Je me suis servi de mes mains la dernière fois pour vous mimer le rapport des deux cercles dont l’articulation est constituante de cet objet topologique qui s’appelle le tore, le premier de cet ordre, topologique, à avoir été introduit par Lacan dans la psychanalyse.
Cette topologie, c’est en quelque sorte un nouvel imaginaire inventé par Lacan, dans la mesure où il l’a pêchée dans les mathématiques pour nous exercer à de nouvelles formes. L’usage que je fais de cette expression de «nouvel imaginaire» est justifié ne serait-ce que parce que Lacan y a été conduit par un ouvrage dont David Hilbert, mathématicien de la fin du XIXe siècle, oracle des mathématiques, est l’un des co-auteurs, qui s’appelle La géométrie et l’imagination. C’est là que Lacan a pêché la bande de Möbius, le tore et le cross-cap, et il a donc fourni les psychanalystes de nouvelles ressources, c’est-à-dire essentiellement de nouveaux rapports, de nouvelles relations, mais représentables.
Et lui-même s’est exercé avec une vertu que j’admire, d’autant plus que là-dessus je ne suis pas son émule, à les dessiner dans ses séminaires. Il est d’ailleurs à noter – je crois l’avoir déjà fait dans ce cours jadis – qu’on ne trouve représentées ces figures topologiques dans aucun écrit de Lacan. Ce qui n’est pas dire qu’elles en sont absentes, elles sont là à titre de support et de support constant.
Il a écrit de cette topologie, dans « L’étourdit », ce que je plaçais sur le cercle que j’appelais cylindrique du tore. Ce dont je peux témoigner , c’est que, Lacan s’étant engagé dans la rédaction de cet « Étourdit » pour satisfaire à une demande qui lui était faite de contribuer à un recueil et ayant rédigé un certain nombre de pages – où vous retrouvez « ce qui reste oublié derrière ce qui s’entend » -, une fois achevée la rédaction de ces premières pages, s’était trouvé en carafe, me disant: je me demande par quoi je vais continuer. Plutôt que de laisser passer, j’ai pris ça au sérieux et je lui ai dit: au fond, vous n’avez jamais rien écrit sur la topologie, qui est pourtant pour vous si fondamentale. Il m’a dit: ça, c’est une idée. Et pour ce que j’en sais, vous devez le développement que vous trouvez sans aucune représentation concernant la topologie dans cet écrit à cette suggestion de ma part. Donc il se passait aussi bien d’en écrire, jusqu’à 1972.
Alors, la dernière fois, je vous ai invités à considérer que la spirale des tours enchaînés du cercle cylindrique, qui enserre le corps du tore, quand elle se boucle, dessine le cercle central du tore, celui qui communique, qui ne fait qu’un avec l’espace où est situé le tore. À la différence d’un ballon dont vous ne pouvez pas traverser la surface, que vous pouvez attraper, tenir, relancer, pour ce qui est du tore, il y a un trou au milieu, c’est ça, le trou central. Quand Lacan introduit le tore, il s’en sert aussitôt pour inviter à y représenter les tours de la demande, tours du cercle cylindrique qui, lorsqu’ils finissent par se rejoindre, dessinent le cercle qui enserre le trou central comme le trou de l’objet du désir. Et moi, je vous ai dit, j’ai utilisé cette représentation pour indiquer la relation du discours de Lacan dont les tours se sont poursuivis année après année, si je puis dire, perinde ac cadaver, jusqu’à la mort, par rapport à son objet, à ce dont il s’agit pour lui, et j’ai dit: le réel.
Je viens de mettre à la place de son objet ce dont il s’agit pour lui. C’est que le mot d’objet ne convient de façon simple en l’occasion. C’est que objet porte avec soi ce préfixe ob, qu’on a du mal, si je puis dire, à gober. Ob, en latin, c’est d’abord: devant, en face de. C’est ce qui nous vaut ces vocables dans notre langue: obstacle, objection – ce qu’on vous jette à la figure, l’obstacle sur lequel vous butez quand vous vous avancez – mais aussi bien l’oblation que vous offrez sous le nez de l’autre, avec les meilleures intentions du monde: je me réfère à ce que Freud a dit du cadeau, que j’avais évoqué -, c’est aussi l’obligation, l’obscurité, l’obscénité. Au fond, le français a privilégié dans le oblatin la valeur de: en face, à l’encontre de. Et on le retrouve aussi bien sous la forme oc, op, os ou simplement avec le o qui signale sa présence dans: occasion, comme dans omission. Et c’est ça, qui fait difficulté avec le mot d’objet quand je m’y réfère ici, car il ne s’agit pas de rien qui soit en face, comme vous, vous êtes ici en face de moi, et moi, en face de vous. Si j’ai dit « ce dont il s’agit », plutôt que « objet », c’est que mon propos visait quelque chose de l’ordre de la substance, la substance du discours de Lacan, au sens de ce qu’il y a dessous, sous les manifestations, sous ce qu’on en perçoit, sous les phénomènes. Mais enfin, Lacan a conservé le mot d’objet, quand il parle de l’objet petit a. Et précisément, ce n’est pas l’objet au sens de ce qui est en face. Il a commencé comme ça, parce que c’était aussi l’usage dans le discours psychanalytique d’entendre l’objet comme ce qui est en face. Si Lacan a maintenu pour le petit a le terme d’objet, c’est aussi parce qu’il a exploité une autre valeur du oblatin, qui signifie aussi: à cause de. J’ai vérifié dans mon Gaffiot que Cicéron dit: ob eam rem, à cause de cela; ob eam causam, pour cette raison.
Et c’est ainsi que Lacan a pu placer son objet petit a dans ses schémas, en particulier celui du discours de l’analyste, en-deçà, en arrière du sujet du désir et non pas en avant ; non pas comme l’objet qu’on vous met sous le nez pour vous attirer, mais comme l’objet qui par derrière cause votre désir. Et ce n’est pas par hasard qu’au premier pas que nous pouvons faire à propos du réel, nous tombions sur la notion de cause.
Il y a, pour le dire comme pourraient le dire les philosophes, une appartenance conceptuelle essentielle entre le réel et la cause. Et on pourrait en faire, quand on se sert du mot réel, le trait distinctif de l’adéquation du mot : le réel est cause.
Il n’est légitime de parler de réel qu’à condition que ce à quoi on attribue la qualité d’être réel est cause, cause d’un certain nombre d’effets. Et c’est pourquoi, dans cette perspective, j’ai pu dire que la question du réel était après tout naturelle, ce qu’il y a de plus naturel au monde pour un psychanalyste. J’aurais même pu dire que la question du réel est posée pour toute action qu’on dit thérapeutique, dans la mesure où il s’agit pour elle d’atteindre au réel comme étant le royaume, le règne, l’ordre de la cause, dans la mesure où on essaie d’obtenir des effets, des effets de transformation. Il faut donc bien pouvoir intervenir là où ça se joue, là où ça se décide. Et donc, en ce sens, la question du réel est instante, spécialement pour toutes les thérapies qui procèdent par la parole, et depuis l’invention de la psychanalyse, elles se sont multipliées – que ce soit sous une forme que nous pouvons juger dégradée n’est pas ici en question. La question du réel est instance pour toutes les parlo-thérapies – une façon de les nommer qui fait résonner le mot parlote.
En quoi la parlote peut-elle atteindre au réel ? Et que faut-il que ce réel soit pour qu’une parlo-thérapie ait des effets ? Je ne sais si là nous pouvons aller plus loin que l’axiome classique qui veut qu’il y ait une homogénéité de la cause et de l’effet, que cause et effet soient du même ordre. Enfin, si nous nous rangeons à cet axiome – au moins pour aujourd’hui – , si nous admettons qu’il faut que le réel soit du même ordre que ce qui a des effets sur lui, alors il faut que par quelque biais le réel subsiste de parole. J’ai introduit ça la dernière fois par un court-circuit, passant par Schelling, le jeune Schelling, celui qui, disait Hegel, a fait son éducation devant le public – tous les six mois, tous les ans, il changeait peu ou prou de doctrine – et qui a fait résonner cette question – lorsqu’il essayait, il était encore le propagandiste de Fichte, lui-même propulsé dans sa doctrine de la science par sa lecture de la Critique de la raison pratique de Kant, qui avait été pour lui le point de capiton pour réordonner la Critique de la raison pratique – cette question, qui est vraiment une haute et noble question : qu’est – ce qui à la fin est réel – en allemand, das Reale – dans nos représentations ? Et c’est sans doute, je peux m’avancer à le dire – tout simplement parce que j’ai été par un côté un ancien idéaliste passionné, enfin pas au sens clinique, au sens de l’histoire de la philosophie – , c’est la question la plus haute qui puisse être posée dans le cadre de l’idéalisme transcendantal. Et il y avait une partie de moi qui, en effet, dans mon jeune temps, cherchait la vérité entre Kant, Fichte, Schelling et Hegel.
Qu’est-ce qui est le réel ? Cette question est devenue instante dans la philosophie à partir de Descartes – Descartes à qui Lacan a fait retour pour essayer d’en déprendre son concept du sujet – , je dis instante au sens où c’est une question marquée par l’ urgence et par l’insistance. Celui qui a eu là-dessus l’aperçu le plus net, le plus clair, le mieux centré, c’est le nommé Heidegger, dans un article de 1938 qui s’appelle « L’époque des conceptions du monde » et qui souligne, indique que c’est à partir de Descartes qu’à proprement parler le monde est devenu une image conçue, une image conçue par le sujet – et il emploie le mot allemand de Bild , qui est à proprement parler l’image, le terme qu’on emploie quand on parle d’image spéculaire, en allemand c’est Bild , quand on parle de l’image originaire, on dit Urbild – , et que c’est à partir de Descartes que tout ce qui est-là, le discours philosophique nous invite à – ce n’est même pas à lui appliquer la catégorie de l’universel -, le rassembler. Le discours philosophique nous invite au rassemblement de tout ce qui est, au rassemblement de ce qu’on appelle en terme technique l’étant (pas avec un g , avec un t , les canards, c’est nous). Tout ce qui est, à partir de Descartes – au moins pour les philosophes, mais c’est solidaire de tout un ensemble – devient dans et par la représentation.
Pour en saisir la nouveauté, il faut penser que l’idée de se représenter, l’idée du monde comme représentation au sujet était tout à fait absente de la philosophie scolastique et, si l’on peut dire, de l’idéologie médiévale, où si le monde se soutenait, c ’était en tant que créé par le Créateur, avec un grand C . Ce n’était pas un monde représenté par et pour le sujet, c’était un monde créé par et aussi pour la divinité, et plaçant sous le signifiant Dieu la cause suprême.
J’évoque le Moyen-âge pour ne pas parler des Grecs, où ce qui est était était avant tout, au moins pour Platon, déterminé à partir de l’essence – et sans doute plutôt de la description plutôt que de la causalité. Enfin, ce qu’il y a de causalité en tout cas chez Platon, c’est un modèle optique qui l’indique, c’est plutôt la projection de silhouettes dans la fameuse caverne, par rapport à quoi, si on peut utiliser le terme de réel, le réel c’est l’Un, c’est l’idée du Bien, et les apparences sont les ombres portées. Enfin, j’y reviendrai après y avoir repensé.
La représentation – et ce terme est capital chez Freud, qui parle de la Vorstellung – , la représentation, inconsciente – malgré ce que Lacan s’est évertué à démontrer, on a du mal à gommer que chez Freud l’inconscient est tissé de représentations inconscientes – , la représentation émerge comme telle quand, ce que Heidegger appelle le monde – et c’est un héritage de la phénoménologie de Husserl – devient ce qui est convoqué par le cogito, quand le monde est ce qui doit monter sur la scène du sujet, si je puis dire, se présenter devant lui, et être évalué par lui. Nous avons cassé beaucoup de bois sur la tête des évaluateurs, mais c’est la faute à Descartes ! C’est là que ça a commencé d’évaluer ce qui est représenté selon son degré de réalité. Et précisément pour que le cogito émerge, il faut d’abord avoir révoqué, c’est-à-dire mis en doute, suspendu, raturé tout ce qui est représentation, c’est-à-dire reconnaître que là il n’y a point de réel.
Et c’est précisément ce qu’on appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il s’agissait d’un petit obsessionnel qui, tout en sachant que c’est là, se dit : mais peut-être bien, quand même… Rien à voir ! Ce doute, c’est la terreur ! C’est la terreur qu’exerce le sujet qui émerge comme seule instance qui résiste à la suspension de toute représentation en tant que vidée de réel. Et c’est ainsi que nous vivons encore à cette époque. L’homme, comme s’exprime Heidegger, devient le centre de référence de l’étant en tant que tel, et il étend cette notion de centre de référence jusqu’au-delà de l’individu en disant qu’à l’occasion, on constituera comme centre de référence de l’étant la société, l’histoire etc. Et c’est à l’époque, l’époque de la représentation, que devient nécessairement instante, je disais, la question : est-ce que tout cela n’est que rêve ? – ou cauchemar.
Est-ce rêve ou réel ? Alors, comme vous savez, une fois que cette opération de terreur sur la représentation a été réalisée, cette opération de terreur cartésienne, on peut dire que le monde est converti en représentation et récusé à ce titre-là. Au point qu’il ne reste que comme résidu, au fond de la bouteille, la lie de la bouteille, c’est le cogito, que lui, on n’arrive pas à éliminer avec les moyens du bord. Là, on obtient en effet une certitude, mais qui ne permet de rien se représenter. C’est à-dire ce cogito ce n’est pas une chose représentable, et on n’est pas non plus assuré de sa permanence, c’est une certitude mais instantanée, évanouissante, pour laquelle se pose la question : mais combien de temps ? Et donc, on ne peut pas reconnaître à ce cogito, malin, on ne peut pas lui reconnaître la qualité d’une substance, qui exige parmi ses attributs précisément la permanence, la permanence sous ses manifestations. C’est ce qui a tenté Lacan, pour le rapprocher du sujet de l’inconscient qui lui non plus n’est pas substantiel, tel qu’il le conçoit.
Autrement dit le cogito à lui tout seul n’assure pas qu’on puisse passer de la représentation au réel, il ne permet pas la transition de la représentation au réel. Et alors, pour obtenir ça, pour réaliser cette opération, il faut aller chercher, aller distinguer, parmi les représentations du sujet, une distinguée, spéciale, qui aurait la propriété exceptionnelle d’opérer la jonction de la représentation et du réel. Et, c’est la transition que Descartes expose dans la Troisième méditation, où il explique le statut singulier de l’idée de Dieu, et que cette idée a nécessairement un corrélat dans le réel, qu’elle ne peut pas être une fantaisie. Et donc, dans un contexte renouvelé par l’émergence du cogito , il récupère dans la scolastique quelque chose de l’ordre des preuves de l’existence de Dieu et il remet en fonction, disons pour simplifier, l’argument de Saint-Anselme, et une fois que c’est parti comme ça, on retrouve tout, tout ce qu’on avait bousillé au départ pour isoler le cogito , on respire, il y a l’idée de Dieu, elle ne peut pas ne pas avoir un corrélat réel, et dans l’idée de Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir être trompeur, parce qu’il est ce qu’il y a de plus réel et être de bonne foi est supérieur à être trompeur – tel quel – et donc on souffle et on voit revenir – je simplifie – tout ce qu’on avait mis en suspens au départ, on le voit revenir par le canal d’un grand Autre qui se pose là – il faut dire – et qui est, au fond, le passeur de la représentation au réel.
On ne dira pas que c’est un grand Autre supposé savoir, il est plus que ça, il est supposé dire la vérité dans la mesure où il décide de la vérité. Rien ne lui est supérieur, même pas la vérité, et c’est lui qui dit ce qui est vrai et ce qui est faux, donc il est éminemment le lieu de la vérité, au sens où il la produit. C’est ce qu’on appelle la doctrine de la création des vérités éternelles.
Voilà au fond, ce qui a émergé avec Descartes c’est à la fois la conversion du monde en représentation et puis le grand renfermement qui fait que tout rentre dans l’ordre par le biais d’un recyclage de la scolastique, un recyclage de la preuve de l’existence de Dieu.
Et, je vais vite, mais enfin, les cartésiens, les grands cartésiens qui pourtant ont différé de Descartes sur de nombreux points – que ce soit Malebranche ou Spinoza – au fond, reconnaissent au signifiant Dieu cette fonction de passeur de la représentation au réel, et que la représentation procède de Dieu. Alors, ils se distinguent de Descartes en ce que d’une certaine façon leur énonciation s’installe d’emblée au lieu de l’Autre. Ils se privent par là du pathétique de l’expérience cartésienne, ce pathétique auquel on peut être sensible quand on lit les Méditations : le sujet tout seul qui essaye de s’y retrouver, qui chemine péniblement, qui voit s’écrouler ses certitudes, ses croyances, puis l’ensemble de l’étant, pour finalement émerger réduit à une pointe, à partir de quoi tout se recompose. Les autres passent d’emblée au lieu de l’Autre, et ça donne, ce qui chez Malebranche s’appelle « la vision en Dieu », et chez Spinoza l’équivalence Deus sive natura : Dieu, autrement dit la nature, qui étend ce lieu de l’Autre à l’ensemble de l’étant.
Et donc, nous nous rapprochons de là où nous en sommes, avec Freud et avec la psychanalyse, à partir du moment où la connexion divine – je vous fais un cours de philosophie pour psychanalystes, mais enfin il faut passer par là, au moins pour ce que je veux dire cette année – , à partir du moment où cette connexion divine entre l’ordre de la représentation et le réel a été rompue. Et sans m’étendre, je dirais qu’elle est rompue à partir de Kant. C’est tout de même avec Kant qu’on sort décidément du Moyen-âge , c’est-à-dire qu’on – est on sorti du Moyen – âge ?, pas sûr… – , mais enfin on liquide le résidu scolastique de Descartes et c’est la valeur de maintenir ce qui a fait faire des gorges chaudes à des générations de philosophes et de non philosophes aussi, c’est ce qui fait la valeur de cette limite que Kant a posée en parlant de la chose en soi, de la chose en soi qui n’est justement pas pour le sujet, de la chose en soi qui est comme telle inconnaissable, qui est justement de l’ordre de ce qui, du réel, ne passe pas dans la représentation.
Et c’est à partir du moment où on n’a plus pu se servir du signifiant Dieu pour assurer la transition entre représentation et réel – et là-dessus Kant mobilise les ressources de la logique pour montrer que le raisonnement de Descartes sur l’idée de Dieu est un paralogisme, mais je passe là – dessus – , à partir du moment où c’est rompu, là devient instante la question du réel, telle qu’elle résonne dans la phrase du jeune Schelling: Qu’est ce qui à la fin est le réel dans nos représentations ? – si Dieu n’est plus là pour assurer la transition.
Vous m’excuserez de rester dans le registre encore de l’histoire abrégée de la philosophie. Au fond, pour nous, à partir de là il y a eu deux grandes voies. Il y a eu la voie de Hegel ou il y a eu la voie de Schopenhauer. Schopenhauer qui vouait à Hegel une détestation particulière, et Schopenhauer qui genuit Nietzsche, qui engendre Nietzche. Il y a donc là tout un courant de la pensée philosophique. Je dis un mot rapide sur Schopenhauer parce qu’il est tout à fait absent des références de Lacan, clairement Lacan a pris son départ sur le versant de Hegel, c’est chez Platon et chez Hegel qu’il a trouvé avec la notion de la dialectique à asseoir l’opération de la psychanalyse – mais jetons un œil du côté de Schopenhauer.
Schopenhauer dit les choses dans le titre de son grand livre : Le monde comme volonté et comme représentation. Le premier livre, c’est Le monde comme représentation, le second livre c’est Le monde comme volonté. Et ce qu’il appelle la volonté, pour simplifier les choses, c’est un des noms du sujet. Et au fond, Schopenhauer assume la scission de la représentation, de l’ordre logique qu’elle emporte avec elle, pour que ça tienne, et du sujet, qui est autre chose, et qui chez lui porte ce nom de volonté, et qui est un héritage lointain de la Critique de la raison pratique. Je dirais au fond, Schopenhauer, son livre I, c’est la Critique de la raison pure, revisitée, et son livre II c’est la Critique de la raison pratique, et il explique que ce sont deux ordres distincts. Le livre I de Schopenhauer commence : « Le monde est ma représentation », et c’est la phrase qui traduit ce que Heidegger plus tard appellera le monde comme image conçue . C’est le monde qui a commencé avec Descartes. Et que le monde soit ma représentation c’est le mode de toute expérience possible et imaginable : tout ce qui existe, existe pour le sujet, l’univers entier n’est qu’objet, n’est objet qu’à l’égard d’un sujet. Au fond, il traduit d’une façon extrêmement compacte le ob de l’objet, au sens de : en face, et l’étend à l’ensemble de ce qui existe. Alors, ce qui me frappe chez Schopenhauer, c’est plutôt la simplicité, alors, évidemment, c’est même tellement simple que ça tiendrait sur deux, trois feuilles de papier – il écrit six cent pages – c’est parce que c’est un admirable rhéteur qui apporte indéfiniment des preuves à l’appui, mais l’armature a la simplicité que j’ai dite. Le livre II, Le monde comme volonté, c’est l’exaltation du sujet, et ce que Kant réservait comme le réel inconnaissable de la chose en soi, Schopenhauer l’appelle la volonté, la volonté du sujet, qui n’est pas représentable mais qu’on peut rejoindre, dont on peut s’approcher à travers la contemplation, sur le mode platonicien, et qui s’exprime spécialement dans la vie – la vie qui est autre chose que simple représentation. Ce que la volonté veut, c’est la vie, et il installe comme catégorie centrale du sujet le vouloir vivre. C’est là-dessus, dans ce sillage que s’inscrira Nietzsche, en graduant le vouloir vivre, les ennemis du vouloir vivre, et qui célébrera au contraire la carrière donnée au désir et à ce vouloir vivre.
Ce qui conduit par exemple Schopenhauer à faire une place spéciale dans ce livre II à ce qu’il appelle l’acte de la procréation . Il n’y a pas beaucoup de philosophes qui ont fait cette place à l’acte de la procréation. Il y a Aristote qui lui a fait une place, mais il a fait une place à tout. Dans son histoire des animaux, évidemment il y a une place pour la procréation. Mais chez Schopenhauer, c’est distinct, il considère quand même que l’acte de la procréation est une incarnation tout à fait distinguée du vouloir vivre. Et il va jusqu’à évoquer la jouissance charnelle, où la volonté de vivre montre qu’elle dépasse la vie de l’individu, qu’elle est transindividuelle.
Les exégètes d’ailleurs ont remarqué cette place que Schopenhauer donnait au rapport des sexes dans deux, trois pages fulgurantes, et ça les avait conduits à penser que Freud avait peut-être compulsé Schopenhauer, ce qui ne semble pas être le cas. En tout cas, Lacan est allé vers Hegel. Il n’est pas allé de ce côté là, il n’est pas allé du côté Schopenhauerien qui constate la scission entre ce qui est de l’ordre de la représentation et de l’ordre du vouloir vivre, entre ce qui est de l’ordre de la représentation et ce qui est de l’ordre du réel sans représentation qui est le vouloir vivre, que Kant désignait comme la chose en soi.
Lacan est allé vers Hegel. Il est allé du côté où, tout de même, il y avait une équation entre le rationnel et le réel, et, entendons-nous bien, sur ce que Hegel dit dans sa préface: « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». La deuxième partie, Lacan n’a pas insisté dessus ou l’a récusée, mais « tout ce qui est réel est rationnel », au fond, c’est armé de ça qu’il est entré dans la psychanalyse.
Alors entendons-nous sur ce qu’est ici le réel. Dans sa préface à la Phénoménologie de l’esprit, Hegel n’emploie pas le mot Reale pour dire réel. Il emploie le mot Wirkliche , qui désigne ce qui est effectif ou actuel, dont l’étymologie le lie à wirken : ce qui est actif ou effectif, et on trouve aussi le mot Wirkung, qui veut dire effet. Donc ce que Hegel désigne, c’est le réel en tant que ce qui a des effets, le réel en tant que ce qui est cause. Ce n’est pas le cas de la chose-en-soi kantienne. La chose en soi kantienne, on ne peut pas déduire comme ses effets les phénomènes, puisque précisément il y a la constitution a priori des catégories, on n’a aucune idée de comment opérerait la chose en soi. Au fond, c’est de ça qu’on s’est moqué chez Kant, que la chose en soi fasse dodo. Elle est en soi, elle n’y est pour personne, si je puis dire, elle est tout le temps dans l’escalier. Alors qu’ici le réel dont il s’agit, c’est un réel qui a des effets et auquel on accède par la raison parce qu’il est rationnel de bout en bout. Et si je voulais encore simplifier, je pourrais répartir, comme on le faisait dans l’Antiquité, Hegel et Schopenhauer comme Héraclite et Démocrite, Hegel qui rit et Schopenhauer qui pleure. Schopenhauer le pessimiste, pour qui ça ne peut pas bien se terminer, et Hegel pour qui, continuellement, opère la rationalité du réel, à la fin des fins, à la fin de toutes les ruses, qui a l’idée – en tout cas ça a été lu comme ça – d’une grande réconciliation dans le Savoir absolu – Schopenhauer jouant une sorte de Zazie qui dit : « Savoir absolu, mon cul ! », et Nietzsche reprend ça.
Donc il y a deux grandes familles d’esprit depuis lors, dans la philosophie, les pessimistes et les optimistes. Je simplifie pour vous laisser un souvenir autre que la domination exclusive de Hegel sur les esprits à partir de Lacan. J’essaie de gonfler un peu la figure de Schopenhauer qui n’a pas la même place et je la renforce du soutien de celui qui s’ est présenté comme son disciple, à savoir Nietzsche, d’où procède toute la filière anti-hégélienne de la pensée qui a débouché en France, au XX ° siècle , chez Georges Bataille, Blanchot, Deleuze, et d’autres…
Et donc, à partir du moment où le réel est saisi comme Wirkliche – et évidemment Lacan y a vu la faveur qu’on trouve Reale et Wirkliche dans le texte de Freud donc, il l’a fait valoir – , à partir du moment où on saisit le réel comme Wirkliche, on détermine évidemment une hiérarchie de ce qui existe, dans ce qui est.
Au fond, il y a une ontologie basse – les entités apparentes, contingentes, transitoires, d’une façon générale les entités sous-développées du point de vue de la raison, qui dépendent d’autres entités, les entités parasites en quelque sorte, ou simplement possibles, qui peuvent exister ou ne pas exister. Et puis, il y a ce qui est, au sens fort, ce qui absorbe ces conditions d’existence, c’est-à-dire se présente comme nécessaire et qui a développé sa nécessité jusqu’à une forme supérieure d’être.
On ne peut pas dire que Hegel simplement bénissait tout ce qui était, au nom de ce que c’était wirklich. Il faisait au contraire dans ce qui est des distinctions entre ce qui n’est qu’apparent, ce qui n’a pas développé la nécessité de son existence, et les formes pleines de l’être ; et d’une certaine façon au sommet, restant un Dieu qui a opéré à travers les ruses de la raison un absolu qui est en quelque sorte substantiel au sens du Dieu de Spinoza, qui est une réédition du Dieu de Spinoza.
Alors, j’ai dit tout ça pour en venir à souligner, au contraire de ce qu’on rabat de façon approximative et grossière sur le structuralisme, ce qui est en jeu dans le structuralisme de Lacan.
Ce qui est en jeu dans le structuralisme de Lacan, qui bien entendu se déprend de Jakobson et de Lévi-Strauss, c’est la question du réel. Ce que Lacan a trouvé dans la structure, c’est une réponse à la question du réel qui lui a parue opératoire dans la psychanalyse, pour passer de la parlote au réel, et qui l’a conduit à poser que ce qui est réel et ce qui est cause dans le champ freudien, c’est la structure du langage. Et, au fond, je me dis qu’en écrivant dans mon très jeune temps un article après une première lecture de Lacan, qui s’appelait « Action de la structure », au moins j’avais saisi ça, c’est-à-dire en quel sens chez Lacan, la structure, c’est le réel. Alors, il prend le réel, le symbolique et l’imaginaire – Lacan a pêché ça, en effet, dans une page de Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », et il en a fait une conférence qui précède la scission de 1953 et son premier séminaire public. Vous la trouvez, cette conférence, rééditée dans le petit opuscule que j’ai intitulé « Des Noms-du-Père », puisque Lacan a dit plus tard que Réel, Symbolique, Imaginaire c’étaient, au fond, les Noms-du-Père, ou des Noms-du-Père.
Et donc, on prend comme acquis – acquis, à qui, à qui est-ce? – la tripartition réel, symbolique, imaginaire.
Au fond, elle est validée par l’usage que nous en faisons et la clarification qu’elle apporte aux phénomènes auxquels nous nous confrontons dans l’expérience analytique. Mais enfin, quoique Lacan dans la dernière partie de son enseignement se soit appliqué à les mettre sur le même plan, si je puis dire, comme des ronds de ficelle, au départ il n’en est rien. Il y a une tripartition et une hiérarchie ontologique entre ces trois termes.
D’abord, la tripartition permet d’exclure le réel, au sens de Reale, ce qui ici veut dire au sens du donné, de ce qui est naturel. Ça exclut en même temps ce qu’il y aurait de substantiel dans le corps. Ça veut dire : ne paraît dans le champ freudien que l’étourdit, que les tours du dits, le reste n’est pas pris en compte. On ne va pas s’occuper de : Ah, vous me dites ça de votre père, eh bien allons interroger votre père pour connaître son point de vue, quand même. Ce qu’on fait très naturellement dans la thérapie familiale ou il s’agit de se mettre d’accord sur ce qui s’est passé, de trouver, de faire la part des choses, c’est un exercice de négociation, c’est une thérapie par négociation. On deale. L’exclusion du réel c’est de dire : tout cela est très légitime, mais ça ne fait pas partie du champ freudien. On ne dit pas: Ah bah, si c’est comme ça, amenez-moi votre mère et je vais… Bon, ça vous paraît tout naturel, mais c’est traduit par : on se fie à ce que vous dites, on se fie aux mensonges que vous dites, on considère que les mensonges que vous dites sont plus précieux que toute les vérifications qu’à l’occasion les analysants entreprennent, ils vont vérifier sur leur lieu de naissance, interroger les voisins pour savoir si vraiment… Bon, en général ça ne donne pas grand-chose. Donc l’exclusion du réel traduit bien quelque chose de concret, qui pour nous est tellement évident que, justement, il y a besoin de le conceptualiser.
Le symbolique, disons, je l’ai dit la dernière fois, c’est un des noms du réel. C’est le réel comme Wirkliche, c’est le réel comme cause. Et tout ce qui reste comme image de Lacan, dans l’opinion, ce par quoi il a marqué, c’est précisément comme celui qui a montré en quoi le symbolique était réel, en quoi c’était ce qu’il y avait de plus réel dans la psychanalyse et dans la constitution de sujet.
Quant à l’imaginaire, d’où Lacan est parti avant de commencer son enseignement à proprement parler, lorsqu’il le commence, au gré du symbolique, il s’attache à montrer justement que l’imaginaire c’est quand même un moindre être. C’est-à-dire que l’imaginaire précisément est de l’ordre de la représentation, est de l’ordre de la Bild, et que même quand des images paraissent maîtresses, paraissent gouverner, elles ne tiennent leur puissance sur le sujet que de leur place symbolique. Et comme je l’avais dit au début de ce cours jadis, l’opération de Lacan était vraiment de montrer comment tous les termes utilisés par les analystes dans le registre imaginaire ne trouvaient leur vraie place qu’à être retranscrits en termes symboliques. Alors, c’est là que le choix hégélien de Lacan, l’orientation hégélienne première de Lacan, lui permet en fait d’inscrire la psychanalyse dans le registre de la science, parce qu’elle lui permet de dire que le réel dont il s’agit dans la psychanalyse, c’est un réel structuré. Et il le dit sous la forme: « L’inconscient est structuré comme un langage » , qu’on a répétée comme la formule lévitatoire. Mais ça n’a de sens, lacanien, qu’à condition de saisir que l’inconscient est réel ! Alors ça, évidemment Lacan l’a gardé pour lui, il ne l’a lâché, écrit, que dans son tout dernier texte que j’ai longuement commenté jadis, sa « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », qui est le dernier des Autres écrits, dans une parenthèse: « l’inconscient s’il est ce que … soit réel.»
« Notons que la psychanalyse a, depuis qu’elle ex-siste, changé. Inventée par un solitaire, théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire), elle se pratique maintenant en couple. »
Et le choix hégélien de Lacan est tout à fait cohérent avec son structuralisme, alors que les structuralistes communs, si je puis dire, étaient tout naturellement anti-dialecticiens et anti-hégéliens, plutôt positivistes, et Lévi-Strauss a poussé ça très loin – il était tout prêt à naturaliser la structure. C’est pour ça que nos rêveurs soi-disant néo-scientistes peuvent tout à fait s’aboucher avec lui là-dessus. Mais pour Lacan, le « Tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel se traduit dans la proposition: Il y a du savoir dans le réel. Ce qui est, au fond, le postulat scientifique, depuis Galilée, que la nature est écrite en signes mathématiques. Et à cet égard, l’inconscient, pour Lacan, c’est une structure, c’est-à-dire un savoir, dans le réel, il s’agit de savoir lequel, mais il y a du savoir dans le réel. Et c’est par là qu’il a pu penser que la psychanalyse rejoignait la science, et qu’il a fait appel à la topologie pour exhiber le réel de la structure.
J’ai pêché ça dans le Séminaire des Problèmes cruciaux:
«La topologie que je construis pour vous est quelque chose qui est à entendre à proprement parler comme le réel. Fût-ce le réel dont l’impossible est une des dimensions et peut être la dimension propre et essentielle».
La topologie pour Lacan c’était, la topologie qui est au fond… – la topologie n’est pas représentation, elle représente ce qui est en fait des formules mathématiques, des relations mathématiques, un savoir – et pour Lacan ce savoir-là correspond à ce qu’exige la structure du langage. Et si l’on veut – alors, ça a été, cette catégorie du réel que je présentais comme bien naturelle, au départ, pour le praticien, et dont en même temps je montre la genèse de sa question à travers une vue de surplomb de plusieurs siècles de philosophie – , la promotion de la catégorie du réel par Lacan, qui n’a fait que monter en puissance au cours de son enseignement, est évidemment arrivée comme une surprise pour ses élèves. Et pendant longtemps ils n’ont pas pu s’y faire, puisque tout avait commencé par l’exclusion du réel, et qu’en français on ne fait pas la différence de Reale et de Wirkliche , et ils n’avaient pas saisi que la structure était pour Lacan un des noms du réel. Et « Fonction et champ de la parole et du langage » – premier écrit de Lacan qui le lance dans son enseignement – célèbre la puissance de la structure et essentiellement sa puissance combinatoire.
Et Lacan voit – c’est comme ça qu’il comprend, c’est sa version du rationnel hégélien – c’est cette puissance combinatoire dont il fait le ressort propre de l’inconscient, c’est-à-dire le support de la causalité même dont il s’agit dans l’inconscient. Et évidemment, c’est essentiel pour lui de lier structure et combinatoire, et il ne cesse pas, quand il présente des structures, d’en démontrer les combinaisons, les permutations – c’est ce qu’il fait quand il vous présente privation, frustration, castration, avec les catégories de l’agent, de l’objet et du manque, il vous fait un tableau et il fait parfaitement permuter les termes. Des années plus tard, ce sera les quatre discours et de même on voit quatre éléments permutant sur quatre places.
Il est essentiel pour Lacan d’accentuer le caractère combinatoire de la structure, c’est-à-dire, ses potentialités de déplacement, parce que c’est justement ce qui fait le joint entre structure et dialectique. Alors que, on peut dire, il est le seul à faire cette jonction et qu’au contraire d’une façon générale les structuralistes ont été anti-dialecticiens. Et c’est par là aussi que tout en étant structuraliste, il peut dire que l’inconscient est histoire parce qu’il voit l’histoire comme le déploiement d’une combinatoire. Par rapport à quoi l’imaginaire – au fond, on a, si vous voulez, du côté du symbolique, on a à la fois la structure, la combinatoire, la dialectique, l’histoire, et il reste pour l’imaginaire la fixation, l’inertie, que dans son optimisme premier Lacan voit comme n’étant que des ombres qui seront maniées dès que les termes symboliques vont tourner, et c’est le trait le plus manifeste du premier enseignement de Lacan, je dirais, c’est son triomphalisme optimiste, qui tranche évidemment avec ce qu’il a distribué d’atroce pessimisme dans son dernier enseignement.
On a là une inversion complète puisqu’on est au contraire partis avec les trompettes du triomphe du symbolique sur l’imaginaire. Et à cet égard, au fond, Lacan classait la jouissance, je dirais pour terminer, il classait la jouissance du côté de l’imaginaire. Ça n’entrait pas à proprement parler dans le réel. Pour lui, la jouissance était un effet imaginaire et il ne retenait du corps, étant donné son point de départ à lui qui était « Le stade du miroir », il ne retenait du corps que sa forme, et disons la jouissance de la forme imaginaire du corps, de l’image du corps. Et donc encore, dans son écrit sur Schreber, dans ses schémas, la jouissance est qualifiée d’imaginaire et donc il est supposé qu’elle est destinée à obéir au doigt et à l’œil au prochain déplacement du symbolique. Et donc, on peut dire qu’il y a comme une promesse de résorption de l’imaginaire qui est proférée par Lacan, et je dirais, une domination – je m’expliquerai la prochaine fois – , une domination de la vérité sur le réel, ou mieux même, l’idée que dans la psychanalyse le vrai, c’est le réel. Et le drame de l’enseignement de Lacan, et peut-être le drame du praticien aussi, tient dans le décrochage du vrai et du réel, dans ce qui s’isole de Reale, qui échappe à la puissance du Wirkliche.
C’est toujours ce qui revient à la même place, c’est la première définition de Lacan, et quand il disait : le réel c’est ce qui revient à la même place, c’était disqualifiant, ça revient à la même place et, comme les astres, c’est aussi stupide, si je puis dire. À cet égard, quand il qualifiait le réel de ce qui revient à la même place, ça l’opposait à la puissance dialectique. Dans la dialectique, on n’arrête pas de changer de place et de costume – je ne vais pas le faire – on retourne sa veste, l’être se convertit en non-être et puis…. Bon.
Au contraire, le réel, c’est vraiment : Vous m’avez sonné ? et, stupide, à la même place. Et évidemment, il y a dans l’enseignement de Lacan la redécouverte que le corps a un statut que n’épuise pas l’imaginaire, que n’épuise pas la forme, que n’épuise pas la vision du corps. Et le lieu où ça se joue, où se joue cet enjeu de la question de Schelling : qu’est ce qui à la fin est le réel ? , ce lieu dans la psychanalyse, c’est le fantasme, c’est vers ce point que converge l’interrogation de Lacan, c’est à l’idée de traversée du fantasme qu’au fond il aboutit, pour aussitôt démentir cette conclusion. En quelque sorte la passe a été pour lui un moment de conclure sur la fin de l’analyse. Et de la même façon que dans son séminaire il a continué de parler après ce qu’il avait annoncé comme moment de conclure, dans son élaboration aussi il s’est trouvé contraint d’aller au-delà du fantasme et de sa traversée.
Et, au fond, débouchant sur un clivage de la vérité et du réel qui, il faut bien dire, était le symétriqu inverse du triomphalisme, de l’optimisme de son départ.
Et donc, je disais que nous avions Hegel qui rit et Schopenhauer qui pleure, eh bien, dans le Séminaire de Lacan, nous avons Lacan qui rit et Lacan qui pleure ; à lui tout seul, il assure tous les personnages du répertoire.
Je continue encore la semaine prochaine.