Catégories
Le courrier de Rennes #68

Pierre Streliski : Questions sur la naissance


« Être un objet de choix » fut une trouvaille dont je pus épingler ma position analysante et ma position subjective au moment de mon analyse où paraissait le Séminaire de Lacan sur Le choix d’objet. À ce moment où dans ma vie se débattait cette question du choix d’objet, je trouvais cette réponse qui immobilisait depuis toujours mon action et immortalisait un dit pas vraiment aimable d’une de mes sœurs : « Tu es un pacha ». Un « Je suis cela » se trouvait dégagé. Né quelques minutes avant minuit le soir de l’épiphanie, pensais-je être attendu par mes parents comme un petit roi mage ? Ces quelques minutes firent en tout cas que je fus naturellement porté à me croire toujours un peu en avance.

Je pus choisir enfin, et m’engager « dans la foulée », avec sans doute une indécrottable fatuité tranquille, dans la procédure de la passe. Je ne fus pas nommé bien sûr, témoignant trop d’une permanence de mon fantasme. C’est à ce moment-là qu’il commença à être battu en brèche. Je ne fus pas le seul a-t-on lu dans le Journal à me rencogner dans une déception un peu molle, quelquefois ragaillardie par les traits d’un humour qui ne me faisait pas défaut. J’étais passé en somme du statut de jeune poulain à celui moins enthousiasmant de has been, comme certains vins dont le bouquet ne tient pas les promesses du fruit. Deux illusions ou mirages symétriques d’un même fantasme d’ailleurs. Le fat et le timide.

Et bien sûr les propos de Jacques-Alain Miller à Barcelone cet été sur les restes et sur la nomination (Ne pas être nommé, en titre des prochaines journées pipol) me donnèrent-ils un coup de fouet. Emboîtant le pas à cette plaisante vérité révélée, j’envoyai pour les Journées un texte dont le titre fut remarqué. « Sans titre », avais-je intitulé mon topo, dont l’imprécision du contenu me valut un nouveau renvoi à la case départ : l’objet de choix n’était pas choisi. Il n’avait qu’à continuer d’attendre. Ou arrêter d’attendre. Donc Rennes dès aujourd’hui.

Discutons des titres proposés jusqu’ici : « Entre désir et volonté » ? Sûrement pas, cela me colle trop. « Dire oui à son désir » ? Certainement. Mais il faut décliner cela. Ce n’est pas seulement Yes you can !, dont on ne peut pas ne pas saisir l’ironie, qui peut être cruelle. Le beau « Tomber analyste » de Laura, de nouveau cité dans le Journal par Laure cette fois, fait écho à une autre beauté, celle-là tragique, du mot d’un patient, écrit en un temps où il n’était pas encore terrassé par un automatisme mental, pas encore tombé. « Ne suis-je pas en train de tomber fou ? Oui, tomber. La femme tombe enceinte, l’homme tombe fou ou il tombe tout court, il va en prison. Tomber est le verbe le plus dur de la langue française. Il casse, il brise, il flingue […] Il faut savoir rester en équilibre en jonglant avec les mots, ne pas en faire tomber un à terre car personne ne peut le ramasser à ma place ».

À Rennes, on devrait réfléchir et parler de la différence entre les hommes analystes et les femmes analystes (qu’ils et qu’elles soient hommes ou femmes d’ailleurs). Moi aussi je rêvais et je rêve encore comme Laure de ponts qu’on traverse mais sont-ce les mêmes traversées ? Que traverse-t-on ? « On tombe analyste comme objet, comme ‘‘séparé’’, comme syntone à un désir qui se dégage et qui porte sa dimension de réel » écrit Monique Amirault. Quelle est la nature de cette séparation et de cette syntonie ? Qu’il est heureux en effet de dire oui à ce qu’on désire mais cela est-il pur ? Je me souviens du très freudien Sex, lies and video où un personnage féminin enseignait son partenaire sur ceci que « les femmes apprennent à désirer ce qu’elles aiment tandis que les hommes apprennent à aimer ce qu’ils désirent ». C’est là le « rude brisement » masculin sans doute que signale Lacan quant au « devenir » des hommes : le chemin est long du désir à l’amour et retour.

Je me souviens du « Nous sommes tous des bricolés » avec lequel Alain Merlet concluait de belles Journées d’Arcachon en un temps d’orage. Cela résonne chez moi avec les remarques de Jacques-Alain Miller sur la passe dans les années 92-94. Il notait que, vu du côté du jury, il y avait des incidences de la différenciation sexuelle quant au fantasme : que côté masculin, loin que le fantasme permette une traversée, on observait plutôt une compression de celui-ci, comme les statues de César, tandis que côté identification au symptôme il existait plutôt un affect de liberté et d’accès à la contingence. Plus loin : « Faut-il reconnaître comme fin d’analyse ce type de fin dans laquelle finalement la fonction phallique demeure ? » (in La Cause freudienne, n° 36). L’idéal de la passe est au féminin. Mais des hommes aussi deviennent psychanalystes, encombrés mais gais. On voit bien comment cette querelle du phallus continue de générer des rancœurs. Elles sont imaginaires bien sûr mais elles n’en existent pas moins.

« Le réel ne s’inscrit que d’une impasse de la formalisation » (Séminaire XX, p. 86). J’invente pour la circonstance un nouveau proverbe : Quand vous êtes dans une impasse, suivez-là précieusement ! Comment traverser l’inconscient-jouissance que relevait Hélène Bonnaud dans le Cours de l’année dernière ? « Le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire ». Mais cette phrase a un chapeau sur la tête, ou une compression de César dans sa poche : « C’est comme objet a du désir, comme ce qu’il a été », que cette renaissance peut advenir. « Avoir été », ce n’est pas très intéressant, c’est un titre encore, du funèbre Gilbert Cesbron. Mieux vaut, puisque nous sommes à Rennes, « En avant Guinguamp », nom d’une équipe de football locale quelquefois brillante, plus amie du signe divin argentin que du masochisme français. Il vaut mieux vouloir. Vouloir être. Mais quoi ? Happé par la psychanalyse ou appelé ? AP ou AE ?