sur l’être que l’on est, et non pas d’une pas d’une erreur de jugement, d’une défaillance organique, donc d’un défaut des fonctions supérieures [… psychiques].
Donc l’ontologie surgit ici dans le discours de Lacan pour faire valoir la causalité essentielle de la folie et même au-delà de cette causalité, l’absence de causalité dernière qu’il formule comme « insondable décision de l’être ».
Dans ce concept-formule qui est resté célèbre, Lacan reprend ce que Sartre avait pu repérer comme un irréductible, c’est-à-dire une détermination spontanée de notre être, que l’on ne peut expliquer au-delà d’elle-même, qui est le sujet lui-même, en tant qu’il ne se fonde sur rien d’autre que sur une décision d’être. Chaque sujet étant ainsi, toujours selon Sartre, séparé de son essence, néant d’être, cherche une solution au problème de l’être.
On peut donc dire que dans « Propos sur la causalité psychique », Lacan tout en s’appuyant sur Hegel et Heidegger, emprunte à l’ontologie phénoménologique sartrienne l’idée d’une faille dans l’essence du sujet qui fait que l’on pourrait rendre compte de l’infatuation du fou comme d’un choix d’être contre le manque d’être.
C’est la première apparition de l’ontologie chez Lacan, qui inaugure aussi un style singulier dans la façon de réinventer la psychanalyse.
II.
Si on avance maintenant un peu plus dans l’âge d’or de l’enseignement de Lacan, l’âge d’or structuraliste, celui de « Fonction et champ de la parole et du langage » en 1953, celui des séminaires des années 50, on peut repérer un nouvel usage de l’ontologie phénoménologique.
Il s’agit dorénavant d’une ontologie contre la psychologie, d’un discours sur le désir d’être et sa précarité contre la psychologie de la dépendance, contre l’ego-psychology, contre la relation d’objet.
Lacan se sert dorénavant de l’ontologie sartrienne du désir d’être pour critiquer tout idéal d’adaptation du moi à la réalité, de maturation des instincts et de rapport harmonieux à l’objet, donc pour critiquer tout idéal d’autonomie du moi.
Il conçoit ainsi l’objet même de la psychanalyse à partir du désir et de la parole. Mais s’il considère que la fonction de la parole a été oubliée par les postfreudiens qui s’intéressent davantage à ce que le sujet ne dit pas qu’à ce qu’il dit, c’est aussi pour rendre compte du désir d’être comme ce qui fonde le sujet qui parle, au-delà du moi imaginaire. Je cite Lacan : « Que le sujet en vienne à reconnaître et à nommer son désir, voilà quelle est l’action efficace de l’analyse. Mais il ne s’agit pas de reconnaître quelque chose qui serait là tout donné, prêt à être coapté. En le nommant, le sujet crée, fait surgir une nouvelle présence dans le monde » affirme donc Lacan dans le Séminaire II en 1955[iii].
Ce désir qui vient à être en étant nommé, Lacan en rend compte comme d’un rapport d’être à manque qui n’est pas, dit-il, manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe. Il reprend donc explicitement ici dans ce Séminaire sur le moi, cette définition sartrienne du désir considéré comme relatif au néant d’être du sujet.
Sartre affirmait pour sa part en 1943 que le désir est manque d’être, qu’il est « hanté en son être le plus intime par l’être dont il est le désir ». Et, avant même de rendre compte ainsi du désir dans l’Être et le néant, Sartre avait pu, dans son tout premier essai de 1936, « La transcendance de l’ego », auquel faisait référence Jacques-Alain Miller, lui aussi critiquer l’ego en tant qu’objet, l’ego en tant que transcendant le sujet, l’ego comme relevant d’une opération récessive de la psychologie, en tant qu’elle fige le sujet sous les espèces d’un psychisme qui opacifie ce qui n’est – ce qui n’était pour lui – qu’intentionnalité vide.
Donc, si Lacan insiste tant sur la portée ontologique du désir, c’est-à-dire sur le fait que le désir n’a rien à voir avec le désir de tel objet en particulier, et donc ne peut se saisir à partir d’une logique de la frustration et de la gratification, c’est, pour sa part, donc là il se sépare radicalement de Sartre, pour rendre compte de l’inconscient freudien lui-même, en tant que formulation de désir, inconscient donc, qui aurait été ensuite effacé par les postfreudiens au profit de la référence au moi et à la relation d’objet. Donc, ce qui distingue fondamentalement le sujet de l’inconscient comme sujet qui parle du moi imaginaire, c’est que le sujet qui parle renvoie à l’être même, en tant que désir, alors que le moi n’est qu’une image silencieuse permettant d’oublier le manque-à-être produit par le langage, c’est-à-dire effaçant la castration.
Cette reprise donc du désir d’être sartrien au sein d’une critique de la psychologie du moi permet à Lacan de rendre compte de la découverte de Freud, en tant qu’elle est celle, je le cite, « du champ des incidences, en la nature de l’homme, de ses relations à l’ordre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu’aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l’être » – c’est dans « Fonction et champ de la parole et du langage ».
L’ontologie permet donc à Lacan de réduire le champ de la psychologie à celui de l’imaginaire, le champ du moi à celui de l’inertie — donc, il invoque le moi comme un objet parmi d’autres objets — , et de rendre compte de l’être du sujet qui parle et de son désir comme excentriques à toute satisfaction. Ainsi, Lacan peut dire en 1958, au cours de son Séminaire sur les Formations de l’inconscient, que ce à quoi confine le désir, non plus dans ses formes développées, masquées, mais dans sa forme pure et simple, c’est à la douleur d’exister. Donc on parle là de toutes les contingences qui ont pu contrarier, au cours d’une existence singulière.
III.
Dans un troisième moment, celui du début des années 60, on peut distinguer un nouvel usage de l’ontologie qui est relatif à la remise en cause de souveraineté de l’ordre symbolique.
C’est dans le séminaire de 1959-1960 sur L’Éthique de la psychanalyse, que Lacan introduit l’ontologie pour rendre compte du statut de la pulsion. Et un des sous-titres choisi par Jacques-Alain Miller dans le texte établi de la leçon du 27 janvier 1960 dit ainsi : « la pulsion, notion ontologique ». Et Lacan énonce en effet, à la fin de cette leçon sur « La Création ex nihilo », « le Trieb ne peut aucunement se limiter à une notion psychologique — c’est une notion ontologique absolument foncière, qui répond à une crise de la conscience que nous ne sommes pas forcés de pleinement repérer, parce que nous la vivons. » [p. 152]
Lacan précise donc ici lui-même l’usage qu’il peut faire de l’ontologie pour relire Freud.
Si Freud a pu dire dans sa Métapsychologie à propos de la pulsion qu’elle était « un concept limite entre le psychique et le somatique », Lacan montre en quel sens cette frontière indique que la pulsion n’est ni psychologique ni biologique mais ontologique. Cette ontologie de la pulsion est déjà un dépassement de l’ontologie phénoménologique et annonce ce que Jacques-Alain Miller a appelé cette année dans son cours le renoncement à l’ontologie au profit du registre du réel.
Déplacer ainsi l’ontologie de l’être qui parle à la pulsion, tel que Lacan le fait en 1960, c’est en effet déjà dépasser l’ontologie sémantique, qui faisait du langage le lieu même de l’être, pour indiquer un autre niveau d’approche du symptôme à partir de la pulsion.
Au sein de ce troisième temps, donc du début des années 60, s’opère alors ce qu’on pourrait appeler un renversement de l’ontologie phénoménologique et sémantique. Et c’est spécifiquement dans le séminaire de 1962-1963, sur L’Angoisse, qu’on peut repérer ce renversement.
L’affect d’angoisse, en effet, était considéré par les philosophes de l’existence, comme Heidegger et Sartre, comme l’affect privilégié permettant d’accéder à l’être même du Dasein ou au néant d’être du sujet. Être angoissé, donc, selon eux, ce n’était pas être angoissé par telle ou telle situation du monde, par tel ou tel objet en particulier, mais être en rapport avec son être en tant que néant d’être. Et, donc, la notion ontologique première à laquelle l’angoisse conduisait, du point de vue existentiel, était le néant.
Et, avec Lacan en 1962, l’angoisse qui auparavant était mode d’accès au registre ontologique, au questionnement sur l’être, devient un mode d’accès au réel.
Dans son introduction au séminaire de L’Angoisse, Jacques-Alain Miller avait pu montrer que l’objet petit a, cet objet qui n’entre pas dans la sphère de l’échange, cet objet incommunicable mais devant lequel l’angoisse surgit, était un des modes d’accès au réel. Il ne s’agit donc plus d’accéder à l’être, au noyau de notre être, mais d’accéder au réel en tant que le symptôme a une consistance qui n’est plus seulement symbolique mais aussi pulsionnelle.
Ainsi on peut dire que, dans le séminaire de L’Angoisse, Lacan conserve de l’ontologie phénoménologique le postulat du manque d’être comme point d’appui pour le sujet, mais rend compte de l’angoisse comme manque du manque, c’est-à-dire précisément de l’angoisse comme surgissant face à un objet en trop, qui prive le sujet du manque d’être lui permettant d’accéder au désir. Donc, dans ce que Jacques-Alain Miller avait appelé alors une « plongée en-deçà du désir », et dont on pourrait parler aussi comme d’une plongée en deçà de l’ontologie, surgit une nouvelle définition de l’existence qui n’est plus manque-à-être mais séparation, sacrifice d’un morceau de corps.
Cette part perdue, c’est celle dont Lacan peut dire en 1963 qu’elle est prise dans la machine et à jamais irrécupérable. Avant d’accéder à la dialectique de l’être, c’est-à-dire à la dialectique signifiante de la machine symbolique, le sujet se sépare d’un morceau de son corps, qui est aussi la condition de la rencontre avec le monde de l’Autre. Lacan reprend alors le vocabulaire ontologique du délaissement, de la déréliction pour rendre compte de cette séparation inaugurale, de cette cession de l’objet qui est aussi bien le sujet lui-même, mais c’est pour faire émerger le rapport du sujet à la pulsion.
L’angoisse, telle que la psychanalyse l’appréhende, ne surgit pas devant le néant, mais devant l’objet petit a qui apparaît là où il n’y a plus rien à voir et qui fait émerger une stimulation pulsionnelle exigeant satisfaction. Donc le danger devant lequel l’angoisse surgit n’est pas le néant, qui finalement pour Lacan n’est pas l’objet de l’angoisse, mais la Chose, l’objet dernier auquel tous les autres objets renvoient.
On pourrait dont parler à partir de la pulsion et de l’angoisse, d’une plongée en-deçà de l’ontologie qui témoigne d’une orientation de la praxis sur la répétition et la pulsion et non plus seulement sur la parole et le refoulement.
IV.
Enfin, en un quatrième moment, qui marque un recommencement pour Lacan, apparaît un nouvel usage de l’ontologie destinée elle-même à être dépassée par l’éthique. Il s’agit du Séminaire XI, de l’année 1964, des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dans lequel Lacan répond à son excommunication par un effort de refondation de l’inconscient, en tant que l’inconscient se définit comme une discontinuité surgissant au cœur du discours, comme une béance, donc, qui obéit à une structure temporelle.
Jacques-Alain Miller rappelait cette année dans son cours que c’est en 1964 qu’il s’était adressé pour la première fois à Lacan en public pour l’interroger sur son ontologie, à partir des références à l’ontologie qui apparaissaient déjà dans son écrit de 1958 sur « La Direction de la cure », où Lacan pouvait en effet affirmer : « c’est bien dans le rapport à l’être que l’analyste a à prendre son niveau opérationnel ».
Lacan donc, dans sa leçon du 29 janvier 1964, reprend la remarque de Jacques-Alain Miller qui portait sur « la fonction structurante d’un manque » permettant de rendre compte d’une ontologie. Et si Lacan, dans les leçons suivantes, se référera alors à l’analyse sartrienne du regard pour la célébrer tout en en montrant l’insuffisance, il s’appuie cependant — dès ces premières leçons, précisément dans le passage où il répond à cette remarque qui lui est faite — sur l’ontologie phénoménologique pour rendre compte du statut de l’inconscient.
En effet, la question se pose de savoir si on peut déployer une ontologie de l’inconscient à partir de cette béance que Lacan a soulignée en reprenant l’exemple des débuts de la théorie freudienne de l’oubli de nom qui fait surgir une discontinuité au cœur du discours. En précisant donc que Sartre n’a jamais déployé une ontologie de l’inconscient, dont il ne reconnaissait pas l’existence, c’est néanmoins en détournant l’ontologie de l’inconscient que Sartre avait défini comme un être qui ne parvient pas à être, comme étant sur le mode du n’être pas, n’être pas encore, avoir à être, que Lacan peut définir l’inconscient comme du non-réalisé qui appelle une réalisation. Lacan affirme ainsi que la béance de l’inconscient nous pourrions la dire pré-ontologique — ce n’est ni être ni non-être, c’est du non réalisé. Et cela le conduit à parler de ce qui est ontique dans la fonction de l’inconscient.
C’est dire que l’inconscient pour Lacan, en 1964, n’est pas à appréhender comme un être, mais comme un à paraître [apparaître], comme un phénomène qui surgit pour disparaitre et dont l’être n’est rien donc que ce surgissement. Et dans son cours sur « Les Us du laps » en 1999, Jacques-Alain Miller avait pu souligner ce statut de l’inconscient comme phénomène – l’inconscient en tant qu’il s’inscrit comme événement, avait-il dit, dans la trame du temps, donc comme événement qui surgit ici et maintenant, dans l’instant.
Et donc il y a quelque chose d’une reprise du statut même du phénomène, tel que Sartre avait pu l’élaborer en 1943, puisque pour le philosophe d’alors, et c’est ce qui le séparait d’Heidegger, il n’y a pas d’être avec un E majuscule au-delà des étants, il n’y a pas de noumène derrière les phénomènes, mais il n’y a que les phénomènes et le sujet lui-même, qui n’a d’autre fondement que son non-être. Ainsi l’être du sujet n’est rien d’autre que ce manque d’être pour Sartre, et l’ontologie phénoménologique est restreinte aussi à l’ontique.
La référence à l’ontique, qui permet à Lacan de rendre compte du statut phénoménal de l’inconscient comme événement, est néanmoins dépassée au sein même de ce séminaire puisque Lacan peut en effet affirmer que le statut de l’inconscient, si fragile sur le plan ontique, donc en tant que phénomène, est éthique. Finalement là où Sartre avait pu considérer que de l’ontologie phénoménologique on ne pouvait déduire aucune éthique, Lacan lui a contrario considère que de la fragilité ontique de l’inconscient on peut déduire une éthique, et même, qu’il faut déduire une éthique.
Le statut éthique de l’inconscient, c’est ce qui fait que le surgissement de la présence de l’inconscient appelle un acte, une réponse. C’est pourquoi, avait-il montré, le psychanalyste fait partie du concept de l’inconscient. C’est pourquoi l’inconscient qui se manifeste sans être rattrapé à temps, disparaît aussitôt, s’apparentant à la cause perdue.
Aussi Lacan peut ainsi, en 1964, chercher à fonder l’inconscient temporel à partir d’une explicitation de l’apparaître [ à paraître? ] même de l’inconscient dans le discours. Il en tire des conséquences relatives à la praxis de l’analyse, qui ne peut avoir un effet sur la répétition qu’en ponctuant ce qui s’apparente à la rencontre manquée avec le réel telle qu’elle surgit au hasard de la séance.
Pour finir et pour conclure, je dirai que par-delà les différents usages qu’il a pu en faire, il y a une certaine unité de l’ontologie telle que Lacan l’a déployée.
De 1946 à 1967, des « Propos sur la causalité psychique » à la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », on passe du virage qui fait basculer un être dans la folie, virage de l’immédiateté de l’identification à une stase de l’être, à un autre virage qui dans une analyse peut conduire à la passe.
Cette fonction structurante d’un manque dans l’être, que Jacques-Alain Miller avait pu souligner en 1964, on la retrouve donc aussi bien sur le versant de la folie comme trop plein d’être, infatuation du sujet qui croit être ce qu’il est, et s’éprouve du même coup méconnu dans son être par l’autre, que sur le versant de la fin de l’analyse comme accès au désêtre, être donc déserté par les identifications qui avaient pu remplir le vide du sujet, vidage donc de ce qui signe dans l’être le sujet lui-même.
Avec le passage du sujet au parlêtre, il reste encore une référence à l’être, mais en effet, comme Jacques-Alain Miller l’a montré cette année, c’est un être qui tient son être de la parole, mais son existence de la jouissance-même de réitérer les modalités de rencontre avec le langage depuis un corps qui en répercute les échos.
L’ontologie apparait alors seconde par rapport au réel qui est premier.
L’ontologie, dont Lacan se sépare explicitement donc en 1972-73, est celle d’abord qui prend ses assises dans la philosophie antique, c’est l’ontologie aristotélicienne qu’il avait déjà pu interroger dans son séminaire de l’éthique, c’est-à-dire cette ontologie qui oriente l’être à partir d’un souverain bien.
Nous pouvons dire que c’est cette ontologie qui est visée d’abord dans l’analogie que propose Lacan entre perspective ontologique et discours du maître, parce que c’est cette ontologie aristotélicienne qui assigne à l’existant un être à accomplir, une essence à atteindre.
Or, dans la phénoménologie, dans l’ontologie phénoménologique sartrienne, il n’y a pas d’essence du sujet mais simplement un manque d’être, une faille dans l’essence, faille irréductible.
Néanmoins, il est vrai que cette ontologie phénoménologique est elle aussi dépassée par Lacan au sens où, au-delà ou en-deçà du néant d’être, il reste quelque chose qui n’est ni être ni non-être mais energeia, activité pulsionnelle, jouissance de l’être. Et, pour appréhender la fin de l’analyse, la perspective ontologique ne semble plus suffire dans la mesure où le désêtre ne subsume pas l’être sexué.
Donc l’ontologie définirait le registre de ce qui permet à l’analyse de transformer l’être pour faire émerger le désir, et le réel laisse apercevoir ce qui ne changera jamais, en tant que, je cite Lacan, l’être sexué est intéressé dans la jouissance – ce qui ne changera jamais comme ce qui relève de notre corps et de la façon dont la musique plus ou moins dissonante de l’Autre a pu s’inscrire dans notre existence.
Merci.
( Fin de l’exposé de Clotilde Leguil, applaudissements.)
JAM : Merci Clotilde de ce parcours […] qui évidemment évoque des termes et des références qui ne sont pas d’usage commun pour l’auditoire. Il faudrait quand même arriver à faire là-dessus une petite avancée.
Vous avez fait référence à L’Etre et le néant, mais évidemment, c’est… (Jacques-Alain Miller feuillette les pages du volume), c’est 700 pages, tout rond. Ça avait d’ailleurs la réputation d’avoir été acheté pendant l’Occupation parce que le volume paraît-il faisait juste un kilo et que comme on manquait de poids, ça servait paraît-il dans les balances. Et, c’est peut-être trop vous demander que de connaître ces 700 pages, qui sont pourtant pour une partie distrayantes – certaines pages sont délayées, mais c’est quand même distrayant – , mais c’est peut-être trop long.
Peut-être que ça (Jacques-Alain Miller montre un petit livre à l’auditoire – rires ) – ce serait bien, et donc c’est l’article auquel je faisais référence, ainsi que Clotilde. Ça a été publié d’abord en revue, dans une revue que lisait Lacan, dans laquelle il n’avait pas écrit, je crois, qui était la revue des philosophes en pointe dans l’entre-deux guerres, en particulier y écrivaient Koyré, que Lacan a connu, qu’il a pris comme référence très importante dans sa propre épistémologie, et Kojève également, qui avait été accueilli en France par Koyré [et qui était dans ses dépendants ?] C’était la revue Recherches philosophiques qui donc en 1936 publie cet article de Sartre – c’est avant l’Imaginaire, c’est vraiment sa première apparition sur la scène philosophique qui est vraiment sensationnelle – , sous le titre « La transcendance de l’ego ». Et ça a été réédité aux éditions Vrin, en 1965, par une jeune philosophe qui est devenue ensuite la fille adoptive de Simone de Beauvoir.
Ça sera ardu pour ceux qui n’ont pas trop de notion, ça sera ardu à lire, là il n’ y a pas d’exemple [c’est … l’effort… ça tenait quand même sur de beaucoup plus petites pages et moins nombreuses] En tout cas, il est certain que ça a été un article essentiel pour Lacan. Je crois vraiment que ça a marqué pour lui un moment dont on a les traces dans tout son enseignement. C’est à mettre au rang des articles dont Lacan fera usage plus tard et qui compteront beaucoup pour lui : l’article de l’analyse du mythe de Levi-Strauss, qui a […] visiblement le séminaire de Lacan consacré au Petit Hans, le Séminaire IV, et l’article de Levi-Strauss qui était une critique et même une satire de la psychanalyse, paru sous le titre de « L’efficacité symbolique » que Lacan a très bien lu, et c’est à la fin de cet article qu’il a eu l’illumination de ces trois catégories rapportées les unes aux autres : le symbolique, l’imaginaire et le réel… Eh bien, cet article de Sartre est à mettre au rang des deux autres [mais Sartre, antérieur].
Sartre emploie le mot ego évidemment dans le sens philosophique mais, par une rencontre merveilleuse, c’est le mot qui est au centre de la seconde topique de Freud, qui distingue le moi – l’ego, le ça et le surmoi. Et, au fond cet article est quand même la base, non pas clinique, mais la base philosophique de la critique à laquelle Lacan va se consacrer après la guerre, la critique de la forme qu’a prise la psychanalyse freudienne aux États-Unis et à partir de quoi elle a rayonné dans le monde sous le nom de ego-psychology – la psychologie de l’ego.
Au fond tout le premier enseignement de Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » et la suite, c’est, année après année, une canonnade à partir et contre l’ego-psychology comme étant la version en vogue de la psychanalyse – celle qui néglige l’inconscient, lequel est inscrit dans la première topique de Freud, et s’appuie exclusivement sur la seconde topique, sur la tripartition ego-id-superego, et qui donne une interprétation psychologique de ces trois instances freudiennes. Et le boulet que Lacan met dans son canon à ce moment-là, au moins un de ses boulets, c’est cette transcendance de l’ego, dont évidemment il faut dire un mot (se tourne vers Clotilde Leguil) et vous l’avez dit, vous avez dit son rôle.
Au fond, peut-être qu’il faut expliquer le mot « transcendant » dans ce titre, qui n’est pas au sens où l’on dit de quelque chose qui est génial, qu’il est transcendant, inutile de le préciser. Mais, ce n’est pas non plus la transcendance au sens où l’on peut l’employer[de façon absolue pour désigner la divinité, les supra-êtres quelque part. C’est pas non plus, ça vous ne ferez pas l’erreur parce que vous ne le connaissez pas, le sens kantien du mot transcendantal. Ça veut dire vraiment – il me semble -, que l’ego est « hors de ». Ça a plutôt le sens de l’ex-sistence de l’ego.
La thèse fondamentale, c’est que l’ego existe hors de la conscience. La thèse fondamentale, c’est de distinguer, pour Sartre, la conscience et l’ego, et de dire que l’ego n’est pas la conscience, mais que c’est un des objets que peut considérer la conscience, et c’est transcendant : c’est comme un objet du monde que la conscience vise, sauf que ce n’est pas à proprement parler dans le monde.
Le verbe « viser » que j’emploie ici est un tout à fait précis, ça se réfère à la notion dite – c’est un terme technique – de l’intentionnalité, que Sartre avait d’ailleurs célébrée dans un texte fameux de quatre pages, pour dire comme c’était pour lui libératoire par rapport à la psychologie. Ça repose sur l’idée que, qui va vous paraître un peu plate, que toute conscience est conscience de quelque chose. Que toute conscience, c’est une visée vers quelque chose qui lui est transcendant, qui lui est extérieur.
C’est à ce titre qu’on parle de phénoménologie, puisque c’est la base de la phénoménologie de Husserl que Sartre était allé étudier en Allemagne. Et, au fond, c’est cette première lecture qu’il a racontée, qu’il a ramassée, radicalisée, [qui lui est venue] de Husserl, dans cette transcendance de l’ego.
Ce qui définit la conscience c’est d’être [ di-vi-sée], en quelque sorte pure. Et donc ça implique chez Husserl par exemple la critique du cogito dit cartésien, qui apparaît comme une sorte de formation de concrétions de la conscience. Ça implique aussi chez Husserl une critique du « je pense », du je transcendantal de Kant, que celui-ci définit comme devant pouvoir toujours accompagner des représentations. Au fond le cogito, lorsque je me pense comme pensant, c’est la conscience qui se prend pour objet, qui se pose comme un objet, de telle sorte qu’on doit distinguer deux états de la conscience – simplement disons son état irréfléchi et son état réfléchi.
Quand elle est réfléchie, eh bien apparaît cette position d’objet, et quand elle est irréfléchie, c’est-à-dire que je ne pense pas à moi – il y a des états de la conscience où je ne pense pas à moi, où le moi n’apparaît pas.
Un des exemples de Sartre dans ce petit article, qui est assez sommaire, c’est : je cours après le bus – aujourd’hui, on ne court plus après le bus, les bus sont fermés, à l’époque où Sartre écrivait, les bus avaient des plateformes, avec une petite lanière de cuir qui fermait, et donc même si on avait manqué le bus, eh bien on pouvait encore courir derrière et puis sauter sur la plateforme, aujourd’hui ça ne fait plus de sens, enfin, bon -, il dit donc : au moment où je cours derrière le bus, je ne pense pas à moi, et donc moi j’ai disparu et donc nous sommes dans l’état dit irréfléchi de la conscience.
Ça sera beaucoup plus sophistiqué dans L’être et le néant tout ça. Là c’est pris au départ : je ne pense pas à moi, moi j’ai disparu. Et voilà au fond l’apparition d’un champ de conscience où il n’y a pas de « je ». Et c’est simplement par l’acte de réflexion, si je me mets à réfléchir, alors apparait un « je », mais c’est déjà une formation secondaire, et ça ne traduit pas l’authenticité, la vérité de cette conscience, à l’état impersonnel en quelque sorte. Donc, il y a un champ de conscience sans « je » et le « je » n’apparaît que secondairement. C’est très sommaire, ce que je dis est un peu plus sommaire que ce qu’il y a dans le texte de Sartre, mais pas tellement, c’est de cet ordre.
Mais c’est déjà suffisant pour comprendre comment Lacan pourra déplacer cette forme sur le Wo es war soll ich werden freudien. Là où je ne pensais pas je, là où je n’était pas, à savoir dans le ça, le je doit venir. Donc, ce qui chez Sartre est le champ de conscience pré-personnel, impersonnel ou pré-personnel, dans sa différence avec l’apparition réflexive du je, est transporté par Lacan sur la phrase Wo es war soll ich werden – là où c’était le ça, doit advenir le je. C’est ça le paradoxe, ce qui est défini par Sartre comme le plus pur de la conscience, dont toute concrétion est évacuée, cette conscience qui n’est qu’une visée vers autre chose, cet état-là – si je puis dire, ce n’est pas un état, c’est un mouvement, c’est une visée, c’est une spontanéité pure si je puis dire -, eh bien, c’est traduit par Lacan dans le terme du ça, où en effet le je n’est pas là, il ne se reconnaît pas dans le ça, c’est pour ça qu’on la nommé comme ça. On a nommé le ça comme ça, parce que justement je ne suis pas dans le ça. Je ne suis pas chez moi dans le ça.
A cet égard, quelle est la causalité de l’être de cette conscience qui n’est pas je, qui est avant le je ? C’est une pure spontanéité, mais qui du point de vue de l’être est un néant, un néant qui se dirige, un néant constituant, qui n’est pas constitué comme un objet mais qui est au contraire constituant des objets, et qui est constituant des objets à cet égard qu’il leur donne du sens.
Donc Sartre a inventé là une catégorie spéciale pour cette conscience irréfléchie, de dire à la fois c’est un absolu, ça n’a pas d’extérieur, ça n’a pas de contraire, c’est sui generis dans sa dimension, et en même temps ça n’est pas substantiel, ça n’a pas une substance, ça n’a pas un être posé là, qu’on peut définir par, c’est une pure spontanéité qui va vers. Il dit même dans L’être et le néant que la conscience ne saurait être […] que par elle-même, c’est-à-dire en fait c’est quasiment ce que dit Spinoza à propos de la substance, mais du côté non-substantiel. Donc, on a d’un côté la conscience qui est néant, on a de l’autre côté l’être, mais l’être en soi, qui en ignore tout. Et au fond le rapport des deux, c’est que la conscience donne du sens, ou lie le sens qu’il y a, mais en fait apporte et donne le sens. Et donc évidemment ça suppose – […ça, ce n’est pas tellement débaptisé ?], ce n’est pas tellement réfléchi chez Sartre – c’est, c’est tout de même qu’il y a du sens. Et ça paraît justement un indéfinissable.
Alors, ça a été très important pour Lacan quand même pour attaquer en son cœur l’ego psychology, qui justement considérait l’ego comme un objet psychologique, doté de propriétés psychologiques, mesurables éventuellement. On dirait même que l’ego psychanalytique, l’ego freudien c’est la même chose qu’un ego psychologique, il a des propriétés, ces propriétés objectivement mesurables, il est doté d’un certain nombre de mécanismes, par exemple les mécanismes de défenses qu’utilisait Anna Freud. Et donc Lacan, avec les moyens que donnait la phénoménologie, que donnaient et qu’avaient exploité Sartre, comme Merleau-Ponty, Lacan s’est retrouvé avec eux dans la critique de l’objectivisme.
Donc, y a des circulations, il y a des critiques qui sont les mêmes…
Et qu’est-ce que c’est que l’objectivisme ? Qu’est-ce que c’est un objectiviste ? […] la méconnaissance du rôle de la fonction de la spontanéité constituante du sens. Et donc à la place de rapports et de significations, à la place de considérer que la conscience se fait ceci, elle devient cela parce qu’elle se fait cela – au fond c’est une conscience à transformations -, eh bien on considère qu’elle est habitée par des affects, qui eux-mêmes sont considérés comme des choses, enfin on n’a affaire qu’à un monde de choses, et l’ego est une chose parmi les autres et il y a des rapports de causalité qui sont des rapports de causalités légalistes, alors que pour les questions de sens évidemment on n’a pas de causalité légaliste. C’est ainsi que par exemple, on trouve ça [ quelque part, dans « La transcendance de l’ego »], Sartre critique l’idée que l’événement psychique serait une chose. Il dit : si on ne reconstitue pas le mouvement de la conscience, le mouvement pur de la conscience, eh bien on s’imagine que les éléments psychiques sont comme des choses, alors qu’il faut réeffectuer la spontanéité de la conscience dans l’événement psychique. [… inaudible] .
Et donc, ça a lancé d’ailleurs la mode générale de dire « … ne-sont-pas-des-choses ». Par exemple le sociologue Jules Monnero a écrit un livre dont le titre était [au moins le nom sous lequel il s’est fait connaître], « Les faits sociaux ne sont pas des choses ». Donc, vous vous pouvez décliner tout cela… Et c’est resté assez vivant, mais un peu spiritualiste comme ça… L’idée c’est : « faut pas traiter les gens comme des choses », « il faut pas traiter ce qui leur arrive comme des choses », « ce ne sont pas des choses », il faut entendre qu’au fond l’humanité de l’homme en fait c’est une chose [donc les humanistes traitent les hommes comme s’ils n’étaient pas des choses et les autres les traiteraient comme des choses, etc.]
Lacan a pris toutes ces distances avec ces gens-là, en parlant de « la chose freudienne ». Et à ce moment-là, il dit justement on a fait des grimaces, parce qu’en 56 quand il dit la « chose freudienne », les gens veulent dire « mais non, c’est pas une chose ».
Alors, à partir de là – c’est un ingrédient tout à fait important que la critique de l’ego par Sartre [disons, elle rentre, Lacan voulait… la lecture, parler d’influence… d’ailleurs ce n’est pas ce que j’ai fait, ce n’est pas ce que Clotilde a fait, tu n’as pas parlé de l’influence, tu as noté simplement qu’il transforme les termes, … c’est ça le fonctionnement qu’on repère…]
Mais, on peut dire quand même que Lacan, comme tel, au départ, [fait un]
cocktail
– dans lequel entre la critique par Sartre de l’ego comme objet
– rentre aussi l’expérience du miroir telle que Henri Wallon, psychologue […] – et avant lui c’était Darwin, qui avait repéré le comportement spécial d’un enfant devant le miroir,
– et Hegel, avec sa « dialectique du maître et de l’esclave ».
Avec « La transcendance de l’ego » de Sartre, on a la notion d’une conscience pure qui se fait, ceci ou cela, de sa propre spontanéité, et puis de la quête de sens […] ;
de l’expérience du miroir, on a l’idée du rapport [de ce qu’on a appelé le sujet, dans les termes de Lacan] du sujet et de l’autre, son image ;
et avec Hegel, on a l’idée d’appliquer sur ce rapport du moi et de l’autre, la structure du maître et de l’esclave.
Au fond, Sartre apporte ici la notion d’un être qui se fait ou d’un être qui a à se faire, d’un être en devenir, en devenir depuis le néant vers l’être – mais là il n’est pas question de l’autre dans « la transcendance de l’ego », il est tout seul, dans son être absolu, il n’y a pas d’autre, il n’y a pas d’autre de l’autre absolu, il est absolu tout seul. Donc Sartre apporte ça. Avec le miroir on ajoute l’autre. Et avec Hegel, ça commence à devenir intéressant, avec le maître, l’esclave et… Voilà, bon.
Et je dis cocktail, c’est que c’est une scène qui se monte progressivement [, et tout ça d’ailleurs … plus connu de Sartre et de Lacan, c’est Kojève]. Sartre n’était pas des auditeurs de Kojève à cette date, mais il en avait tous les échos, il a dû y figurer [… c’était un principe connu des deux].
Donc, on a l’idée là d’une conscience qui a à être ce qu’elle est, c’est-à-dire d’une dynamique qui provient d’un décalage initial que vous avez noté [ la faille, … etc.]
Eh bien, au fond, Lacan a eu l’idée, la notion que pour désobjectiver la psychanalyse, la dépsychologiser comme vous l’avez dit, premièrement il fallait revenir à la première topique, c’est-à-dire rendre ses droits à l’inconscient, ça n’avait rien d’évident quand Lacan a commencé son enseignement, au contraire c’était considéré comme désuet, c’était remplacé par l’ego. Donc rendre sa place à l’inconscient, et définir l’inconscient selon la même forme de ce rapport de la conscience à ce qu’elle a à être : un inconscient qui a à être, qui n’est pas déjà là tout constitué, mais qui est constituant.
Et, ça n’est pas initial, mais ça se retrouve dans la question même de […] du sujet-supposé-savoir, dire qu’il est supposé, c’est précisément dire qu’il n’est pas déjà tout constitué, le sujet supposé c’est une variante du sujet en tant que manque, de manque d’être, comme disait Sartre pour la conscience, et Lacan fait une variation en disant manque-à-être, ce qui laisse entendre qu’il peut être. C’est pour ça que je disais que la traduction que Lacan avait choisie de manque-à-être en anglais est meilleure que l’expression française, puisque en anglais on peut dire want-to-be, a want-to-be, avec l’équivoque du mot want qui veut dire à la fois « vouloir » comme verbe et qui comme substantif veut dire « manque », et donc là on a un « manque qui veut ».
Alors, ça c’est d’autant plus adéquat concernant la psychanalyse que le minimum qu’on puisse dire de ce qu’on attend de l’expérience analytique, c’est qu’elle soit, ce que j’appellerais avec pédantisme, un processus transformationnel – que ça transforme. Donc il s’agit de savoir qu’est-ce que ça transforme et comment ça transforme.
L’idée de Lacan, celle qu’il exprime au départ, dans « Fonction et champ de la parole et du langage », c’est – il y a plusieurs versions de l’inconscient, enfin, il y en a une qui est : c’est le chapitre censuré de mon discours. Et d’une certaine façon, toute mon histoire, l’inconscient, est de l’ordre historique. Mais, l’histoire entendue comme la suite des significations que j’ai données à ce que j’ai vécu. Et l’inconscient, c’est la partie que je n’ai pas pu faire signifier.
Donc, Lacan comprend, au fond, au départ, le refoulement comme ce qui est resté – c’est quand même un inconscient traumatique en quelque sorte. Il dit que, au fond, l’inconscient ce sont les signifiants qui n’ont pas de signifié. Et donc, la transformation, c’est une définition en quelque sorte du trauma, de traumatismes dont le sens est resté bloqué, qui n’ont pas eu de sens, dans le sens qu’ils sont restés dans le non-sens ou dans un sens bloqué. Et donc la cure, c’est de débloquer le sens.
Et c’est ça qu’il appelle la dialectique : c’est une dynamique qui comporte un certain nombre de renversements, de renversements de significations.
Alors, il y a une opposition, c’est pas si facilement compatible. Parce qu’à un certain moment Lacan, dans son élaboration plutôt logicielle, présente l’inconscient comme un système – il fait son schéma des plus et des moins pour montrer où l’inconscient apparaît comme un système de signifiants -, et au fond un système qui est là, c’est-à-dire là, il apparaît sous un aspect un peu substantiel ; et puis il y a l’inconscient qui est dialectique, qui suit la dialectique du désir ou l’inconscient qui est supposé savoir. Et au fond ce sont deux aspects qui parfois sont en tension.
Est-ce que c’est là, et il s’agit de le découvrir, ou est-ce qu’il s’agit de l’inventer ?
Il y a dans l’élaboration et dans la réflexion une tension entre ces deux pôles. D’une certaine façon, ça a basculé pour Lacan du côté « ça s’invente », « le savoir s’invente ». Il a radicalisé cette notion que dans une analyse le savoir s’invente, mais il a radicalisé aussi dans l’autre sens, c’est-à-dire : le sinthome, qui se répète et on n’y peut rien.
A la fin, il y a un écartèlement qui apparaît dans l’expérience analytique. Il y a en effet tout ce qui est invention, qui n’est pas seulement fantaisie, des inventions qui ont des conséquences, l’invention de nouvelles vérités par le sujet – on essaie de s’en écarter, mais enfin on peut aussi s’y accrocher avec une certaine densité. Lacan radicalise l’aspect inventif, au point de dire – à un moment, il l’avait lâché dans une sorte de boutade, mais les boutades on ne sait pas jusqu’où ça va – que la psychanalyse ne se transmet pas, elle se réinvente avec chaque psychanalyse.
D’un côté, il radicalise l’invention, l’invention par l’analysant, l’invention d’une vérité qui de toute façon sera menteuse, et de l’autre côté il radicalise l’inertie, le statique d’un symptôme qui se répète, mais ça veut dire qui se répète d’une façon stationnaire, l’itération ça veut dire c’est stationnaire.
Donc, il radicalise d’un côté la dynamique de l’expérience, mais de l’autre côté, il radicalise aussi son aspect stationnaire. Et en effet, ça produit un certain déchirement, un déchirement à une pensée, un déchirement à admettre que l’élan d’invention ne puisse pas corriger le stationnaire du symptôme.
Alors maintenant, il faut quand même mentionner la grande différence entre Sartre et Lacan.
Pour Sartre, tout ça se fait selon la logique du phénomène de conscience.
Au fond, si dans l’action et dans l’urgence que j’ai d’attraper le bus, pourquoi ? [difficilement audible C’est ça qui … époque… innocent … c’est pour marquer le rapport entre l’action et l’urgence, c’était l’occasion … pour aller où ? Il faut croire que ça paraissait un absolu. Donc, il y avait cette urgence, et puis, rendu chez lui, le philosophe qui va prendre son café ou le thé, pas chez lui, au Flore. Il prend le bus, il attrape le bus, il va au Flore, …, et il fume, là il peut penser à son moi… Je plaisante un peu, puisque c’est au niveau de « attraper son bus » .]
Donc là, j’ennoblis cet exemple en disant que Sartre décrit la structure interne de la conscience à travers le bus et la cigarette. C’est comme ça qu’il obtient la différence entre le champ irréfléchi de conscience sans Je et l’irruption du Je par l’acte référent.
Lacan n’obtient pas ça de cette façon là.
Il obtient ça en tenant compte du langage. L’opérateur pour Lacan – il ne se fie pas à la description du phénomène de conscience, qui pour un analyste apparaît comme un phénomène de surface extrêmement équivoque -, mais pour Lacan ce qui fait qu’il y a, pour ce qu’il appelle le sujet, la dimension de l’être, la dimension ontologique, ce qui introduit cette dimension, c’est le langage. Sans ça, il y a l’en-soi – en effet – de Sartre. Mais ce qui fait la différence entre l’en-soi et le sujet, c’est le langage. Disons la thèse de Lacan, c’est que ce qui introduit même la dimension de l’être et ce qui introduit la dimension de manque d’être ou de manque-à-être, c’est le langage, c’est le signe – il faut qu’il y ait un signé écrit, un élément posé, on l’emmène et à ce moment il y a du manque. Et, c’est impensable sans cette référence, c’est-à-dire en ce sens c’est le langage, c’est-à-dire le symbolique, c’est-à-dire en dernière instance le Un qui introduit la dimension de l’être – le champ ontologique est sous la dépendance du champ de l’Un.
Et au fond ça, vous l’avez très bien montré, chez les structuralistes il n’y a pas d’ontologie, mais Lacan a tiré une ontologie à partir de la linguistique de Saussure. C’est-à-dire il a tiré une ontologie à partir de la notion de signifiant et de la notion de système où les éléments sont relatifs les uns aux autres, c’est-à-dire dans ce qu’on appelle une relation diacritique, d’opposition.
Et au fond, l’un, chaque élément, est ce que les autres ne sont pas. Et donc là, on introduit une ontologie saussurienne, plus exactement, une ontologie que Lacan déduit de Saussure, et ça l’occupera beaucoup cette déduction [ rapport manque signifiant]. Ca l’inspirera dans sa construction du signifiant Un et du signifiant Deux, et ça sera présent aussi dans ses développements sur le Un, là où il observera la prévalence du langage sur la [vie ?]. Avant même, il y a le langage.
A cet égard donc l’être est une création de langage, ça a vocation à ne pas être limité, et au fond ça n’est limité que par le symptôme, ça n’est limité que par l’itération du symptôme – et c’est encore une autre face du Un qui se répète.
Donc, il y a au fond un Un qui se diversifie, si on veut, et Un qui se répète.
Eh bien, écoutez, je crois qu’on est arrivé au terme de la réunion d’aujourd’hui. Je remercie en votre nom Clotilde Leguil d’avoir apporté ce travail qui sera certainement publié […] et je ne vous donne pas rendez-vous pour une date précise l’année prochaine parce que je l’ignore. Mais, vraisemblablement, vous aurez l’occasion encore de m’entendre, et peut-être de nous entendre, et tant pis pour vous.
[i] De mon côté, j’essaierai de vous en livrer quelques extraits, dès que je trouverai un peu de temps pour m’atteler aux enregistrements qu’un lecteur de ce blog a eu la gentillesse de me faire parvenir... VM
[ii] « Nous n’éprouverions nulle indulgence envers cette imposture qui substituerait la main gauche à la main droite, pour rendre par dessous la table à la pire philosophie ce qu’on aurait affirmé lui avoir retiré par dessus ; et qui, remplaçant simplement le moi par l’autre et glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement. » Claude Lévis-Strauss, L’homme nu, Paris, Plon, 1971, Finale, p. 563.
[iii] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre II, p.267.
Un exposé remarquable
qui nous dessine le plan de réalité commun
où nos deux auteurs ont pu
penser et différer