VI. De l’ontologie à l’ontique – 9 mars 2011

Bon. Aujourd’hui, je vais solder un vieux compte que j’ai avec Lacan depuis mes 20 ans. Quelque chose m’avait produit un certain déplaisir jadis, que je n’avais eu l’occasion d’aborder avec lui. M’enfin, c’est resté et ça s’inscrit bien dans ce que je trace cette année. Ça remonte à un moment très précis qui est indiquable dans le Livre  XI des Séminaires, les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

A la fin du chapitre II, à l’époque où Lacan laissait s’exprimer quelques auditeurs, vous verrez, par extraordinaire, que les questions et les réponses manquent. Ça n’a pas été transcrit  (peut-être que ça va réapparaître maintenant). C’était la première fois que je m’adressais à Lacan (en public, je l’avais vu une première fois rue de Lille, non, c’était après, donc, c’était la première fois que je m’adressais à lui).  Et il a fait une réponse à cette question que l’on peut trouver au début du chapitre III, la semaine suivante, on peut apercevoir de quoi il s’agissait. Il a été fort gentil avec moi. Ensuite,  il a même fait un petit mot à mon mentor, Althusser qui disait : « Plutôt bon, votre gars. » J’étais de ceux qui se dénommaient Althusseriens.

Lacan résume ma question dans ces termes (Jam lit) :



« La semaine dernière, mon introduction de l’inconscient par la structure d’une béance a fourni l’occasion à un de mes auditeurs, Jacques-Alain Miller, d’un excellent tracé de ce que, dans mes écrits précédents, il a reconnu comme la fonction structurante d’un manque, et il l’a rejoint par un arc audacieux à ce que j’ai pu désigner, en parlant de la fonction du désir, comme manque-à-être.
Ayant réalisé cette synopsis qui n’a sûrement pas été inutile, au moins pour ceux qui avaient déjà quelques notions de mon enseignement, il m’a interrogé sur mon ontologie.
Je n’ai pas pu lui répondre dans les limites qui sont imparties au dialogue par l’horaire, et il aurait convenu que j’obtins de lui tout d’abord la précision de ce en quoi il cerne le terme d’ontologie. Néanmoins, qu’il ne croie pas que j’ai trouvé du tout la question inappropriée. Je dirai même plus. Il tombait particulièrement à point, en ce sens que c’est bien d’une fonction ontologique qu’il s’agit dans cette béance, par quoi j’ai cru devoir introduire, comme lui étant la plus essentielle, la fonction de l’inconscient.
La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique. J’ai insisté sur ce caractère trop oublié — oublié d’une façon qui n’est pas sans signification — de la première émergence de l’inconscient, qui est de pas prêter à l’ontologie… »
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse

Et Lacan aborde le cours de la semaine en soulignant que la « la béance de l’inconscient mérite d’être dite pré-ontologique » [être/non-être… non-réalisé]

Y a quelque chose, déjà à l’époque qui m’a agacé, c’est que ça n’était pas moi qui amenait le terme d’ontologie. J’avais dégoté le « manque-à-être »,  mais l’expression sous sa plume de « manque ontologique», on la trouve dans la « Direction de la cure ». C’est parce que je trouvais ce terme déplacé que j’avais interrogé et poliment pris à partie Lacan sur son usage d’ontologie.

Mais, on trouve une autre référence dans les Autres écrits, p. 426, dans « Radiophonie » :

« D’où je fis retour au réel de l’ENS, soit de l’étant (ou de l’étang) de l’Ecole normale supérieure où le premier jour que  j’y pris place je fus interpellé sur l’être que j’accordais à tout ça (par jacques-alain miller donc). D’où je déclinai à soutenir ma visée d’aucune ontologie.
C’est qu’à ce qu’elle fut, visée, d’un auditoire à rompre à ma logie, de son onto je faisais l’honteux.
Toute onto bue maintenant, je répondrai, et pas par quatre chemins ni par forêt à cacher l’arbre.
Mon épreuve ne touche à l’être qu’à le faire naître de la faille que produit l’étant de se dire.
« 

[… on croirait que parce qu’il se trouvait dans une école de philosophie… copinage excessif des normaliens reproché à Lacan….]

… « D’où je déclinai à soutenir ma visée d’aucune ontologie »  – alors que c’était lui,  l’ontologue

… de son ontologie, » je faisais l’honteux« , dit-il –   « L’honteux ».  Donc, il s’était passé quelque chose.

… « je répondrai, et pas par quatre chemins »  –  Pas « par quatre chemins » ! Pour sûr, on était en en 1970 –  quand je lui avais posé la question en 1964 !

Voilà ce que je voudrais mettre au programme aujourd’hui. La difficulté avec l’ontologie, la doctrine de l’être – s’il faut le préciser -,   Lacan a eu un problème avec l’ontologie. Et ce n’est pas un débat secondaire. C’est une question centrale. Elle se règle dans le cours de son enseignement par un recours au terme qui lui est polairement opposé : l’ontique. L’ontique concerne l’étant, à savoir – ce qui est.

Donc, voilà, le chemin à parcourir.

La catégorie dont nous faisons usage, la catégorie du réel, ne se dégage avec sa puissance conceptuelle qu’à la condition de cerner, limiter la fonction de l’être.

*

Voilà, pour se remettre ce ce début, où je souligne ce qui a pu m’agacer dans les énoncés de Lacan, je vais vous lire quelques lignes, non sans accents poétiques, d’un texte sur les affinités des mathématiques et du réel, d’un professeur pour lequel Lacan n’a eu que des sarcasmes, sans doute trace d’une dilection de jeunesse. Comme ça avait d’ailleurs été le cas pour Paul Valéry [ dont on sait par… (ex femme?) qu’il n’avait pour lui que des louanges dans sa jeunesse]. Jam lit:

« Le mathématicien ne pense jamais sans objet. Je dis bien plus ; je dis que c’est le seul homme qui pense un objet tout nu. Défini, construit, que ce soit figure tracée ou expression algébrique. Il n’en est pas moins vrai qu’une fois cet objet proposé, il n’y a aucune espérance de le vaincre, j’entends le fondre, le dissoudre, le changer, s’en rendre maître enfin, par un autre moyen que la droite et exacte connaissance et le maniement correct qui en résulte. Le désir, la prière, la folle espérance y peuvent encore moins que dans le travail sur les choses mêmes, où il se rencontre bien plus qu’on ne sait, et enfin une heureuse chance qui peut faire succès de colère. Un coup désespéré peut rompre la pierre. L’objet du mathématicien offre un autre genre de résistance, inflexible, mais par consentement et je dirais même par serment. C’est alors que se montre la nécessité extérieure, qui offre prise. Le mathématicien est de tous les hommes celui qui sait le mieux ce qu’il fait. »
Alain, Esquisse de l’homme, 1927, « Le mathématicien »,  24 juin 1924.

L’auteur, c’est ce personnage éminent de la III° République, qui fut le penseur de référence du parti radical alors à son apogée, enseignant de khâgne à Henri IV et  qui se choisit comme pseudonyme tout simplement  Alain.

[ Écrivit « Mars ou la guerre jugée » , fut engagé  volontaire durant la guerre 1914-18. On peut dire qu’il s’agit là de l’ouvrage d’un guerrier  appliqué en référence à  Jean Paulhan – Le guerrier appliqué ]

« Le mathématicien est prolétaire par un côté. Qu’est-ce qu’un prolétaire ? C’est un homme qui ne peut même point essayer de la politesse, ni de la flatterie, ni du mensonge dans le genre de travail qu’il fait. Les choses n’ont point égard et ne veulent point égard. D’où cet œil qui cherche passage pour l’outil. Toutefois il n’existe point de prolétaire parfait; autant que le prolétaire doit persuader, il est bourgeois ; que cet autre esprit et cette autre ruse se développent dans les chefs, et par tous les genres de politique, cela est inévitable et il ne faut point s’en étonner. Un chirurgien est prolétaire par l’action, et bourgeois par la parole. Il se trouve entre deux, et le médecin est à sa droite. Le plus bourgeois des bourgeois est le prêtre, parce que son travail est de persuader, sans considérer jamais aucune chose. L’avocat n’est pas loin du prêtre, parce que ce sont les passions, et non point les choses, qui nourrissent les procès.»
Ibid., Alain

Il invente de définir le mathématicien comme un « prolétaire ». Dans le travail du mathématicien,  il n’y a en effet pas de place pour la politesse, la flatterie, les mensonges, on a affaires  aux choses et non aux passions, on n’a pas à plaider. C’est une philosophie qui oppose parole et action.

[ chance…]

Quand on a affaire à ce qu’il appelle les passions, on les dirige par la rhétorique, on s’y rapporte par l’art du bien dire. Et d’ailleurs quand on cherche à recomposer la théorie des passions d’Aristote, on va d’abord voir dans sa rhétorique, c’est-à-dire l’art d’émouvoir. L’objet du mathématicien lui ne se laisse pas émouvoir. Il est rebelle, rétif à toutes les afféteries, les blandices de la parole.

Opposition entre le rhéteur et le mathématicien.

Le désir, la prière, la folle espérance ne peuvent rien sur l’objet.

Et quand Lacan dit « Je suis un rhéteur », il ne s’agit non pas là d’une déclaration de son goût, sinon que le psychanalyste à affaire à une chose qui se meut et se meut par la parole.

La chose du psychanalyste est à l’opposé de l’objet du mathématicien.

L’inconscient est mu par la parole.  La formation du psychanalyste – quand il y a formation, apprentissage, c’est avant tout une forme rhétorique. Quoi dire, et ne pas dire? On apprend comment agir par la parole sur les passions. c’est-à-dire sur le désir qui les résume toutes.

*

Quand Lacan s’intéresse à la linguistique, c’est  en vue d’une pratique rhétoricienne. Et au moment de la réduction opérée sur la rhétorique par Jakobson à  la polarité  métaphore / métonymie, Lacan dit « Eurêka! J’ai trouvé ce dont j’avais besoin!  »

La psychanalyste à affaire à une chose qui s’émeut par la parole, que Lacan définit comme « la chose freudienne », une chose qui prend la parole.

Et dans son écrit qui porte ce titre, il l’a fait parler d’elle-même :  « Moi, la vérité, je parle ». Un objet mathématique ne dira jamais ça. C’est parce que la chose freudienne parle qu’on peut parler avec elle. L’analyste est supposé savoir la faire parler et parler avec elle

Il suffit de se référer à l’expérience du rêve.

A  la façon dont le rêve est mémorisé,  les veilles de reprise de l’analyse,  ou quand on a, en début d’analyse,  des  rêves qui émergent, on se dit que c’est le signe que la chose est émue.

Ensuite, le style des rêves au cours de la cure se modifie. Ainsi une jeune fille, une jeune femme était-elle arrivée chez moi avec des rêves tous aquatiques et glauques, faits de puits et de glissades dans des mers opaques. Puis, elle prenant goût à raconter ses rêves (et après que j’ai eu repéré quelque chose), nous avons assisté tous les deux à la façon dont le rêve changeait de style – s’introduisait une personne, une autre, des objets, tout un petit monde… en même temps qu’elle se dégageait de l’emprise d’un désir qui inhibait chez elle, y compris son développement intellectuel.

Il y a une ductilité du rêve à la situation avec l’analyste, élaboration d’un véritable dialogue qui peut s’avérer de tromperie (cf. Lacan, sa lecture de la jeune homosexuelle), mais on est avec les rêves dans le sentiment de toucher du doigt la chose qui parle.

La chose freudienne, Lacan la définit comme vérité .

–> « Ça parle! » , il en fait  le mot essentiel de la découverte de Freud.

Le symptôme est une parole qui est appartient à l’ordre du langage. Là où ça souffre, ça parle, le symptôme est structuré comme un langage, c’est une parole qui appartient à l’ordre du langage, parole refusée méconnue, appel à l’inconscient, qu’il s’agit de faire revenir.

Le secret du « ça parle »  se traduit en termes métapsychologiques, si je puis emprunter à la deuxième topique de Freud : le Ça n’est pas autre chose que l’Inconscient. Les deux se confondent. Et le premier enseignement de Lacan est édifié sur cette confusion. Ce qui est déterminant pour le sujet, c’est la parole en tant qu’elle crée la vérité. La créant, elle peut l’entraver cette vérité aussi bien. Le réel est dehors et  l’imaginaire… ça n’est que « ombres et reflets » (voir p. 11 de la « Lettre volée »).

Je simplifie sans doute, mais à peine, en traduisant ça : avec la parole tout est possible.

Si l’inconscient est symbolique – eh bien, tout est possible. C’est-à-dire nous sommes, c’est,  disons – l’atmosphère d’un monde sans réel, d’un monde conquérant.

C’est le Lacan des débuts. Je ne critique pas, il fallait sans doute ça à cette époque pour faire sauter le bouchon sur l’analyse, il fallait sans doute cette éclipse du Ça.

désir d’argumenter. Les arguments on les trouve toujours. Ce qui compte c’est de saisir la cause de ce que Lacan défend.

« Ce jeu signifiant de la métonymie et de la métaphore, jusque et y compris sa pointe active qui clavette mon désir sur un refus du signifiant ou sur un manque de l’être, et noue mon sort à la question de mon destin, ce jeu se joue, jusqu’à ce que la partie soit levée, dans son inexorable finesse, là où je ne suis pas parce que je ne peux pas m’y situer. »
Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud »

Qu’il défend incessamment.  Il argumente avec subtilité, « son inexorable finesse » – peu ou prou : l’inconscient est une parole. La pulsion est une demande. Certes, elle peut être demande silencieuse mais cela ne  dérange pas Lacan d’attribuer le silence au champ du langage

« D’où le concept de la pulsion où on le désigne d’un repérage organique, oral, anal, etc. qui satisfait à cette exigence d’être d’autant plus loin du parler que plus il parle. »

Voir aussi, la page 816 des Écrits, j’y reviens,  : « la pulsion… d’autant plus loin du parler que + il parle » –> ça, c’est imbattable.

Sbarré ◊ grandD :
le sujet s’évanouit, la demande aussi, c’est le couteau sans lame auquel on a coupé le manche, reste la coupure –> et nous rejoignons le  champ du langage.

Sur le graphe  :
on a la pulsion au-dessus,
la parole en-dessous (= le parler ) –>  c’est conçu de la même façon.

Lacan va jusqu’à réécrire Freud, v. p. 417 des Ecrits, « La chose freudienne » – pour lui das Es, c’est le sujet de l’inconscient, le nom du sujet de l’inconscient.

« Wo es war, soll ich werden » – la lecture de Lacan repose sur la localisation du sujet de l’inconscient au sein du ça. « Es » ne comporte pas l’article, dit-il, ça n’est pas un objet, c’est d’un lieu qu’il s’agit –> Sbarré

Ce qui chez Freud est la jungle des pulsions, devient chez Lacan la clairière de l’être, un lieu d’être, un lieu ontologique (oh qu’est-ce que je dis).

Ce n’est pas le lieu de la jouissance. Le statut que Lacan accorde alors à la jouissance est alors imaginaire, se réfère à l’image, essentiellement l’image de soi.

De l’autre côté, chez Alain, l’objet est un objet qui résiste, tout n’est pas possible, c’est un objet incorruptible, que la rhétorique des passions laisse intouché, habité par la nécessité (qu’il dit extérieure mais il faut comprendre) objective. Il construit l’objet même qui lui résiste. Il nous présente une guise, un aspect du réel nettoyé de tout ce qui est affect, sentiment, sens. On ne le prend que par le calcul – il est sourd à la parole.

[Alors que la chose freudienne parle, écoute, s’émeut,va au plus intime de l’organisme lui-même (du corps).

*

Dans le deuxième mouvement de l’enseignement de Lacan, on assiste à l’émergence progressive de la chose qui ne parle pas. A la scission nécessaire du ça et de l’inconscient. Ça aboutira dans le Séminaire XIV, la  Logique du fantasme (1966-1967) où,   lui qui n’aime pas souligner ses ruptures,  il va raturer son « Ça parle ».

Sinon, ça se fait progessivement, l’évolution de sa pensée, c’est une évolution  topologique, comme il aimait à le croire, de son système – ça se fait sans discontinuité, sans coupure. Parfois quand même, ça oscille :

« Sur la magie, je pars de cette vue qui ne laisse pas de flou sur mon obédience scientifique, mais qui se contente d’une définition structuraliste. Elle suppose le signifiant répondant comme tel au signifiant. Le signifiant dans la nature est appelé par le signifiant de l’incantation. Il est mobilisé métaphoriquement. La Chose en tant qu’elle parle, répond à nos objurgations.
C’est pourquoi cet ordre de classification naturelle que j’ai invoqué des études de Claude Lévi-Strauss, laisse dans sa définition structurale entrevoir le pont de correspondances par lequel l’opération efficace est concevable, sous le même mode où elle a été conçue. »
Jacques Lacan, Écrits, « La science et la vérité », p. 870

Ainsi, à la fin des Écrits, à la fin de   » La science et la vérité « ,  page 870 :

  • Comment méconnaître que là il évoque bien la « Chose qui parle », mais cette fois c’est pour la récuser.
  • Il parle de « magie »,
  • de l’efficacité du chamanisme (cf. Levis-Strauss « L’efficacité symbolique » dont il a extrait le ternaire R, S, I).
  • Et quand il dit « la Chose en tant qu’elle parle, répond à nos objurgations », dans « objurgations », il faut bien entendre que c’est de nos « interprétations » qu’il s’agit.

Il y a bien eu un déplacement quelque part pour que la « Chose en tant qu’elle parle » devienne l’objet de la magie. Et dans son tout dernier enseignement, Lacan se demande en quoi la psychanalyse n’est pas une magie.

« Chacun sait que la mise en état du sujet, du sujet chamanisant, y est essentielle. Observons que le chaman, disons en chair et en os, fait partie de la nature, et que le sujet corrélatif de l’opération a à se recouper dans ce support corporel. C’est ce mode de recoupement qui est exclu du sujet de la science. Seuls ses corrélatifs structuraux dans l’opération lui sont repérables, mais exactement. »
Ibid, p.  871

La causalité dans la magie, Lacan la conçoit comme la « chose efficiente » . Que le chaman mette en jeu son corps et offre un repérage sur corps à lui, ça, ça  n’a rien à voir avec la psychanalyse, dit il, parce que le recoupement corporel y est exclu. Il dit ça, c’est pour libérer le sujet sans corps, le sujet de la science.

La psychanalyse, le moyen par lequel elle est efficace, quelle est la cause matérielle, par quoi la psychanalyse a-t-elle son efficace?

Il n’y a pas moyen d’isoler ce qu’on pourrait appeler le Kern, le tournant chez Lacan, ça se fait à petits pas.

Ce qu’il nous dit c’est que la psychanalyse trouve son efficace par le signifiant.

Mais attention, le signifiant auquel il attribue l’efficacité de la psychanalyse est tout à fait nouveau – qui n’a plus rien à voir avec celui de « l’Instance de la lettre » (pensé à partir de métaphore/métonymie).

C’est le signifiant en tant qu’il agit séparé de sa signification.

Ça ruine à la base ce qui est développé dans » l’Instance de la lettre ».

Petit rappel :

  • ou bien la signification arrive à émerger, ça s’écrit S(+), c’est la métaphore;
  • ou bien la signification se déplace sous le signifiant sans émerger, on écrit ça S(-), on est dans la métonymie.

Mais dans tous les cas, le signifiant est conjoint à la signification.

  • la métaphore –> le symptôme
    symptôme est métaphore dont la signification est fixée dans l’âme, ou dans le corps, et reste inaccessible au sujet
  • la métonymie –> le désir — > la signification en tant qu’elle court toujours en quête d’autre chose.

Donc, retrouver dans le symptôme la signification cachée et  rendre le sujet à cette course du désir, c’est ce dont il s’agit alors.

Mais, dire que l’analyse agit par le signifiant séparé de sa signification, c’est tout à fait autre chose. Et on pourrait aussi bien parler des amphibologies du signifiants (cf, cours 3, « les amphibologies du réel »).

Corrélativement à ce nouveau statut du signifiant, on voit se conjoindre le signifiant à un autre signifiant :

S1 –> S2

Essentiellement, le signifiant est articulé à un autre signifiant.

Comprenez bien ce que je suis obligé de déchirer dans Lacan.

Ça comporte un nouveau statut de la jouissance. Petit à petit, Lacan admet l’insuffisance du statut de la jouissance imaginaire, élaborée à partir du narcissisme, de la théorie freudienne de la jouissance narcissique de l’image.

*

Le statut imaginaire de la jouissance défaille quand Lacan prend au sérieux Imaginaire, symptôme, angoisse.  Dès lors, il lui faut restituer au moins un écart entre l’inconscient et le ça. La question devient :

ics ◊ ça

Comment à partir du champ du langage on peut agir sur la jouissance?

Je vais faire usage ici pour vous le montrer, simplement [grossièrement?] des cercles d’Euler:

Lacan invente pour répondre à cette question que entre l’inconscient et la jouissance, il y a l’objet petit a.

L’objet petit a vient à la place de l’effet de sens, de l’effet de sens de la métaphore.

La signification a des effets de jouissance, pas seulement de sens.

On aura alors un nouveau statut du corps.

D’abord ça a été le corps du stade du miroir/corps imaginaire, avec le nouveau statut qui s’élabore, c’est le corps qui devient le support de la jouissance.

 

Quel est le rapport de petit a au langage? à la jouissance?

Petit a devient ce qui de la jouissance est déterminé, cerné, ému par le signifiant.

A  partir de là on ne voit plus du tout figurer la fonction imaginaire du phallus (autrefois phallus  = 1 signification). D’ailleurs il fera un tour complet pour en arriver à dire que la signification est une jouissance.

La jouissance n’est pas une signification, le symptôme n’est pas un effet de sens.

Le symptôme est un événement de corps. Ça, ça suppose une autonomisation de la jouissance.

Comment attraper ce dont il s’agit avec le signifiant.

(bien sûr, usage, du cri, dans l’analyse, hm, ça s’est vu;… mais)

En tout cas, on ne pas pas l’attraper avec le signifiant rhétorique. On ne peut l’attraper que par le signifiant mathématique, avec la logique – soit un certain usage du signifiant mathématique mis en œuvre sur le langage lui-même.

Le moment logicien de Lacan, ça se développe dans

  • La logique du fantasme
  • les 4 discours
  • les formules de la sexuation (symboles de quantification, négation, fonction,…)

Et ça trouve son point d’arrêt dans Encore, chapitre VIII – quand Lacan baisse les bras s’agissant de l’objet a.

L’objet a ne peut pas se soutenir dans l’abord du réel,  c’est un objet sensible, ce n’est pas un objet qui résiste.

Il a essayé de dire que a était réel – et là, nous avons le même type de rature que celle dont il était question avec (le signifiant).

« Autre chose encore nous ligote quant à ce qu’il en est de la vérité, c’est que la jouissance est une limite. Cela tient à la structure même qu’évoquaient au temps où je les ai construits pour vous mes quadripodes – la jouissance ne s’interpelle, ne s’évoque, ne se traque, ne s’élabore qu’à partir d’un semblant.
L’amour lui-même, ai-je souligné la dernière fois, s’adresse au semblant. Et, s’il est vrai que l’Autre ne s’atteint qu’à s’accoler, comme je l’ai dit la dernière fois, au a, cause du désir, c’est aussi bien au semblant d’être qu’il s’adresse. Cet être-là n’est pas rien. Il est supposé à c’est objet qu’est le a.
Ne devons-nous pas retrouver ici cette trace, qu’en tant que tel il répond à quelque imaginaire? Cet imaginaire, je l’ai désigné expressément de l »I, ici isolé du terme imaginaire. Ce n’est que de l’habillement de l’image de soi qui vient envelopper l’objet cause du désir, que se soutint le plus souvent – c’est l’articulation même de l’analyse – le rapport objectal.
L’affinité du a à son enveloppe est un de ces joints majeurs à avoir été avancé par la psychanalyse. C’est pour nous le point de suspicion qu’elle introduit essentiellement.
C’est là que le réel se distingue. Le réel ne saurait s’inscrire que d’une impasse de la formalisation. C’est en quoi j’ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la formalisation mathématique en tant qu’elle est l’élaboration la plus poussée qu’il nous ait été donné de produire de la signifiance. Cette formalisation mathématique de la signifiance se fait au contraire du sens, j’allais presque dire à contre-sens. Le ça ne veut rien dire concernant les mathématiques, c’est ce que disent, de notre temps, les philosophes des mathématiques, fussent-ils mathématiciens eux-mêmes, comme Russell.
Et pourtant, au regard d’une philosophie dont la pointe est le discours de Hegel – plénitude des contrastes dialectisés dans l’idée d’une progression historique dont il faut dire que rien ne nous atteste la substance – la formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l’écrit, ne peut-elle nous servir dans le procès analytique, en ceci que s’y désigne ça qui retient les corps invisiblement? »
Jacques Lacan, Encore, p. 85.

C’est un objet qui vit/vient de l’imaginaire, de l’image de soi, i(a). Alors que le réel, son modèle c’est la formalisation mathématique –> ça ne veut rien dire.

*

Quand Lacan dit : l’objet n’est qu’un semblant d’être, c’est ce qui semble donner son essence à l’être, c’est  le moment où Lacan nous donne le secret de l’ontologie : l’être n’est qu’un semblant; être, ça n’est pas la même chose qu’exister.

être ≠ exister

Scission manifestée lorsqu’il a interrogé le S1, dans le séminaire XIX : « Y a d’l’un » – qu’il a crié plusieurs fois.

Ça s’inscrivait dans une tout autre tradition que celle de l’ontologie, ça s’inscrivait dans la tradition de l’hénologie, la doctrine de l’Un, Un au-delà de l’être et de l’essence (Parménide, néo-platoniciens).

C’est le Un, le signifiant comme tel.

Celui dont on peut dire : il existe un x tel que fct de (x)

[Mais définir par propriété et attributs ne suffit pas à assurer le statut d’existence.]

« Mais y a-t-il l’être? Comme je l’ai fait remarquer la dernière fois, ce que je dis, c’est ce qu’il n’y a pas. L’être est, comme on dit, et le non-être n’est pas. Il y a, ou il n’y a pas. Cet être, on ne fait que le supposer à certains mots – individu par exemple, ou substance. Pour moi, ce n’est qu’un fait de dit. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, chapitre X,  » Ronds de ficelle », p. 107.

Dès qu’on parle, on fait être le cercle carré ou la licorne. Distinguer ce qui a du sens (de l’être), tel le cercle carré, et ce qui existe. S’il suffit de dire pour que ça soit, il ne suffit pas de dire pour que ça existe (cf la logique telle qu’elle s’est élaborée au XXème siècle).

Qu’est-ce qui existe?

Le chapitre  VIII du Séminaire XX  (« Le Savoir et la vérité ») – c’est le moment où il devient patent que Lacan renonce à la référence à l’être pour privilégier le registre du réel – usage qu’il commence à donner au nœud borroméen, développement de son « Y a d’l’un ».

« […] C’est en quoi le nœud borroméen est la meilleure métaphore de ceci, que nous ne procédons que de l’Un. »
Ibid., p. 116.

Renoncement à l’ontologie et à ses pompes pour développer une ontique, la seule qui soit permise aux psychanalystes  – partir de ce qu’il y a.

La seule ontique valable pour Lacan, c’est une ontique de la jouissance.

Parce qu’on peut dire « il y a » jouissance mais pour ce qui est du sens, eh bien, il court encore.

 

 

 

3 réflexions sur « VI. De l’ontologie à l’ontique – 9 mars 2011 »

  1. merci à vous. c’est vrai, que ça secoue ce truc, on ne sait pas bien comment ça agit, ni vers où ça va, mais certainement dans le sens d’une ouverture!

  2. Oh géniale ! Merci. Je ne vais plus prendre autant de notes…

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