XV. post-scriptum / les usages lacaniens de l’ontologie – 15 juin 2011

Comme je vous l’ai indiqué la dernière fois, le cours que je vous ai dispensé cette année est en fait bouclé. Il a trouvé son point de capiton, non pas ici mais à Montpellier, lors d’une journée d’étude qui était consacrée au Livre 23 du Séminaire Le Sinthome.

Vous aurez l’occasion de lire le compte rendu de cette journée qui sera publié sous la forme d’un livre.[i] La réunion d’aujourd’hui, qui sera la dernière de l’année, est donc un post-scriptum à ce cours.

Clotilde Leguil - Photo Nathalie Tufenkjian

Ce cours dont le titre m’apparaît, au terme, ne pas pouvoir être autre que « L’Être et l’Un ».

Le mot de post-scriptum que j’ai employé est d’autant plus approprié que c’est en effet un texte rédigé à la suite de ce cours que nous apporte la personne qui est assise à mes côtés et qui a été cette année avec vous dans mon assistance. Seulement elle, elle s’est inspirée de ce cours pour un travail qui porte sur la première moitié de ce titre, sur ce qu’est l’être dans l’enseignement de Lacan. Elle s’est donc intéressée à l’ontologie et à ce qu’elle appelle ses usages lacaniens.

Clotide Leguil, c’est son nom  — je m’excuse de ne pas avoir annoncé sa présence ; c’est dû aux incidents qui m’ont obligé à annuler la réunion prévue il y a quinze jours et la semaine dernière —, Clotide Leguil est d’autant plus qualifiée pour nous parler des usages lacaniens de l’ontologie qu’elle est l’auteur d’une thèse, qui deviendra un livre,  portant sur l’articulation entre l’enseignement de Lacan et la philosophie de Jean-Paul Sartre. Elle y montre ce que Lacan doit à Sartre, mais surtout ce par quoi Lacan est allé au-delà de Sartre, en particulier concernant la description de l’analyse de l’angoisse, et au-delà de ce que Sartre appelait son ontologie, son ontologie phénoménologique.

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XIV. le point de capiton de Montpellier / tripartition de consistances cliniques – 25 mai

Ce n’était pas ici que mon cours de cette année a atteint, je crois son but, (« On n’entend pas, on n’entend pas, on n’entend rien ») sa cible, son sommet ( – voilà, je vous donne 3 mots comme ça si vous en perdez un, ce n’est pas trop grave). Ce n’était pas ici, mais lors d’une journée d’étude – à laquelle vous n’avez pas été conviés, je m’en excuse – qui réunissait comme chaque année ceux qui ont une charge d’enseignement dans les sections cliniques – celles de France auxquelles s’ajoute la section de Bruxelles. Cette journée regroupe donc un aréopage de quelque 200 enseignants et un petit nombre d’étudiants qui sont aussi conviés [i].

Ce weekend, cela se passait à Montpellier et je ne peux pas le passer sous silence, non pas pour vous désespérer, mais parce que non seulement cette journées, ces 2 demi-journées, ont été l’occasion pour moi de vérifier que j’étais entendu, par beaucoup de monde qui n’est pas ici, que j’étais compris, et que mon cours de cette année avait, si je puis dire, résonné pour les collègues, praticiens en même temps qu’enseignants, qui se dévouent à animer ce qui doit bien faire 25 ou 26 établissements à travers le pays.

Mais aussi, ce fut le moment où pour moi s’est noué le point de capiton de ce cours.

Je dois dire que dans ces journées je ne suis pas du tout le seul à travailler, puisque ces journées se sont déroulées à partir d’un écrit de 15 contributions brèves, 2, maximum 3 pages, de 15 psychanalystes auxquels j’avais proposé à chacun une proposition, une phrase extraite du séminaire XIII de Lacan, Le sinthome, et je m’étais efforcé d’assigner à chacun le travail qu’il me semblait, les connaissant, le plus apte à les stimuler et le résultat est là (désigne sur la table, une grosse quantité de feuilles), et la lecture des textes se fait à l’avance. Il est aujourd’hui aisé d’envoyer cette quantité de signifiants par un message électronique, ce qui fait que sur place on converse. Et on a conversé autour de 3 tables rondes, plus une laissée à l’improvisation. Donc loin d’être tout seul, solitaire à cette tribune comme je suis ici, et comme on même dit austère, eh bien dans ce cadre-là, je m’en donne à corps joie. Faut dire que pour ma part je ne me suis exprimé que dans un style de rigolade qui a été communicatif, ce qui fait que on s’est bien amusés ça m’a fait d’ailleurs regretter le format d’expression auquel je suis ici condamné, c’est le mot qui me vient, et j’aimerais bien que ça change, j’aimerais peut-être même bien que ça change avant la fin de l’année. Il y a dans l’échange dans la conversation pour moi une stimulation, de l’invention ex-tempore, qui évidemment ici me fait défaut, et c’est là que le signifiant et le signifié se sont rejoints dans ce qui m’a paru être le point de capiton de ce cours.

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XIII. tripartition de la cause lacanienne – 18 mai

lumière naturelle

J’ai fait résonner à la fin de ma dernière causerie le mot de « cause »,  en faisant référence, référence allusive, à Descartes. C’est en effet dans la troisième Méditation que l’on  trouve formulé le principe de causalité suivant, attribué par Descartes à ce qu’il appelle la lumière naturelle.

Cette expression a été interrogée, il l’utilise plus qu’il ne la thématise, qu’il ne la définit. La « lumière naturelle » implique une évidence, c’est-à-dire, un énoncé, une proposition, une phrase qui n’est pas résultat, qui n’est pas le résultat d’une déduction, mais qui précède et conditionne tout raisonnement. Cette évidence est de l’ordre de l’axiome, si l’on entend par là que cette proposition n’est pas arbitraire, n’est pas choisie, qu’elle est primordialement nécessaire, nécessaire à ce qu’on puisse discourir – exactement penser. C’est en quelque sorte la condition pour pouvoir penser. Une condition absolue. L’absolu a toujours affaire avec l’impossible, en l’occurrence faute de cet axiome, il serait impossible de penser, et donc même de méditer, au sens où Descartes emploie ce terme. Cet axiome, prétendument naturel, c’est qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente, et Descartes ajoute « et totale« , que dans son effet.

C’est un axiome quantitatif, qui concerne  et ordonne la quantité de réalité. Mais en deçà, il repose sur ce qui serait l’évidence de la scission de deux entités, la cause et l’effet. Et donc, en deçà de cet axiome il y a la position d’une discontinuité. Mais, c’est ce que Lacan souligne quand il utilise ce terme de cause auquel il reste fidèle tout au long de son enseignement, ce trait de discontinuité et il lui sert à opposer la cause et la loi. Parce que la loi prescrit sans scission. Chez Descartes, cette scission s’inscrit dans la prévalence de la cause dite efficiente, la cause considérée par rapport à son effet – ça n’est que l’une des causes distinguées par Aristote. Aristote, lui, ordonnait 4 causes, 4 types de cause, et, c’est le pas de Descartes que d’avoir isolé la cause efficiente en effaçant les autres, en les résorbant, les autres qui sont  la cause finale, la cause matérielle et la cause formelle.  Lacan, éminemment causaliste, et qui a rénové le sens de la cause, si je puis dire au XXème siècle, en un temps où la référence en était devenue désuète, Lacan n’a pas méconnu du tout les causes aristotéliciennes. Et il s’y est référé à plusieurs reprises.

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XII. un regard en arrière – 11 mai

Je ne veux pas aujourd’hui faire un pas en avant, mais plutôt regarder en arrière pour situer le point où j’en suis.

Le point où j’en suis dans ce que je pense, sans doute.

Ce que je pense aujourd’hui, au fond c’est ceci : que j’ai été formé par l’enseignement de Lacan à concevoir le sujet comme un manque-à-être, c’est-à-dire non-substantiel. Et, cette pensée, cette conception a des incidences radicales dans  la pratique de la psychanalyse. Et, ce que je pense, c’est que dans le dernier enseignement de Lacan, c’est-à-dire dans ses indications qui deviennent au cours du temps de plus  en plus parcellaires et énigmatiques, qui demandent à y mettre beaucoup du sien, le manque-à-être, la visée du sujet comme manque-à-être, s’évanouit, disparaît.

Et, à la place de cette catégorie ontologique à proprement parler – il y est question d’être -, vient celle du trou.

Qui n’est pas sans rapport avec le manque-à-être et qui pourtant est d’un autre registre que l’ontologie. Et donc, c’est comme ça que je me retrouve obligé à penser le rapport, la filiation et pourtant  la différence entre le manque-à-être et le trou – par quoi Lacan voulait dans son dernier enseignement définir le symbolique lui-même, le définir comme trou.

Et, le fait qu’il ait eu recours au nœud pour représenter ce que j’appellerais (pour m’amuser?) l’état de sa pensée n’a fait que rendre d’autant plus insistant cette catégorie du trou, puisque chacun des ronds de ficelle dont il s’emparait peut être dit, être filé autour d’un trou.

Voilà ce que j’entrevois, au point où j’en suis.

Le renoncement à l’ontologie l’a conduit du manque-à-être au trou.

Et que cela reste à penser.

Et, le point où j’en suis, c’est aussi le point où j’en suis dans ce que je pratique, dans mon exercice de la psychanalyse.

Et là, je vois bien que j’y ai évolué.

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XI . l’outrepasse – 3 mai

L’être et l’existence, cela fait deux.Voilà ce que j’enseigne cette année à partir du dernier enseignement de Lacan.

outre-passe

Cette bipartition, cette dénivellation, est nécessaire à penser ce qui s’impose de notre pratique et qui est l’espace d’un au-delà de la passe, l’outre-passe, dont nous sommes comme analystes appelés à répondre aujourd’hui. Nous y sommes appelés à répondre parce que nombreux sont ceux qui, au-delà de l’épreuve de la passe, réussie ou non, poursuivent l’analyse.

Il y a, c’est une constatation, l’outre-passe. Et de ce fait, elle conditionne l’expérience analytique dès le moment où celle-ci s’instaure.

vérité

En effet, l’expérience analytique s’inaugure comme une recherche de la vérité. Cette recherche prend la forme d’une demande, d’une demande  de l’analyste : « Dis-moi la vérité ». Cette demande, qu’elle soit explicitée ou non, déclenche, favorise, se nourrit de ce que le patient livre ce qui lui vient à l’esprit. Et donc la demande de vérité s’énonce, implicitement ou non, comme un « Dis-moi sans fioritures ce que tu penses, sans ménagement, de façon brute, en quelque sorte sauvage. Et ce que tu me diras ainsi, sera ta vérité. »  C’est une vérité du moment, de l’instant. L’analyste sait par avance qu’elle n’est pas définitive, qu’elle est éminemment variable, sait « que tu diras autre chose plus tard, qui ne sera pas le même ». Et donc, il y a du côté de l’analyste ce savoir « qu’en disant la vérité, tu mens, et même que tu ne peux que mentir. C’est ce qu’on appelle le réel ».

On appelle réel ce dont on ne peut dire la vérité qu’en mentant. Le réel, c’est la raison de la vérité menteuse, ne serait-ce que parce que variable. Qu’est-ce qu’on appelle le réel ? C’est ce qu’on ne peut dire qu’en mentant, ce qui est rétif au vrai, au dire que c’est vrai.

présentation de malades

J’enseigne ici, mais je n’enseigne pas qu’ici.  Je fais aussi une présentation de malades, comme on dit. C’est une pratique qui s’inscrit dans la suite de Lacan, qui lui-même prenait le relais d’une pratique qui était traditionnelle parmi les psychiatres de son temps. Ça consiste à interroger devant un public des patients qui sont hospitalisés et dont on est supposé démontrer la structure au cours d’un entretien, pour le bénéfice d’apprentis. C’est une pratique qui a été critiquée, en effet, elle s’inscrit dans le discours psychiatrique.  Lacan a récusé les objections qu’on avait formulées au titre d’une certaine rébellion contre les institutions, et dans le Champ freudien, après lui, cette pratique a été maintenue.

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X. Itinéraire et itération de Lacan // imaginaire → symbolique → réel– 6 avril

Nous terminons aujourd’hui une première période de ce cours qui reprendra le premier mercredi du mois de mai.

Voici longtemps que je lis Lacan et c’est d’ailleurs cette lecture qui m’a conduit à pratiquer la psychanalyse. D’abord à faire une cure, et ensuite, moi-même, à la pratiquer.  Bien sûr il y a d’autres déterminations qui sont entrées en jeu, mais, d’où je vois la chose maintenant, c’est tout de même la lecture de Lacan qui a été ce qui ma donné mon impulsion.

Et, il y a un itinéraire de Lacan, c’est la même racine que le mot « itération »  dont j’ai fait usage. Mais, cet itinéraire n’a pas été une simple itération, de la part de Lacan. Il n’a pas répété le même. Encore que,  sous un autre angle, on pourrait le dire. Il a toujours en définitive visé, dans un vocabulaire différent, dans divers cadres conceptuels, il a toujours visé le même, le point exquis de la psychanalyse. Cet itinéraire de Lacan, celui de sa pensée, pour autant que nous en avons le témoignage, la trace dans ses propos et dans ses écrits, il m’est arrivé de le scander de 3 moments : Continuer la lecture

IX. Direction de la cure // de l’en-deçà du refoulé à un au-delà de la passe- 30 mars 2011

penser (dans) l’expérience analytique

Il s’agit ici du réel dans l’expérience analytique, dans la vôtre aussi bien, comme analysant et comme praticien. Et non pas seulement parce que du réel, Lacan en a parlé et que nous essayons, ici, depuis de longues années, de le déchiffrer. Car si du réel il a parlé, c’est pour nous diriger, nous orienter, nous faire entrevoir en quoi l’expérience analytique, celle à laquelle nous nous prêtons comme analysant, celle que nous mettons en branle comme praticien, en quoi cette expérience demande, pour être pensée, que soit introduite la référence au réel.

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VIII. – 23 mars 2011

Dénivellation de l’être et de l’existence

J’ai eu depuis la dernière fois quelques témoignages, trop nombreux pour que je puisse y répondre et je m’en excuse, témoignant de ce que un pas a été franchi la dernière fois dans – pour ne pas dire « la compréhension » – ce dont il s’agit dans l’enseignement de Lacan en tant qu’il nous oriente dans la pratique et spécialement donc à partir de ce que je vous ai manifesté comme la dénivellation de l’être et de l’existence.

J’ai pris appui sur des références qui ne sont pas familières à la plupart de ceux qui sont ici et qui ressortissent à la tradition philosophique. Je crois m’être retenu d’en abuser afin que vous puissiez percevoir que j’entendais ici vous donner l’appareil qui vous permette de cadrer ce qu’on peut appeler votre écoute dans la mesure où cette plupart d’entre vous est praticienne.

C’est un appareil qui complémente l’appareil néo-saussurien qui vous a appris à distinguer le signifiant et le signifié.

Lacan l’avait simplifié sous les espèces d’une écriture mémorable :

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VII. L’existentialisme de Lacan est un logicisme //

Bon. Aujourd’hui on va s’amuser. Il s’agit, pour moi de vous faire comprendre quelque chose, comprendre là où on prend plaisir. Moi, ça m’amuse. J’espère qu’il en sera de même pour vous. Ça ne va de soi, parce que cette année plusieurs me font part du fait  qu’ils ne sont pas si à l’aise que ça dans les références que je peux faire à la littérature philosophique. Mais, ça n’est pas de nature à m’arrêter.  Aujourd’hui, je vais essayer de vous communiquer des choses qui dans leur fond ne sont pas si simples, d’une façon qui porte suffisamment pour que ça vous serve comme repère et même comme capteur dans ce qui est la pratique ici de la plupart, à savoir écouter ce qui se dit au petit bonheur la chance quand on enlève au sujet les contraintes qui pèsent sur sa parole, déjà qu’on ne s’y retrouve pas suffisamment en temps ordinaire, mais alors quand on laisse associer librement, vraiment on pédale dans la semoule. On se met à la place de celui qui doit avec ça organiser quelque chose et au minimum une interprétation. Eh bien, ça demande à être capté par un appareil, dont je vais essayer de vous donner les linéaments. Continuer la lecture

VI. De l’ontologie à l’ontique – 9 mars 2011

Bon. Aujourd’hui, je vais solder un vieux compte que j’ai avec Lacan depuis mes 20 ans. Quelque chose m’avait produit un certain déplaisir jadis, que je n’avais eu l’occasion d’aborder avec lui. M’enfin, c’est resté et ça s’inscrit bien dans ce que je trace cette année. Ça remonte à un moment très précis qui est indiquable dans le Livre  XI des Séminaires, les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

A la fin du chapitre II, à l’époque où Lacan laissait s’exprimer quelques auditeurs, vous verrez, par extraordinaire, que les questions et les réponses manquent. Ça n’a pas été transcrit  (peut-être que ça va réapparaître maintenant). C’était la première fois que je m’adressais à Lacan (en public, je l’avais vu une première fois rue de Lille, non, c’était après, donc, c’était la première fois que je m’adressais à lui).  Et il a fait une réponse à cette question que l’on peut trouver au début du chapitre III, la semaine suivante, on peut apercevoir de quoi il s’agissait. Il a été fort gentil avec moi. Ensuite,  il a même fait un petit mot à mon mentor, Althusser qui disait : « Plutôt bon, votre gars. » J’étais de ceux qui se dénommaient Althusseriens.

Lacan résume ma question dans ces termes (Jam lit) : Continuer la lecture

V. Qu’est-ce que le réel? – 2 mars 2011

1/ Périodiquement, je pose dans ce cours la question du réel

Périodiquement, je pose dans ce cours la question du réel.

Je l’ai fait une première fois sous le titre des « Réponses du réel« .

De quoi s’agissait-il? De la question que la pratique de la psychanalyse pose au réel de l’homme au sens générique, de l’homme et de la femme, de ce qu’on appelle l’individu, lorsqu’il se prête à l’expérience que nous lui proposons, expérience à laquelle il aspire, qu’il demande, et à laquelle nous acceptons de l’introduire – à vrai dire avec beaucoup de libéralité aujourd’hui.

Jadis, on s’interrogeait sur les indications et contre-indications, on se demandait si vraiment l’analyse convenait à l’un ou l’autre, étant donné ses capacités ou sa structure. Cette question a perdu de son urgence. L’analyse, c’est aujourd’hui un droit de l’homme. Jusqu’au point que refuser une analyse à quelqu’un ce serait vraiment le déprécier. On préfère adapter l’instrument, doser les capacités de chacun, quitte à être infidèle aux [préceptes ] de l’expérience. Il serait injuste de ne pas tenir compte de l’évolution des choses. Être entendu, comme tel, chacun s’y sent le droit – puisque le discours juridique a pris dans le malaise de la civilisation une fonction prévalente.

Alors, pourquoi est-ce qu’on y aspire, à cette expérience ?

Pour le dire de la façon la plus générale : quand on ne sait pas très bien qui on est. Quand est on est quelque peu décollé de ce qui s’appelle l’identification. On aspire à l’expérience de parler et d’être entendu, quand on soupçonne que en-dessous du signifiant-maître, du S1, ou de l’essaim, de la multiplicité des signifiants auquel le sujet est identifié, y a encore quelque chose d’autre. Continuer la lecture

IV. – 9 février 2011

  • PARTIE I / lire ce qui n’est pas écrit, ce que l’écrit évite
  • PARTIE II / des dits-mensions (possibles) du fantasme
  • PARTIE III / de Saint Jean gratté au sinthome
  • PARTIE IV / Penisneid vs Sträuben, aspiration commune à la virilité, position de l’analyste et aspiration contemporaine à la féminité
  • PARTIE V / comment démontrer que « ça parle » dans la pulsion
  • PARTIE VI (fin) / vers la jouissance féminine

PARTIE I / lire ce qui n’est pas écrit, ce que l’écrit évite

J’avais dû musarder

Le développement que je comptais donner à mes remarques sur la fonction nodale du fantasme sur quoi vient converger selon Lacan toute la pratique de la psychanalyse, j’ai dû comprimer ça la dernière fois, parce que j’avais dû musarder avant, sans doute parce que je frétillais de reprendre avec vous mes anciennes amours de Kant, Fichte, Schelling, … Kant, le livre de Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, sur quoi j’étais au moment de ma rencontre avec Lacan, je ne vais pas reprendre ça tout de suite. Je crois que vous n’avez rien saisi – par ma faute. Il faut que j’y travaille encore pour simplifier. Je reprendrai ici par un autre bout, supposant avec vous pouvoir me promener dans Freud et Lacan, pouvoir vous faire part de mes progrès en lecture – progrès assez lents, pour paraphraser Paulhan.

Ça n’est pas tout de lire Lacan

Ça n’est pas tout de lire Lacan. Le plus intéressant c’est de lire ce qu’il ne dit pas, ce qu’il n’écrit pas, sinon, on se contente de reconstituer l’architectonique conceptuelle [ «Par architectonique j’entends l’art des systèmes. (…) L’architectonique est ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général » Kant, Architectonique de la raison pure » (avant dernier chapitre de la Critique de la raison pure).] – pour reprendre le terme que j’utilisais la dernière fois – d’un texte, d’un écrit, de la leçon d’un séminaire. Mais ça ne dit rien du pourquoi, de ce que ça écarte. Ça ne dit rien de ce que l’écrit écarte ou témoigne ne pas apercevoir.

Heidegger dit quelque chose d’approchant de sa lecture de Kant – il ne s’agit pas seulement d’entrer dans la puissante mécanique conceptuelle de la Critique de la raison pure, mais de saisir où porte l’accent et, précisément, ce que cette pensée s’évertue à éviter …

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III. L’expérience analytique et ses effets – 2 février 2011

  • PARTIE I /
  • PARTIE II / Des effets épistémiques de la traversée et au-delà
  • PARTIE III / Les amphibologies du réel
  • PARTIE IV  / Le schème et le fantasme

partie I

cure – expérience

Il fut un temps où Lacan parlait de la cure analytique. C’est que, alors, il fallait dédouaner la psychanalyse en la faisant passer pour une thérapeutique – pour une action ayant pour but une guérison

Vous savez qu’il lui substitua, dans son usage le plus courant, celui d’expérience analytique – expérience au sens où dans une analyse se passent des choses, on y vit quelque chose de tout à fait singulier / et le mot expérience a l’avantage de ne pas spécifier qu’il en résulte quelque chose comme une guérison… C’est prudent, et réaliste 😉

cure – psychanalyse didactique / guérison – formation

Conceptualiser l’expérience, comme on le faisait, et comme Lacan un temps l’a adopté, comme cure, oblige à en distinguer la psychanalyse dite didactique, celle dont le but est de formation.

Autrement dit, jusqu’à Lacan la psychanalyse se trouvait dédoublée. Il y avait la psychanalyse comme cure, avec finalité de guérison et l’expérience comme pédagogique, avec finalité de formation.

L’incidence de Lacan s’est marquée parce qu’elle a fait une union de ces deux versants de la pratique.

« Expérience », le mot, qualifie une processus unique – à la fois de guérison et de formation. Sauf que ces 2 termes apparaissent l’un et l’autre tout à fait inadéquats à désigner ce dont il s’agit, la façon dont Lacan mettait en œuvre la psychanalyse, la façon dont il invitait à la pratiquer ne trouvant pas à se ranger sous l’une de ses rubriques – même si on les confond.

effets / fantasme, passe et traversée

Tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’on peut concéder, c’est qu’il y a en effet des effets … qui se déprennent du processus de la psychanalyse, des effets qui ne sont à trouver ni dans la guérison ni dans la formation. En revanche, la pratique de la psychanalyse comporte des conséquences qui convergent sur le fantasme, le fantasme du psychanalysant. Ces effets, Lacan concevait qu’ils se cristallisaient – ni en guérison ni en formation – mais en ce qu’il appelait la PASSE. En quoi il désignait le franchissent d’une impasse constitutive du sujet, proprement originelle et se traduisant par un effet majeur, que, pour le qualifier, j’ai retenu un mot employé par lui une fois dans un de ses écrits : TRAVERSÉE. Traversée du fantasme.

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II. Avec les philosophes, des suites de la représentation du monde – Terreur du doute, Rêve ou réel?

Je me suis servi de mes mains la dernière fois pour vous mimer le rapport des deux cercles dont l’articulation est constituante de cet objet topologique qui s’appelle le tore,  le premier de cet ordre,  topologique, à avoir été introduit par Lacan dans la psychanalyse.

Cette topologie, c’est en quelque sorte un nouvel imaginaire inventé par Lacan, dans la mesure où il l’a pêchée dans les mathématiques pour nous exercer à de nouvelles formes.  L’usage que je fais de cette expression de «nouvel imaginaire» est justifié ne serait-ce que parce que Lacan y a été conduit par un ouvrage dont David Hilbert, mathématicien de la fin du XIXe siècle, oracle des mathématiques, est  l’un des co-auteurs, qui s’appelle La géométrie et l’imagination. C’est là que Lacan a pêché la bande de Möbius, le tore et le cross-cap, et il a donc fourni les psychanalystes de nouvelles ressources, c’est-à-dire essentiellement de nouveaux rapports, de nouvelles relations, mais représentables.

Et lui-même s’est exercé avec une vertu que j’admire, d’autant plus que là-dessus je ne suis pas son émule, à les dessiner dans ses séminaires. Il est d’ailleurs à noter – je crois l’avoir déjà fait dans ce cours jadis – qu’on ne trouve représentées ces figures topologiques dans aucun écrit de Lacan. Ce qui n’est pas dire qu’elles en sont absentes, elles sont là à titre de support et de support constant.

Il a écrit de cette topologie, dans « L’étourdit »1, ce que je plaçais sur le cercle que j’appelais cylindrique du tore. Ce dont je peux témoigner 2, c’est que, Lacan s’étant engagé dans la rédaction de cet « Étourdit » pour satisfaire à une demande qui lui était faite de contribuer à un recueil 3  et ayant rédigé un certain nombre de pages – où vous retrouvez « ce qui reste oublié derrière ce qui s’entend » -, une fois achevée la rédaction de ces premières pages, s’était trouvé en carafe, me disant: je me demande par quoi je vais continuer. Plutôt que de laisser passer, j’ai pris ça au sérieux et je lui ai dit: au fond, vous n’avez jamais rien écrit sur la topologie, qui est pourtant pour vous si fondamentale. Il m’a dit: ça, c’est une idée. Et pour ce que j’en sais, vous devez le développement que vous trouvez sans aucune représentation concernant la topologie dans cet écrit à cette suggestion de ma part. Donc il se passait aussi bien d’en écrire, jusqu’à 1972.

Alors, la dernière fois, je vous ai invités à considérer que la spirale des tours enchaînés du cercle cylindrique, qui enserre le corps du tore, quand elle se boucle, dessine le cercle central du tore, celui qui communique, qui ne fait qu’un avec l’espace où est situé le tore. À la différence d’un ballon dont vous ne pouvez pas traverser la surface, que vous pouvez attraper, tenir, relancer, pour ce qui est du tore, il y a un trou au milieu, c’est ça, le trou central. Quand Lacan introduit le tore, il s’en sert aussitôt pour inviter à y représenter les tours de la demande, tours du cercle cylindrique qui, lorsqu’ils finissent par se rejoindre, dessinent le cercle qui enserre le trou central comme le trou de l’objet du désir. Et moi, je vous ai dit, j’ai utilisé cette représentation pour indiquer la relation du discours de Lacan dont les tours se sont poursuivis année après année, si je puis dire, perinde ac cadaver, jusqu’à la mort, par rapport à son objet, à ce dont il s’agit pour lui, et j’ai dit: le réel.

Je viens de mettre à la place de son objet ce dont il s’agit pour lui. C’est que le mot d’objet ne convient de façon simple en l’occasion. C’est que objet porte avec soi ce préfixe ob, qu’on a du mal, si je puis dire, à gober. Ob, en latin, c’est d’abord: devant, en face de. C’est ce qui nous vaut ces vocables dans notre langue: obstacle, objectionce qu’on vous jette à la figure, l’obstacle sur lequel vous butez quand vous vous avancez – mais aussi bien l’oblation que vous offrez sous le nez de l’autre, avec les meilleures intentions du monde: je me réfère à ce que Freud a dit du cadeau, que j’avais évoqué -, c’est aussi l’obligation, l’obscurité, l’obscénité. Au fond, le français a privilégié dans le oblatin la valeur de: en face, à l’encontre de. Et on le retrouve aussi bien sous la forme oc, op, os ou simplement avec le o qui signale sa présence dans: occasion, comme dans omission. Et c’est ça, qui fait difficulté avec le mot d’objet quand je m’y réfère ici, car il ne s’agit pas de rien qui soit en face, comme vous, vous êtes ici en face de moi, et moi, en face de vous. Si j’ai dit « ce dont il s’agit », plutôt que « objet », c’est que mon propos visait quelque chose de l’ordre de la substance, la substance du discours de Lacan, au sens de ce qu’il y a dessous, sous les manifestations, sous ce qu’on en perçoit, sous les phénomènes. Mais enfin, Lacan a conservé le mot d’objet, quand il parle de l’objet petit a. Et précisément, ce n’est pas l’objet au sens de ce qui est en face. Il a commencé comme ça, parce que c’était aussi l’usage dans le discours psychanalytique d’entendre l’objet comme ce qui est en face. Si Lacan a maintenu pour le petit a le terme d’objet, c’est aussi parce qu’il a exploité une autre valeur du oblatin, qui signifie aussi: à cause de. J’ai vérifié dans mon Gaffiot que Cicéron dit: ob eam rem, à cause de cela; ob eam causam, pour cette raison.

Et c’est ainsi que Lacan a pu placer son objet  petit a dans ses schémas, en  particulier celui du discours de  l’analyste, en-deçà, en arrière du  sujet du désir et non pas en avant ;  non pas comme l’objet qu’on vous  met sous le nez pour  vous attirer,  mais comme l’objet qui par derrière  cause votre désir. Et ce n’est pas par hasard qu’au  premier pas que nous pouvons faire  à propos du réel, nous tombions sur  la notion de cause.

Il y a, pour le  dire comme pourraient le dire les  philosophes,  une appartenance  conceptuelle essentielle entre le réel  et la cause. Et on pourrait en faire,  quand on se sert du mot  réel, le trait distinctif de l’adéquation du mot : le  réel est cause.

Il n’est légitime de  parler de réel qu’à condition que ce  à quoi on  attribue la qualité d’être  réel est cause, cause d’un certain  nombre d’effets. Et c’est pourquoi, dans cette  perspective, j’ai pu dire que la  question du réel était après tout  naturelle, ce qu’il y a de plus naturel  au monde pour un psychanalyste.  J’aurais même pu dire que la  question du réel est posée pour  toute action qu’on dit thérapeutique,  dans la mesure où il s’agit pour elle  d’atteindre au réel comme étant le  royaume, le règne, l’ordre de la  cause, dans la mesure où on essaie  d’obtenir des effets, des effets de transformation. Il faut donc bien  pouvoir intervenir là où ça se joue,  là où ça se décide. Et donc, en ce sens, la question  du réel est instante, spécialement  pour toutes les thérapies qui  procèdent par la parole, et depuis  l’invention de la psychanalyse, elles  se sont multipliées – que ce soit  sous une forme que nous pouvons  juger dégradée n’est pas ici en  question. La question du réel est  instance pour toutes les parlo-thérapies – une façon de les  nommer qui fait résonner le mot  parlote.

En quoi la parlote peut-elle  atteindre au réel ? Et que faut-il que  ce réel soit pour qu’une parlo-thérapie ait des effets ? Je ne sais si  là nous pouvons aller plus loin que l’axiome classique qui veut qu’il y ait  une homogénéité de la cause et de  l’effet, que cause et effet soient du  même ordre. Enfin, si nous nous  rangeons à cet axiome – au moins  pour aujourd’hui – , si nous  admettons qu’il faut que le réel soit  du même ordre que ce qui a des  effets sur lui, alors il faut que par  quelque biais le réel subsiste de  parole. J’ai introduit ça la dernière fois  par un court-circuit, passant par Schelling, le jeune Schelling, celui  qui, disait Hegel, a fait son  éducation devant le public – tous les  six mois, tous les ans, il changeait  peu ou prou de doctrine – et qui a fait résonner cette  question – lorsqu’il essayait, il était  encore le propagandiste de Fichte,  lui-même propulsé dans sa doctrine  de la science par sa lecture de la  Critique de la raison pratique de  Kant, qui avait été pour lui le point  de capiton pour réordonner la  Critique de la raison pratique – cette  question, qui est vraiment une haute  et noble question : qu’est – ce qui à la  fin est réel – en allemand,  das  Reale – dans nos représentations ?  Et c’est sans doute, je peux  m’avancer à le dire – tout  simplement parce que j’ai été par un  côté un ancien idéaliste passionné,  enfin pas au sens clinique, au sens  de l’histoire de la philosophie – , c’est  la question la plus haute qui puisse  être posée dans le cadre de  l’idéalisme transcendantal. Et il y  avait une partie de moi qui, en  effet, dans mon jeune temps, cherchait la vérité entre Kant,  Fichte, Schelling et Hegel.

Qu’est-ce qui est le réel ? Cette  question est devenue instante dans  la philosophie à partir de  Descartes – Descartes à qui Lacan a  fait retour pour essayer d’en  déprendre son concept du sujet – , je  dis instante au sens où c’est une  question marquée par l’ urgence et  par l’insistance. Celui qui a eu là-dessus l’aperçu le plus net, le plus  clair, le mieux centré, c’est le  nommé Heidegger, dans un article  de 1938 qui s’appelle  « L’époque des  conceptions du monde » et qui  souligne, indique que c’est à partir  de Descartes qu’à proprement  parler le monde est devenu une  image conçue, une image conçue  par le sujet – et il emploie le mot  allemand de  Bild , qui est à  proprement parler l’image, le terme  qu’on emploie quand on parle  d’image spéculaire, en allemand  c’est  Bild , quand on parle de l’image  originaire, on dit  Urbild – , et que  c’est à partir de Descartes que tout  ce qui est-là, le discours  philosophique nous invite à – ce n’est  même pas à lui appliquer la catégorie  de l’universel -,  le rassembler. Le discours  philosophique nous invite au rassemblement de tout ce qui  est, au rassemblement de ce qu’on appelle en terme  technique l’étant (pas avec un  g ,  avec un  t , les canards, c’est nous).  Tout ce qui est, à partir de  Descartes – au moins pour les  philosophes, mais c’est solidaire de  tout un ensemble – devient  dans et  par la représentation.

Pour en saisir la nouveauté, il  faut penser que l’idée de  se  représenter, l’idée du monde  comme  représentation au sujet était  tout à fait absente de la philosophie  scolastique et, si l’on peut dire, de  l’idéologie médiévale, où si le  monde se soutenait, c ’était en tant  que créé par le Créateur, avec un  grand  C . Ce n’était pas un monde  représenté  par et  pour le sujet,  c’était un monde créé  par et aussi  pour la divinité, et plaçant sous le  signifiant Dieu la cause suprême.  

J’évoque le  Moyen-âge pour ne pas  parler des Grecs, où ce qui est était était  avant tout, au moins pour Platon,  déterminé à partir de l’essence –  et  sans doute plutôt de la  description plutôt que de la  causalité. Enfin, ce qu’il y a de  causalité en tout cas chez Platon,  c’est un modèle optique qui  l’indique, c’est plutôt la projection de  silhouettes dans la fameuse  caverne, par rapport à quoi, si on  peut utiliser le terme de réel, le réel  c’est l’Un, c’est l’idée du Bien, et les  apparences sont les ombres  portées. Enfin, j’y reviendrai après y  avoir repensé.

La représentation – et ce terme  est capital chez Freud, qui parle de  la  Vorstellung – , la représentation,  inconsciente – malgré ce que Lacan  s’est évertué à démontrer, on a du  mal à gommer que chez Freud  l’inconscient est tissé de  représentations inconscientes – , la  représentation émerge comme telle  quand, ce que Heidegger appelle le  monde – et c’est un héritage de la  phénoménologie de Husserl – devient ce qui est convoqué par le  cogito, quand le monde est ce qui  doit monter sur la scène du sujet, si  je puis dire, se présenter devant lui,  et être évalué par lui. Nous avons  cassé beaucoup de bois sur la tête  des évaluateurs, mais c’est la faute  à Descartes ! C’est là que ça a  commencé d’évaluer ce qui est  représenté selon son degré de  réalité.  Et précisément pour que le  cogito émerge, il faut d’abord avoir  révoqué, c’est-à-dire mis en doute,  suspendu, raturé tout ce qui est  représentation, c’est-à-dire reconnaître que là  il n’y a point de  réel.  

Et c’est précisément ce qu’on  appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il s’agissait d’un  petit obsessionnel qui, tout en  sachant que c’est là, se dit : mais  peut-être bien, quand même… Rien à  voir ! Ce doute, c’est la terreur !  C’est la terreur qu’exerce le sujet  qui émerge comme seule instance  qui résiste à la suspension de toute  représentation en tant que vidée de  réel. Et c’est ainsi que nous vivons  encore à cette époque. L’homme,  comme s’exprime Heidegger,  devient le centre de référence de  l’étant en tant que tel, et il étend  cette notion de centre de référence  jusqu’au-delà de l’individu en disant qu’à l’occasion, on constituera  comme centre de référence de  l’étant la société, l’histoire etc. Et  c’est à l’époque, l’époque de la  représentation, que devient  nécessairement instante, je disais,  la question : est-ce que tout cela  n’est que rêve ?  – ou cauchemar.  

Est-ce rêve ou réel ? Alors, comme vous savez, une  fois que cette opération de terreur  sur la représentation a été réalisée,  cette opération de terreur  cartésienne, on peut dire que le  monde est converti en  représentation et récusé à ce titre-là. Au point qu’il ne reste que comme  résidu,  au fond de la  bouteille, la lie de la bouteille, c’est  le  cogito, que lui, on n’arrive pas à  éliminer avec les moyens du bord.  Là, on obtient en effet une certitude,  mais qui ne permet de rien se  représenter. C’est à-dire ce  cogito ce n’est pas une chose  représentable, et on n’est pas non  plus assuré de sa permanence,  c’est une certitude mais  instantanée, évanouissante, pour  laquelle se pose la question : mais  combien de temps ? Et donc, on ne  peut pas reconnaître à ce  cogito,  malin, on ne peut pas lui reconnaître  la qualité d’une substance, qui exige  parmi ses attributs précisément la  permanence, la permanence sous  ses manifestations. C’est ce qui a  tenté Lacan, pour le rapprocher du  sujet de l’inconscient qui lui non plus  n’est pas substantiel, tel qu’il le  conçoit.

Autrement dit le  cogito à lui tout  seul n’assure pas qu’on puisse passer de la représentation au réel,  il ne permet pas la transition de la  représentation au réel. Et alors, pour obtenir ça, pour  réaliser cette opération, il faut aller  chercher, aller distinguer, parmi les  représentations du sujet,  une distinguée, spéciale, qui aurait la  propriété exceptionnelle d’opérer la  jonction de la représentation et du  réel.  Et, c’est la transition que  Descartes expose dans la  Troisième  méditation, où il explique le statut  singulier de l’idée de Dieu, et que  cette idée a nécessairement un  corrélat dans le réel, qu’elle ne peut  pas être une fantaisie. Et donc,  dans un contexte renouvelé par  l’émergence du  cogito , il récupère  dans la scolastique quelque chose  de l’ordre des preuves de  l’existence de Dieu et il remet en  fonction, disons pour simplifier,  l’argument de Saint-Anselme, et une  fois que c’est parti comme ça, on  retrouve tout, tout ce qu’on avait  bousillé au départ pour isoler le  cogito , on respire, il y a l’idée de  Dieu, elle ne peut pas ne pas avoir  un corrélat réel, et dans l’idée de  Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir  être trompeur, parce qu’il est ce qu’il  y a de plus réel et être de bonne foi  est supérieur à être trompeur – tel  quel – et donc on souffle et on voit  revenir – je simplifie – tout ce qu’on  avait mis en suspens au départ, on  le voit revenir par le canal d’un  grand Autre qui se pose là – il faut  dire – et qui est, au fond, le passeur  de la représentation au réel.

On ne dira pas que c’est un  grand Autre supposé savoir, il est  plus que ça, il est supposé dire la  vérité dans la mesure où il  décide de la vérité. Rien ne lui est  supérieur, même pas la vérité, et  c’est lui qui dit ce qui est vrai et ce  qui est faux, donc il est  éminemment le lieu de la vérité, au  sens où il la produit. C’est ce qu’on  appelle la doctrine de la création  des vérités éternelles.  

Voilà au fond, ce qui a émergé  avec Descartes c’est à la fois la  conversion du monde en  représentation et puis le grand  renfermement qui fait que tout  rentre dans l’ordre par le biais d’un  recyclage de la scolastique, un  recyclage de la preuve de  l’existence de Dieu.

Et, je vais vite,  mais enfin, les cartésiens, les  grands cartésiens qui pourtant ont  différé de Descartes sur de  nombreux points – que ce soit  Malebranche ou Spinoza – au fond,  reconnaissent au signifiant Dieu  cette fonction de passeur de la  représentation au réel, et que la  représentation procède de Dieu.  Alors, ils se distinguent de  Descartes en ce que d’une certaine  façon leur énonciation s’installe  d’emblée au lieu de l’Autre.  Ils se  privent par là du pathétique de  l’expérience cartésienne, ce  pathétique auquel on peut être  sensible quand on lit les  Méditations : le sujet tout seul qui  essaye de s’y retrouver, qui  chemine péniblement, qui voit  s’écrouler ses certitudes, ses  croyances, puis l’ensemble de  l’étant, pour finalement émerger  réduit à une pointe, à partir de quoi  tout se recompose. Les autres  passent d’emblée au lieu de l’Autre,  et ça donne, ce qui chez  Malebranche s’appelle  « la vision en  Dieu », et chez Spinoza l’équivalence Deus sive natura : Dieu, autrement  dit la nature, qui étend ce lieu de  l’Autre à l’ensemble de l’étant.

Et donc, nous nous rapprochons  de là où nous en sommes, avec  Freud et avec la psychanalyse, à  partir du moment où la connexion  divine  – je vous fais un cours de  philosophie pour psychanalystes,  mais enfin il faut passer par là, au  moins pour ce que je veux dire cette  année – , à partir du moment où cette  connexion divine entre l’ordre de la  représentation et le réel a été  rompue. Et sans m’étendre, je dirais  qu’elle est rompue à partir de Kant.  C’est tout de même avec Kant qu’on  sort décidément du  Moyen-âge ,  c’est-à-dire qu’on – est on sorti du  Moyen – âge ?, pas sûr… – , mais  enfin on liquide le résidu scolastique  de Descartes et c’est la valeur de  maintenir ce qui a fait faire des  gorges chaudes à des générations  de philosophes et de non  philosophes aussi, c’est ce qui fait la  valeur de cette limite que Kant a  posée en parlant de  la chose en soi,  de la chose en soi qui n’est  justement pas pour le sujet, de la  chose en soi qui est comme telle  inconnaissable, qui est justement de  l’ordre de ce qui, du réel, ne passe  pas dans la représentation.  

Et c’est à partir du moment où on  n’a plus pu se servir du signifiant  Dieu pour assurer la transition entre  représentation et réel – et là-dessus  Kant mobilise les ressources de la  logique pour montrer que le  raisonnement de Descartes sur  l’idée de Dieu est un paralogisme,  mais je passe là – dessus – , à partir  du moment où c’est rompu, là  devient instante la question  du réel,  telle qu’elle résonne dans la phrase  du jeune Schelling:  Qu’est ce qui à  la fin est le réel dans nos  représentations ? –  si Dieu n’est plus  là pour assurer la transition.

Vous m’excuserez de rester dans  le registre encore de l’histoire  abrégée de la philosophie. Au fond,  pour nous, à partir de là il y a eu  deux grandes voies. Il y a eu la voie  de Hegel ou il y a eu la voie de  Schopenhauer. Schopenhauer qui  vouait à Hegel une détestation  particulière, et Schopenhauer  qui  genuit Nietzsche, qui engendre Nietzche. Il y a donc  là tout  un courant de la pensée  philosophique. Je dis un mot rapide  sur Schopenhauer parce qu’il est  tout à fait absent des références de  Lacan, clairement Lacan a pris son  départ sur le versant de Hegel, c’est  chez Platon et chez Hegel qu’il a  trouvé avec la notion de la  dialectique à asseoir l’opération de  la psychanalyse – mais jetons un œil  du côté de Schopenhauer.

Schopenhauer dit les choses  dans le titre de son grand livre : Le  monde comme volonté et comme  représentation. Le premier livre,  c’est  Le monde comme  représentation, le second livre c’est  Le monde comme volonté. Et ce  qu’il appelle la volonté, pour  simplifier les choses, c’est un des  noms du sujet. Et au fond,  Schopenhauer assume la scission  de la représentation, de l’ordre  logique qu’elle emporte avec elle,  pour que ça tienne, et du sujet,  qui est autre chose, et qui chez lui  porte ce nom de volonté, et qui est  un héritage lointain de la  Critique de  la raison pratique. Je dirais au fond,  Schopenhauer, son livre I, c’est la  Critique de la raison pure, revisitée,  et son livre II c’est la  Critique de la  raison pratique, et il explique que  ce  sont deux ordres distincts. Le livre I de Schopenhauer  commence :  « Le monde est ma  représentation », et c’est la phrase qui  traduit ce que Heidegger plus tard  appellera  le monde comme image  conçue . C’est le monde qui a  commencé avec Descartes.  Et que  le monde soit ma représentation  c’est le mode de toute expérience  possible et imaginable : tout ce qui  existe, existe pour le sujet, l’univers  entier n’est qu’objet, n’est objet qu’à  l’égard d’un sujet.  Au fond, il traduit  d’une façon extrêmement compacte  le  ob de l’objet, au sens de : en  face, et l’étend à l’ensemble de ce  qui existe. Alors, ce qui me frappe  chez Schopenhauer, c’est plutôt la  simplicité, alors, évidemment, c’est  même tellement simple que ça  tiendrait sur deux, trois feuilles de  papier – il écrit six cent pages – c’est  parce que c’est un admirable  rhéteur qui apporte indéfiniment des  preuves à l’appui, mais l’armature a  la simplicité que j’ai dite. Le livre II,  Le monde comme  volonté, c’est l’exaltation du sujet, et  ce que Kant réservait comme  le réel  inconnaissable de la chose en soi,  Schopenhauer l’appelle la volonté,  la volonté du sujet, qui n’est pas  représentable mais qu’on peut  rejoindre, dont on peut s’approcher  à travers la contemplation, sur le  mode platonicien, et qui s’exprime  spécialement dans la vie – la vie qui  est autre chose que simple  représentation. Ce que la volonté  veut, c’est la vie, et il installe comme  catégorie centrale du sujet le  vouloir  vivre. C’est là-dessus, dans ce  sillage que s’inscrira Nietzsche, en  graduant le  vouloir vivre, les  ennemis du  vouloir vivre, et qui  célébrera au contraire la carrière  donnée au désir et à ce  vouloir  vivre

Ce qui conduit par exemple  Schopenhauer à faire une place  spéciale dans ce livre II à ce qu’il  appelle  l’acte de la procréation . Il n’y  a pas beaucoup de philosophes qui  ont fait cette place à l’acte de la  procréation. Il y a Aristote qui lui a  fait une  place, mais il a fait une  place à tout. Dans son histoire des  animaux, évidemment il y a une  place pour la procréation. Mais chez  Schopenhauer, c’est distinct, il  considère quand même que  l’acte  de la procréation est une incarnation  tout à fait distinguée  du  vouloir  vivre. Et il va jusqu’à évoquer la  jouissance charnelle, où la volonté  de vivre montre qu’elle dépasse la  vie de l’individu, qu’elle est  transindividuelle.

Les exégètes  d’ailleurs ont remarqué cette place  que Schopenhauer donnait au  rapport des  sexes dans deux, trois  pages fulgurantes, et ça les avait  conduits à penser que Freud avait  peut-être compulsé Schopenhauer,  ce qui ne semble pas être le cas. En tout cas, Lacan est allé vers  Hegel. Il n’est pas allé de ce côté là,  il n’est pas allé du côté  Schopenhauerien qui constate la  scission entre ce qui est de l’ordre  de la représentation et de l’ordre du  vouloir vivre, entre ce qui est de  l’ordre de la représentation et ce qui  est de l’ordre du réel sans  représentation qui est le  vouloir  vivre, que Kant désignait comme  la  chose en soi. 

Lacan est allé vers  Hegel. Il est allé du côté où, tout de  même, il y avait une équation entre  le rationnel et le réel,  et,  entendons-nous bien, sur ce que Hegel dit dans sa  préface: « Tout ce qui est réel est  rationnel et tout ce qui est rationnel  est réel ». La deuxième partie, Lacan  n’a pas insisté dessus ou l’a  récusée, mais « tout ce qui est réel  est rationnel », au fond, c’est armé  de ça qu’il est entré dans la  psychanalyse.

Alors entendons-nous sur ce qu’est ici le réel. Dans  sa préface à la  Phénoménologie de  l’esprit, Hegel n’emploie pas le mot  Reale pour dire réel. Il emploie le  mot  Wirkliche , qui  désigne ce qui  est effectif ou actuel, dont l’étymologie  le lie à wirken : ce qui est  actif ou effectif, et on trouve aussi le  mot  Wirkung, qui veut dire  effet. Donc ce que Hegel désigne, c’est le  réel en tant que ce qui a des effets,  le réel en tant  que ce qui est cause.  Ce n’est pas le cas de  la chose-en-soi kantienne. La chose en soi  kantienne, on ne peut pas déduire comme ses effets les phénomènes,  puisque précisément il y a la  constitution  a priori des catégories,  on n’a aucune idée de comment  opérerait la chose en soi. Au fond,  c’est de ça qu’on s’est moqué chez  Kant, que la chose en soi fasse dodo.  Elle est en soi, elle n’y est pour  personne, si je puis dire, elle est  tout le temps dans l’escalier.  Alors qu’ici le réel dont il s’agit,  c’est un réel qui a des effets et  auquel on accède par la raison  parce qu’il est rationnel de bout en  bout. Et si je voulais encore  simplifier, je pourrais répartir,  comme on le faisait dans l’Antiquité,  Hegel et Schopenhauer comme  Héraclite et Démocrite, Hegel qui  rit  et Schopenhauer qui pleure.  Schopenhauer le pessimiste, pour  qui ça ne peut pas bien se terminer,  et Hegel pour qui, continuellement,  opère la rationalité du réel, à la fin des fins, à la fin de toutes les ruses,  qui a l’idée – en tout cas ça a été lu  comme ça – d’une grande  réconciliation dans le Savoir absolu –   Schopenhauer jouant une sorte de  Zazie qui dit : « Savoir absolu, mon  cul ! », et Nietzsche reprend ça.

Donc il y a deux grandes familles d’esprit depuis lors, dans la philosophie, les pessimistes  et les optimistes. Je simplifie pour vous  laisser un souvenir autre que la  domination exclusive de Hegel sur  les esprits à partir de Lacan. J’essaie  de gonfler un peu la figure de  Schopenhauer qui n’a pas la même  place et je la renforce du soutien de  celui qui s’ est présenté comme son  disciple, à savoir Nietzsche, d’où  procède toute la filière anti-hégélienne de la pensée qui a  débouché en France, au XX ° siècle , chez Georges Bataille, Blanchot,  Deleuze, et  d’autres…

Et donc, à partir du moment où le  réel est saisi comme  Wirkliche – et  évidemment Lacan y a vu la faveur  qu’on trouve  Reale et  Wirkliche dans le texte de Freud donc, il l’a  fait valoir – , à partir du moment où  on saisit le réel comme  Wirkliche,  on détermine évidemment une  hiérarchie de ce qui existe, dans ce  qui est.

Au fond, il y a une ontologie  basse –  les entités apparentes,  contingentes, transitoires, d’une façon générale les entités sous-développées du point de vue  de la raison, qui dépendent d’autres  entités, les entités parasites en  quelque sorte, ou simplement  possibles, qui peuvent exister ou ne  pas exister. Et puis, il y a ce qui est, au sens fort,  ce qui absorbe ces  conditions d’existence, c’est-à-dire  se présente comme nécessaire et  qui a développé sa nécessité  jusqu’à une forme supérieure d’être.

On ne peut pas dire que Hegel  simplement bénissait tout ce qui  était, au nom de ce que c’était  wirklich. Il faisait au contraire dans  ce qui est des distinctions entre ce qui n’est qu’apparent, ce qui n’a pas  développé la nécessité de son  existence, et les formes pleines de  l’être ; et d’une certaine façon au  sommet, restant un Dieu qui a opéré à travers les ruses de la  raison un absolu qui est en quelque  sorte substantiel au sens du Dieu de  Spinoza, qui est une réédition du  Dieu de Spinoza.

Alors, j’ai dit tout ça pour en venir  à souligner, au contraire de ce qu’on  rabat de façon approximative et  grossière sur le structuralisme, ce  qui est en jeu dans le structuralisme de Lacan.

Ce qui est en jeu dans le  structuralisme de Lacan, qui bien  entendu se déprend de Jakobson et  de Lévi-Strauss, c’est la question du  réel. Ce que Lacan a trouvé dans la  structure, c’est une réponse à la  question du réel qui lui a parue opératoire dans la psychanalyse,  pour passer de la parlote au réel, et  qui l’a conduit à poser que ce qui  est réel et ce qui est cause dans le  champ freudien, c’est la structure du  langage. Et, au fond, je me dis  qu’en écrivant dans mon très jeune  temps un article après une première  lecture de Lacan, qui s’appelait  « Action de la structure », au moins  j’avais saisi ça, c’est-à-dire en quel  sens chez Lacan, la structure, c’est  le réel.  Alors, il prend le réel,  le symbolique et l’imaginaire – Lacan  a pêché ça, en effet, dans une page  de Lévi-Strauss, « L’efficacité  symbolique », et il en a fait une conférence qui précède la  scission de 1953 et son premier  séminaire public.  Vous la trouvez,  cette conférence, rééditée dans le  petit opuscule que j’ai intitulé  « Des  Noms-du-Père », puisque Lacan a dit  plus tard que Réel, Symbolique, Imaginaire c’étaient, au fond, les  Noms-du-Père, ou  des Noms-du-Père.

Et donc, on prend comme acquis – acquis, à qui, à qui est-ce? – la tripartition réel, symbolique,  imaginaire.

Au fond, elle est validée  par l’usage que nous en faisons et  la clarification qu’elle apporte aux  phénomènes auxquels nous nous  confrontons dans l’expérience  analytique. Mais enfin, quoique  Lacan dans la dernière partie de  son enseignement se soit appliqué à les mettre sur le même plan, si je  puis dire, comme des ronds de  ficelle, au départ il n’en est rien. Il y  a une tripartition et une hiérarchie  ontologique entre ces trois termes.

D’abord, la tripartition permet  d’exclure le réel, au sens de Reale, ce qui ici veut dire au sens du donné, de ce qui est naturel. Ça exclut en même temps ce qu’il y aurait de substantiel dans le corps.  Ça veut dire : ne paraît dans le champ  freudien que l’étourdit, que  les tours du dits, le reste n’est pas  pris en compte. On ne va pas  s’occuper de : Ah, vous me dites ça  de votre père, eh bien allons  interroger votre père pour connaître  son point de vue, quand même. Ce  qu’on fait très naturellement dans la  thérapie familiale ou il s’agit de se  mettre d’accord sur ce qui s’est  passé, de trouver, de faire la part  des choses, c’est un exercice de  négociation, c’est une thérapie par  négociation. On deale. L’exclusion  du réel c’est de dire : tout cela est  très légitime, mais ça ne fait pas  partie du champ freudien. On ne dit  pas: Ah bah, si c’est comme ça, amenez-moi votre mère et je vais…  Bon, ça vous paraît tout naturel,  mais c’est traduit par : on se fie à ce  que vous dites, on se fie aux  mensonges que vous dites, on  considère que les mensonges que  vous dites sont plus précieux que  toute les vérifications qu’à l’occasion  les analysants entreprennent, ils  vont vérifier sur leur lieu de  naissance, interroger les voisins  pour savoir si vraiment… Bon, en  général ça ne donne pas grand-chose. Donc l’exclusion du réel  traduit bien quelque chose de  concret, qui pour nous est tellement  évident que, justement, il y a besoin  de le conceptualiser.

Le symbolique, disons, je l’ai dit  la dernière fois, c’est un des noms  du réel. C’est le réel comme  Wirkliche, c’est le réel comme  cause. Et tout ce qui reste comme  image de Lacan, dans l’opinion, ce  par quoi il a marqué, c’est  précisément comme celui qui a montré en quoi le symbolique était  réel, en quoi c’était ce qu’il y avait de plus réel dans la psychanalyse et  dans la constitution de sujet.

Quant à l’imaginaire, d’où Lacan  est parti avant de commencer son  enseignement à proprement parler,  lorsqu’il le commence, au gré du  symbolique, il s’attache à montrer  justement que l’imaginaire c’est  quand même un moindre être.  C’est-à-dire que l’imaginaire précisément est de l’ordre de la  représentation, est de l’ordre de la Bild, et que même quand des  images paraissent maîtresses,  paraissent gouverner, elles ne  tiennent leur puissance sur le sujet  que de leur place symbolique. Et  comme je l’avais dit au début de ce  cours jadis, l’opération de Lacan  était vraiment de montrer comment  tous les termes utilisés par les  analystes dans le registre  imaginaire ne trouvaient leur vraie place qu’à être retranscrits en termes symboliques. Alors, c’est là que le choix hégélien de Lacan, l’orientation  hégélienne première de Lacan, lui permet en fait d’inscrire la psychanalyse dans le registre de la  science, parce qu’elle lui permet de dire que le réel dont il s’agit dans la  psychanalyse, c’est un réel structuré. Et il le dit sous la forme:  « L’inconscient est structuré comme  un langage » , qu’on a répétée comme  la formule lévitatoire. Mais ça n’a de sens, lacanien, qu’à condition de  saisir que l’inconscient est réel !  Alors ça, évidemment Lacan l’a  gardé pour lui, il ne l’a lâché, écrit, que dans son tout dernier texte que j’ai longuement commenté jadis, sa « Préface à l’édition anglaise du  séminaire XI », qui est le dernier des  Autres écrits, dans une parenthèse:  « l’inconscient s’il est ce que … soit  réel.»  

« Notons que la psychanalyse a, depuis qu’elle ex-siste, changé. Inventée par un solitaire, théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire), elle se pratique maintenant en couple. »

Et le choix hégélien  de Lacan est tout à fait cohérent avec son structuralisme, alors que les structuralistes communs, si je puis dire, étaient tout naturellement anti-dialecticiens et anti-hégéliens, plutôt  positivistes, et Lévi-Strauss a poussé ça très loin – il était tout prêt  à naturaliser la structure. C’est pour ça que nos rêveurs soi-disant néo-scientistes peuvent tout à fait s’aboucher avec lui là-dessus. Mais  pour Lacan, le  « Tout ce qui est réel  est rationnel » de Hegel se traduit dans la proposition: Il y a du savoir  dans le réel. Ce qui est, au fond, le postulat scientifique, depuis Galilée, que la nature est écrite en signes  mathématiques. Et à cet égard, l’inconscient, pour  Lacan, c’est une structure, c’est-à-dire un savoir, dans le réel, il s’agit de savoir lequel, mais il y a du savoir dans le réel. Et c’est par là qu’il a pu penser que la  psychanalyse rejoignait la science, et qu’il a fait appel à la topologie  pour exhiber le réel de la structure.  

J’ai pêché ça dans le  Séminaire des  Problèmes cruciaux:

«La topologie  que je construis pour vous est  quelque chose qui est à entendre à  proprement parler comme le réel.  Fût-ce le réel dont l’impossible est une des dimensions et peut être la dimension propre et essentielle».  

La topologie pour Lacan c’était, la topologie qui est au fond… – la  topologie n’est pas représentation,  elle représente ce qui est en fait des  formules mathématiques, des relations mathématiques, un savoir – et pour Lacan ce savoir-là correspond à ce qu’exige la  structure du langage. Et si l’on veut – alors, ça a été, cette catégorie  du réel que je présentais comme bien naturelle, au départ, pour le praticien, et dont en même temps je montre la genèse de sa question à  travers une vue de surplomb de plusieurs siècles de philosophie – , la promotion de la catégorie du réel  par Lacan, qui n’a fait que monter en puissance au cours de son enseignement, est évidemment  arrivée comme une surprise pour  ses élèves. Et pendant longtemps  ils n’ont pas pu s’y faire, puisque  tout avait commencé par l’exclusion  du réel, et qu’en français on ne fait  pas la différence de Reale et de Wirkliche , et ils n’avaient pas saisi  que la structure était pour Lacan un  des noms du réel. Et  « Fonction et champ de la parole et du langage » – premier écrit de Lacan qui le lance dans son enseignement – célèbre la puissance de la structure et essentiellement sa puissance  combinatoire.    

Et Lacan voit – c’est comme ça qu’il comprend, c’est sa version du  rationnel hégélien – c’est cette puissance combinatoire dont il fait le ressort propre de l’inconscient, c’est-à-dire le support de la causalité même dont il s’agit dans l’inconscient.  Et évidemment, c’est essentiel pour lui de lier structure et combinatoire, et il ne cesse pas, quand il présente des structures, d’en démontrer les combinaisons, les permutations – c’est ce qu’il fait quand il vous présente privation,  frustration, castration, avec les  catégories de l’agent, de l’objet et  du manque, il vous fait un tableau et il fait parfaitement permuter les  termes. Des années plus tard, ce sera les quatre discours et de même  on voit quatre éléments permutant sur quatre places.

Il est essentiel  pour Lacan d’accentuer le caractère  combinatoire de la structure, c’est-à-dire, ses potentialités de déplacement, parce que c’est  justement ce qui fait le joint entre structure et dialectique. Alors que, on peut dire, il est le seul à faire cette jonction et qu’au contraire  d’une façon générale les  structuralistes ont été anti-dialecticiens.  Et c’est par là aussi que tout en étant structuraliste, il peut dire que l’inconscient est histoire parce qu’il voit l’histoire comme le déploiement d’une combinatoire. Par rapport à quoi l’imaginaire – au fond, on a, si  vous voulez, du côté du symbolique,  on a à la fois la structure, la  combinatoire, la dialectique,  l’histoire,  et il reste pour l’imaginaire  la fixation, l’inertie, que dans son  optimisme premier Lacan voit  comme n’étant que des ombres qui  seront maniées dès que les termes symboliques vont tourner, et c’est le trait le plus manifeste du premier enseignement de Lacan, je dirais, c’est son triomphalisme optimiste,  qui tranche évidemment avec ce  qu’il a distribué d’atroce pessimisme  dans son dernier enseignement.

On a là une inversion complète puisqu’on est au contraire partis avec les trompettes du triomphe du symbolique sur l’imaginaire.  Et à cet égard, au fond, Lacan classait la jouissance, je dirais pour terminer, il classait la jouissance du  côté de l’imaginaire. Ça n’entrait pas  à proprement parler dans le réel.  Pour lui, la jouissance était un effet  imaginaire et il ne retenait du corps, étant donné son point de départ à  lui qui était  « Le stade du miroir », il ne  retenait du corps que sa forme, et  disons la jouissance de la forme imaginaire du corps, de l’image du  corps. Et donc encore, dans son écrit sur Schreber,  dans ses  schémas, la jouissance est qualifiée d’imaginaire et donc il est supposé  qu’elle est destinée à obéir au doigt  et à l’œil au prochain déplacement  du symbolique.  Et donc, on peut dire qu’il y a comme une promesse de résorption  de l’imaginaire qui  est proférée par  Lacan, et je dirais, une domination – je m’expliquerai la prochaine fois – ,  une domination de la vérité sur le réel, ou mieux même, l’idée que dans la psychanalyse le vrai, c’est le réel.  Et le drame de l’enseignement de  Lacan, et peut-être le drame du  praticien aussi, tient dans le  décrochage du vrai et du réel, dans  ce qui s’isole de Reale, qui échappe  à la puissance du Wirkliche.

C’est toujours ce qui revient à la même  place, c’est la première définition de  Lacan, et quand il disait : le réel c’est ce qui revient à la même place, c’était disqualifiant, ça revient à la même place et, comme les astres,  c’est aussi stupide, si je puis dire. À cet égard, quand il qualifiait le réel  de ce qui revient à la même place,  ça l’opposait à la puissance  dialectique. Dans la dialectique, on  n’arrête pas de changer de place et de costume – je ne vais pas le faire – on retourne sa veste, l’être se convertit en non-être et puis…. Bon.  

Au contraire, le réel, c’est vraiment : Vous m’avez sonné ? et, stupide, à la même place. Et évidemment, il y a dans l’enseignement de Lacan  la redécouverte que le corps a un statut que n’épuise pas l’imaginaire, que n’épuise pas la forme, que n’épuise pas la vision du corps. Et le lieu où ça se joue, où se  joue cet enjeu de la question de  Schelling : qu’est ce qui à la fin est  le réel ? , ce lieu dans la  psychanalyse, c’est le fantasme, c’est vers ce point que converge l’interrogation de Lacan, c’est à l’idée de traversée du fantasme qu’au fond il aboutit, pour aussitôt démentir cette conclusion. En quelque sorte la passe a été pour lui un moment de conclure sur la fin de l’analyse. Et de la même façon que dans son séminaire il a continué de parler après ce qu’il avait annoncé comme moment de conclure, dans son élaboration aussi il s’est trouvé contraint d’aller au-delà du fantasme  et de sa traversée.

Et, au fond, débouchant sur un clivage de la vérité et du réel qui, il faut bien dire, était le symétriqu  inverse du triomphalisme, de l’optimisme de son départ.  

Et donc, je disais que nous avions Hegel qui rit et  Schopenhauer qui pleure, eh bien, dans le Séminaire de Lacan, nous  avons Lacan qui rit et Lacan qui  pleure ; à lui tout seul, il assure tous les personnages du répertoire.

Je continue encore la semaine  prochaine.

 

  1. titre de Molière modifié par un t final qui fait appel précisément aux tours du dit, d.i.t []
  2. Évidemment c’est un témoignage que vous pouvez considérer comme sujet à caution puisque j’en suis le seul témoin, mais enfin vous êtes ici un certain nombre à savoir que je m’efforce à ne pas raconter de bobards – ce dont je témoigne donc à la barre… []
  3. je crois me souvenir, c’est dans le texte du service de l’hôpital Sainte-Anne où il faisait sa présentation []

I. L’enseigneur, son traducteur et le vide central – 19 janvier

Si j’ai placé ce que j’ai pu vous dire l’an dernier sous le titre Vie de Lacan, est-ce pour cette année vous entretenir de l’œuvre de Lacan? «La vie et l’œuvre», le binaire est connu. Mais à vrai dire, y a-t-il l’œuvre de Lacan? S’il y a un mot qui est absent chez Lacan, qu’il ne prononce et qu’il n’écrit jamais pour désigner le produit de son travail, c’est bien celui d’œuvre. Bien plutôt s’est-il attaché à ne jamais présenter ce qu’il donnait au public que comme des hors-d’œuvre, annonçant indéfiniment le plat de résistance. Des hors-d’œuvre destinés à mettre en appétit pour la suite. La suite au prochain numéro! Lacan n’a jamais proposé de menu que sous la forme d’un feuilleton, et ce feuilleton, c’est celui de son Séminaire.

Le grand œuvre du séminaire

S’il y a une œuvre de Lacan, c’est en tous les cas le Séminaire qui en donne l’axe. Le Séminaire est, si j’ose dire, le Grand Œuvre de Lacan, un interminable work in progress dont le corps est fait de pas moins de vingt-cinq livres, tels que je les ai appelés, qui vont des Écrits techniques de Freud à celui qu’il a intitulé « Le moment de conclure ».

Ce massif se trouve débordé à ses extrêmes:

Avant, on a les deux séminaires donnés dans l’intimité de sa maison, sur l’Homme aux rats et sur l’Homme aux loups. Ensuite on a le « Moment de conclure », encore trois séminaires : deux voués à la topologie des nœuds (« La Topologie et le temps » et « Objets et représentations »  – il n’en reste que peu dans la sténographie dont j’ai pu sauver quelques articulations) et enfin le séminaire ultime, contemporain de la Dissolution de l’EFP, avec la tentative de créer une nouvelle École, et dont les leçons écrites à l’avance subsistent intégralement

30 ans donc, de 1951 à 1981. Comme s’il avait fallu 30 de plus pour trouver une forme achevée. Nous y sommes, la somme est là, reste à la publier.

Publications à venir

J’ai évoqué les deux séminaires topologiques de Lacan, ce qu’il en reste sera publié en annexe du séminaire XXV, « Le Moment de conclure ».

Pour ce qui est des deux séminaires initiaux, on ne dispose d’indications que pour le 2ème, celui sur l’Homme aux loups dont des notes d’auditeurs ont circulé. J’en ai établi le texte, je compte les publier avec l’ultime, « Dissolution », dans un petit volume intitulé « Aux extrêmes du séminaire« .

Parmi les publications à venir encore: les séminaires XXI et XXII en un seul volume, « Les Non-dupes errent »et « RSI ». De même, un seul volume pour les séminaires XXIV et XXV, « L’insu que sait de l’Une-bévue » et « Le Moment de conclure ».

En plus, il y a 8 volumes à paraître. J’essaierai de convaincre l’éditeur de les faire sortir à raison de deux par an. Lui n’en veut qu’un seul.  Je compte sur la vox populi  pour accélérer cette production, pour disposer enfin de la suite des séminaires que Lacan laisse derrière lui.

L’enseigneur Lacan

Lacan n’a jamais dit « Mon œuvre. Ma théorie ». Il disait « Mon enseignement« . Ne s’est pas voulu, pensé, identifié à la position d’un auteur, mais à celle d’un enseignant. D’un enseigneur.

Ça ne veut pas dire seulement que son grand œuvre est oral. L’auteur a des lecteurs, il parle potentiellement pour tous. L’enseigneur a des élèves, parle pour quelques uns. Ces quelques uns qui ont formé l’adresse constante de Lacan. Cette adresse, c’était des psychanalystes. Lacan a choisi de limiter son adresse à des psychanalystes – à ceux qui se déplaçaient, qui apportaient leur corps, comme on l’apporte à une séance de psychanalyse.

Si du vivant de Lacan la publication du séminaire a tant tardé – jusqu’à ce que je vienne-, ce n’est pas seulement dû à l’incapacité de ses élèves à le faire ou à des exigences ou à des réticences que Lacan aurait marquées.  C’est aussi que la matière-même de ce discours répugnait à être offerte au tout venant, en librairie. Lacan s’accommodait parfaitement de ce que ses séminaires s’accumulent dans un petit placard de la rue de Lille, qu’il a ouvert un jour devant moi. Sans doute était-il travaillé du vœu que cela n’en reste point là. Mais il aura  fallu l’occasion, qui ne vint que plus tard, le truchement d’un autre qui prenne sur lui cette transformation, s’en fasse l’agent, pour faire passer ce qui fut audible –  plus ou moins -, au lisible. Et c’est aussi une transformation qui universalise ce discours.

Lacan auteur

Certes Lacan a été auteur.

On a les Écrits en 1966, les Autres écrits depuis 10 ans. Mais, ses écrits – ce sont autant de dépôts et de cristallisations, de chutes et de rebuts du séminaire. Ce sont, a-t-il dit, des témoignages, des moments où il aurait senti des résistances à le suivre.  Ça participe du mouvement de boucler par écrit son articulation. Et ça se passe le plus souvent sous le coup d’une demande. C’est également adressé à quelques uns, mais c’est adressé à ceux qui lui demandaient d’écrire. Comme moi-même lui demandant une préface pour le séminaire XI. Comme pour Télévision, où les prises successives n’étaient jamais raccord au montage et qu’il a finalement écrit avant de dire. Ses écrits l’étaient tous à la demande. D’un encyclopédie, d’un congrès, d’un colloque, d’un passage la radio ou à la télévision. Des occasions.

Rédaction de ses écrits marquée de contingence là où le séminaire répond à une nécessité, à une nécessité interne.

En même temps, chaque écrit est à situer comme scandant un moment, cristallisant une articulation, précisant une approximation.

Donc, on pourra désormais lire Lacan dans une dialectique entre les écrits et le séminaire. L’ensemble complété, à mon regard à moi, change après-coup la nature des éléments. Cet effet va se produire sous peu pour tous. Loin de moi l’idée de dévaloriser les écrits de Lacan. Certains déplorent un style écrit qu’ils jugent illisible, maladroit et torturé : ce n’est pas mon point de vue. Il a distingué la fonction de l’écrit avant que ce ne soit à l’ordre du jour de la philosophie contemporaine. Il suffit de s’en rapporter au séminaire IX,  « L’identification » –> consacré à l’écriture / évoquant la primauté de l’écriture dans les termes les plus précis. C’est par l’écrit que Lacan fixe sa doctrine, fixe l’usage propre de ses termes, sépare le bon grain de l’ivraie, sélectionne ce qui mérite celui d’être isolé, préservé.

Une tâche merveilleuse

Ce sont ses écrits qui m’ont amené à Lacan, j’en ai été happé en 63-64 après que Louis Althusser y ait attiré mon attention. Mais ils se détachent sur le fond du séminaire, lequel est le lieu d’invention, de l’invention d’un savoir

On a la lettre que Lacan adresse à Althusser – novembre 1963 (pour obtenir une salle):

« Le séminaire où j’essayais depuis 10 ans de tracer les voies d’une dialectique dont l’invention fut pour moi une tâche merveilleuse »

Ce dernier adjectif donne un petit aperçu de ce qu’a été pour Lacan la joie, la jouissance de donner ses séminaires. Dont il faut bien que quelque chose ait passé pour que ce séminaire, de plus d’un demi-siècle, témoigne au présent en indiquant des voies d’avenir

Ma tâche à moi, c’est aussi pour moi une tâche merveilleuse – ça va me manquer… Je dirai tout à l’heure précisément comment je la vois cette tâche-là, comment je la vis, cette tâche.

Lire le Séminaire, c’est assister à l’invention d’un savoir à l’état naissant. Et on ne peut pas dire que ça naisse dans le dialogue – encore que Lacan ici et là donne la parole à certains -, mais c’est une invention qui suppose, je l’ai dit, une adresse à l’autre, une adresse à des psychanalystes. Et sans que leur qualification soit nécessairement validée par Lacan, et au contraire c’est un thème récurrent du Séminaire qui s’invente que la mise en question de la qualification de cet autre-là, la mise en question de la qualification des psychanalystes.

Au fond, ça ne prend pas la forme de l’éloge, c’est le moins qu’on puisse dire.

Il y a un hommage, un hommage constant, à savoir que ce discours se fait pour eux. Je me suis aperçu, spécialement dans le dernier Séminaire auquel je me suis attaché, que j’avais réservé pour la bonne bouche, étant données les difficultés spéciales qu’il présente, Séminaire que j’ai déjà mentionné de « L’identification », j’ai été saisi par le nombre de fois où Lacan dit: pour vous. – Et voilà ce que j’ai construit pour vous, – et voilà pour vous, et pour vous, et pour vous…, j’ai dû en enlever certains dans le texte parce que ça commençait à faire bouchon, ces pour vous. Mais: pour vous. Donc il y a à cet égard un hommage constant, le Séminaire est lui-même un hommage aux psychanalystes.

Mais, à  l’intérieur de l’hommage, qu’est-ce qu’il les traite mal… « Ils oublient… » « Faut insister… » En même temps, ce sont eux sont les témoins de l’invention. Eux peuvent témoigner de l’adéquation de Lacan avec l’expérience, l’expérience analytique. Le séminaire se tient sur un fond de communauté d’expérience. Qu’ils n’y comprennent rien, peu importe, ils sont en contact avec la chose.

« Établir »

Mon travail, je l’ai commencé en disant que j’établissais un texte.

Je l’ai dit avec un certain humour puisqu’il s’agit d’établir un texte qui n’existe pasici l’original n’existe pas. Il y a la sténographie d’un discours oral. Le problème n’est pas seulement celui des erreurs de sténo, mais tient à la nature même de ce qu’est un discours authentiquement oral. Un tel discours oral n’est pas miroir de l’écrit. La sténographie garde la trace de ce qui différencie profondément le cours oral de son cours écrit.

Il ne s’agit pas, dans ce qui fait mon travail, de ce que Lacan a dit et de simplement le restituer – il s’agit de retrouver ce que Lacan a voulu dire et qu’il n’a pas dit ou dit de façon imparfaite, obscure. C’est risqué. Évaluer ce qu’il a voulu dire et qu’il n’a pas dit – parce que le signifiant résiste. C’est spécialement valable dans le séminaire sur l’Identification, où il y a de multiples figures topologiques dont Lacan faisait l’apprentissage en même temps qu’il les enseignait. Une partie de ce qu’il dit est dit pendant qu’il dessine. Seule vaut là l’intention, en tant que reconstituable, qui domine.

traduire la langue de Lacan, faire apparaître l’architecture autour d’un vide

Autrement dit, si j’avais à qualifier ce que j’ai fait, je dirais, c’est traduire.

Lacan s’exprimait dans une langue qui n’était parlée que par un seul, et qu’il s’efforçait d’enseigner aux autres. Cette langue, il s’agit de la comprendre et je me suis aperçu ces dernières années, qu’en définitive, je ne la comprenais vraiment qu’après l’avoir traduite.

Avant, sans doute, à parcourir à de nombreuses reprises ses Séminaires, je sentais de quoi il s’agissait, et suffisamment pour y prélever les théorèmes qui pouvaient moi-même m’inspirer dans ce cours. Mais, en définitive, c’est seulement une fois que j’ai établi, écrit le texte dans le mouvement de le faire définitivement, que pour moi-même apparaissent les linéaments, la trame si serrée de l’invention de Lacan.

En effet, quand je dis: traduire, je dis: faire apparaître l’architecture. Quand Lacan dit qu’il s’est voué à l’invention d’une dialectique, un philosophe, comme j’étais jadis, aurait parlé par exemple de ce qui est chez lui l’autodétermination architectonique du Séminaire. C’est-à-dire de cette succession de choix qui détermine l’unité interne, organique, articulée du discours. C’est ça qui est l’architectonique au sens de Kant. Et je pourrais à ce propos, puisque architectonique n’est pas sans rapport avec architecture, évoquer la doctrine de l’architecture que Lacan propose dans son Séminaire de L’identification, et où il s’agit pour lui d’arracher l’architecture au volume pour la rapprocher de la surface dont Lacan fait la topologie.

«L’architecture, dit-il, présente une singulière ambigüité en ceci que cet art qui apparaît pouvoir de sa nature se rattacher aux pleins et aux volumes, à je ne sais quelle complétude, se révèle en fait toujours soumis au jeu des plans et des surfaces. Il n’est pas moins intéressant de voir aussi ce qui en est absent, à savoir toutes sortes de choses que l’usage concret de l’étendue nous offre, par exemple les nœuds.»

Là, on voit comme en raccourci apparaître ce à quoi Lacan va vouer tout son intérêt par la suite. Et il dit: «Avant d’être volume, l’architecture s’est faite à mobiliser, à arranger des surfaces autour d’un vide.»

Et c’est ainsi que je me représente l’architectonique lacanienne : organisée comme des surfaces autour d’un vide. Et je pourrais même donner comme emblème à ce Séminaire, chemin de l’invention d’un savoir, je pourrais lui donner comme emblème cet objet topologique qui est le premier dont Lacan ait traité et qu’il a introduit dans la psychanalyse. C’est cet objet qui s’appelle le tore et qui se représente au mieux par l’image d’une chambre à air, d’un anneau, c’est-à-dire d’un cylindre recourbé dont les deux bouts viennent s’accoler. C’est le premier objet que Lacan met en scène, met en scène dans son Séminaire L’identification, et auquel on trouve déjà une allusion dans son écrit « Fonction et champ de la parole et du langage », en passant –  il y a une allusion à la forme de l’anneau.

C’est par là que Lacan introduit la topologie dans la psychanalyse et il y oppose avec force précautions deux dimensions, deux formes d’existence du trou, à savoir, le trou interne, celui qui est déjà présent dans le cylindre, autour de quoi on enroule une surface, qui se trouve comme ça creuse, donc premier trou, ce trou interne, et  second trou, le trou central du tore, c’est-à-dire celui par lequel il communique avec l’espace environnant. Ce qui fait que c’est un objet percé, le trou perce le tore ici verticalement, et puis il y a le trou qui est pris dans le cylindre.

Lacan développe longuement l’opposition de ces deux trous et ensuite aussitôt en propose un usage métaphorique, en illustrant par ce moyen le rapport de la demande et du désir. Il invite à tracer autour du corps cylindrique du tore des cercles, des cercles en spirale et il propose métaphoriquement que ces cercles en spirale, donc qui tournent autour de la chambre à air, représentent la répétition, l’insistance de la demande, la demande qui se réitère – première représentation -, et autour du trou interne, les tours multiples de la demande qui finissent par se boucler au terme du circuit.

Il fait alors remarquer que du seul fait de s’être bouclés autour du corps cylindrique, se trouve invisiblement entouré le trou central et que c’est ce trou central qu’alors, métaphoriquement toujours, il identifie à l’objet du désir, celui que les tours de la demande, chacun, aucun de ces tours n’enveloppe cet objet, mais le corps complet, si je puis dire, des tours de la demande finissent par dessiner le trou central.

Eh bien, nous y reviendrons éventuellement cette année, je ne l’évoque que pour dire que je me représente le Séminaire de Lacan aujourd’hui sur ce modèle. C’est que ces Séminaires qui se poursuivent s’enroulent comme les tours de la demande, se réitérant année après année-et il faut bien dire jusqu’au bout, tant qu’il a eu voix-, et en même temps, ils entourent, ils forment comme l’entour d’un vide central et c’est en direction de ce vide que le Séminaire progresse, c’est en quelque sorte ce vide qui est le ressort de sa réitération, le ressort de ce work in progress. Et il nous faudra mettre un nom, peut-être, sur ce vide

pas-à-pas de la démonstration

Séminaire procède par argumentations – par là qu’il m’a capté, moi. Pour certains Lacan profère, déclame – en prophète romantique. Des fois, on sent un peu ça, les violons, etc. Mais dès que ça part comme ça Lacan s’arrête aussitôt.

Il procède par argumentations comme par déductions / procède selon pas-à-pas de la démonstration. Argumentation d’avocat, il  plaide la cause de qu’il veut démontrer – argumentation de rhéteur – fixe une direction – pour valider son orientation, peut faire feu de tout bois. en accumulant les preuves à l’appui –> effet de sidération  (Un client sérieux – Courteline)

Ma traduction de Lacan s’oriente de la mise à jour d’une argumentation

– maintenant je débrouille davantage le texte que par le passé

Fichte, élève de Kant : « on dit qu’on doit compter avec l’activité autonome de l’autre et lui donner non pas cette pensée déterminée, mais seulement les indications pour la penser lui-même. » / Lacan : « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien.« 

Même idée, Schelling, petit traité explication de l’idéalisme en science:  « .. qu’est-ce qui à la fin est réel dans nos représentations ? » qu’est-ce qui est réel à la fin – non pas par rapport à la représentation mais dans la dimension des paroles – dans tout ce qui se charrie dans une analyse… qu’est-ce qui dans tout ça, à la fin, est le réel. qu’est-ce qui à la fin est das Real.

Qu’est-ce qui est réel à la fin?

Pour Lacan, du séminaire 1 au 6, le réel, c’est le symbolique, dans son opposition à l’imaginaire, le symbolique est le réel de l’imaginaire – il faut la rupture de l’Ethique pour que le réel repousse le symbolique et l’imaginaire dans leur statut de semblants. Réel alors indexé par mot allemand, das Ding –> mot allemand par lequel Lacan indiquait la pulsion.

Pour Freud, pour le dire vite, ce qui est réel, à la fin, c’est la biologie. À la fin des fins.

Et si je veux encore rester dans le court-circuit, pour Lacan, à la fin des fins, ce qui est réel, c’est la topologie.

C’est-à-dire ce qui n’est nulle matière, qui n’est que pure relation d’espace ou même ce qui est un espace qu’on doit par rapport au nôtre marquer de négation, un n’espace, avec un n apostrophe qui indique ici qu’il ne s’agit de rien de sensible.

Oui, si dans L’identification Lacan utilise encore ces figures comme des illustrations ou comme des métaphores, s’il a, au-delà même de son Moment de conclure traqué, continué de traquer la topologie, c’est qu’il y a vu, qu’il y a situé dans son non-sens le réel.

Dans tout ce qu’énonce Lacan, les guillemets sont constants. Il ne s’exprime jamais à son Séminaire sans dire: « Si je puis dire…  Pour ainsi dire… Ce qu’on appelle… » Il prend tout avec des pincettes. C’est-à-dire qu’il prend tout justement comme des signifiants avec lesquels on essaie maladroitement de capter ce qu’il en est du réel. C’est d’ailleurs pourquoi je suis obligé quand je le mets en forme, d’en enlever sinon on ne peut plus lire la phrase. Enfin, entre « Ce qu’on appelle ceci » et »Ce que j’appelle ceci », on doublerait le volume. Mais j’en laisse suffisamment pour qu’on saisisse que c’est l’atmosphère même de son discours, l’essence même de son énonciation que de prendre les choses, prendre les mots, entre guillemets. C’est des façons de parler, et les façons de parler sont aussi des façons d’effacer ce dont il s’agit.

Mais parfois cette attitude, cette attitude propositionnelle, comme disait Bertrand Russell, cette attitude propositionnelle qui était celle de Lacan depuis toujours –  il a dit: « Je me faisais connaître, quand j’étais étudiant, j’étais celui qui disait: ce n’est pas tout à fait ça » – mais parfois – précisément, quand on se tient à cette discipline -, parfois c’est tout à fait ça. En particulier, c’est quand on trouve le mot juste et parfois, pour trouver le mot juste, il faut le déformer, il faut qu’il arrive à passer le mur du signifiant et du signifié, donc on ne passe pas le mur du signifiant et du signifié sans le déformer quelque peu, et parfois c’est tout à fait ça.Eh bien, en particulier, quand je dis, au nom de Lacan – il l’a dit une fois, deux fois -, quand je dis, au nom de Lacan: la topologie, c’est le réel, je le dis sans guillemets, au sens où pour Lacan, c’était tout à fait ça.

À la semaine prochaine.