Je ne veux pas aujourd’hui faire un pas en avant, mais plutôt regarder en arrière pour situer le point où j’en suis.
Le point où j’en suis dans ce que je pense, sans doute.
Ce que je pense aujourd’hui, au fond c’est ceci : que j’ai été formé par l’enseignement de Lacan à concevoir le sujet comme un manque-à-être, c’est-à-dire non-substantiel. Et, cette pensée, cette conception a des incidences radicales dans la pratique de la psychanalyse. Et, ce que je pense, c’est que dans le dernier enseignement de Lacan, c’est-à-dire dans ses indications qui deviennent au cours du temps de plus en plus parcellaires et énigmatiques, qui demandent à y mettre beaucoup du sien, le manque-à-être, la visée du sujet comme manque-à-être, s’évanouit, disparaît.
Et, à la place de cette catégorie ontologique à proprement parler – il y est question d’être -, vient celle du trou.
Qui n’est pas sans rapport avec le manque-à-être et qui pourtant est d’un autre registre que l’ontologie. Et donc, c’est comme ça que je me retrouve obligé à penser le rapport, la filiation et pourtant la différence entre le manque-à-être et le trou – par quoi Lacan voulait dans son dernier enseignement définir le symbolique lui-même, le définir comme trou.
Et, le fait qu’il ait eu recours au nœud pour représenter ce que j’appellerais (pour m’amuser?) l’état de sa pensée n’a fait que rendre d’autant plus insistant cette catégorie du trou, puisque chacun des ronds de ficelle dont il s’emparait peut être dit, être filé autour d’un trou.
Voilà ce que j’entrevois, au point où j’en suis.
Le renoncement à l’ontologie l’a conduit du manque-à-être au trou.
Et que cela reste à penser.
Et, le point où j’en suis, c’est aussi le point où j’en suis dans ce que je pratique, dans mon exercice de la psychanalyse.
Et là, je vois bien que j’y ai évolué.
Au fond, ma première pratique s’est réglée sur le désir, entendu comme ce qu’il s’agit d’interpréter – et sans méconnaître, instruit que j’étais par Lacan, qu’interpréter le désir c’est aussi bien le faire être. L’interprétation, en cela, est créationniste. Et si ma pratique a évolué, ce n’est pas d’avoir abandonné l’interprétation du désir, mais c’est de ne pas s’y régler, de se régler sur un terme que l’on ne peut pas se prévaloir de faire être.
Un terme au fond qui destitue l’analyste de ce pouvoir créationniste que l’interprétation du désir lui confère, et qui est une certaine puissance, puissance de la parole, de la sienne, qu’il faut sans doute apprendre à acquérir. C’est ce qui s’enseigne dans les contrôles, qui sont faits essentiellement pour lui passer, non pas l’art du diagnostic, même si ça fait le souci du débutant qui veut savoir à quel type de sujet il a affaire, mais la méthode pour que sa parole acquière de la puissance, qu’elle puisse être créationniste. Méthode qui, si on la résume, est élémentaire : c’est qu’il faut apprendre à se taire. Il faut que la parole soit rare pour qu’elle puisse porter, pour qu’elle puisse retenir l’attention du patient, et même si cette attention qu’il portera fera qu’il sera à côté de ce qui a surgi pour lui comme formation de l’inconscient.
Comme le dit Lacan dans son dernier texte publié, que vous avez dans les Autres Écrits, p. 571, « il suffit que s’y fasse attention pour qu’on sorte de l’inconscient » [1]. Et c’est pourtant ce qu’il s’agit d’obtenir par l’interprétation.
Mais il y a, disais-je, un terme que vous ne pouvez pas vous prévaloir de faire être.
Ce terme, c’est celui de la jouissance.
Là, vous devez vous désister de toute intention créationniste, et vous faire plus humble.
« Interpréter », le terme ici défaille. Il faudrait lui substituer quelque chose comme « cerner », « constater ».
Je n’en suis pas satisfait, de ce vocabulaire, je voudrais parvenir à trouver le vocabulaire qui dirait mieux ce dont il s’agit pour l’analyste, au regard de ce terme qui outre-passe l’ontologie.
« J’ai mon ontologie, dit Lacan, et il ajoute – pourquoi pas ? – comme tout le monde en a une, naïve ou élaborée. »
Je cite ici le Séminaire des IV concepts fondamentaux, page 69. Et, l’enseignement de Lacan, celui qui s’enseigne, se tient au niveau de l’ontologie. C’est lorsqu’il s’en est désisté dans son dernier enseignement, qu’en quelque sorte on a perdu les pédales. C’est pourquoi je veux demeurer sur ce point avant d’essayer d’avancer.
Son ontologie, Lacan l’a inscrite dans la tentative de Freud de donner corps à la réalité psychique sans la substantifier.
Chacun de ces termes mérite d’être interrogé.
Ne pas substantifier la réalité psychique, c’est précisément ne pas la psychologiser. Aucun des schémas que Freud a pu proposer pour articuler la réalité psychique – y compris le schéma en œuf qui décore sa seconde topique (le moi, le ça, le surmoi) – ne doit prêter à une différenciation d’appareil. L’idée qu’ici il ne s’agit pas de substance, c’est-à-dire d’appareil différencié dans l’organisme pour l’incarner, conduit à récuser les tentatives d’asseoir la théorie freudienne par une investigation du fonctionnement du cerveau. Il ne manque pas aujourd’hui de chercheurs pour essayer de valider les intuitions de Freud en cherchant à repérer l’instance qu’il a pu distinguer, grâce à l’imagerie à laquelle leur donne accès la technologie qui s’est développée dans les décennies récentes. Ça c’est une tentative de donner corps à la réalité psychique en la substantifiant.
Au contraire, Lacan dans son premier enseignement a essayé d’élaborer un être sans substance.
Qu’est-ce que je veux dire par cette expression ?
C’est un être qui ne postule aucune existence.
Il n’est pas sûr que le terme d’existence soit plus clair que celui de substance.
Alors, précisons.
Au fond, c’est le concept d’un être sans réel.
Ou disons, un être, celui du sujet, qui ne s’inscrit qu’en se différenciant du réel et en se posant au niveau du sens.
C’est à ce niveau-là que se tient l’ontologie de Lacan.
C’est une ontologie sémantique.
Lacan est allé chercher dans Freud de quoi soutenir le terme de l’être.
Il a dû compulser l’œuvre de Freud, qui n’est pas prodigue de telles références, et il l’a trouvé dans la Traumdeutung, au chapitre VII, quand Freud traite, dans la partie marquée E, du processus primaire et du processus secondaire, et aussi du refoulement. Et alors vient sous la plume de Freud l’expression « Kern unseres Wesen », « le noyau de notre être ». Lacan s’en est emparé, s’est emparé de ce hapax, parce que ça n’a jamais, à ma connaissance, été dit qu’une fois par Freud. Il s’en est emparé pour dire que l’action de l’analyste va au cœur de l’être, et qu’à ce titre lui-même y est impliqué.
Pour saisir de quoi il s’agit, reportons-nous à ce passage de Freud, que vous trouverez p. 631 de la dernière traduction parue de la Traumdeutung par Jean-Pierre Lefebvre, aux Editions du Seuil, traduction que pour avoir commencé à la compulser, je trouve éminemment recommandable.
Où s’inscrit exactement cette expression de « noyau de notre être » ?
Elle s’inscrit dans – j’abrège ; il faudrait regarder, l’ensemble du chapitre, l’ensemble de cette partie E -, elle s’inscrit dans la différence, dans l’écart entre les 2 processus psychiques que distingue Freud, primaire et secondaire.
Et, au fond, peu importe comment il les définit.
Il définit le processus primaire comme celui qui a pour but d’évacuer l’excitation, etc. Et, il reconnaît le caractère fictif de sa construction. Un appareil psychique, dit-il, qui ne procèderait que du processus primaire, cela n’existe pas, c’est une fiction théorique. Mais le caractère de fiction n’empêche pas de penser que des processus secondaires se développent par après.
Donc, il y a l’idée d’orientation temporelle.
Il y a d’abord, et il y a ensuite.
Et entre les deux, il y a une lacune, un écart.
Les processus secondaires se développent par après et ils inhibent, ils corrigent, ils dominent les processus primaires. Ne gardons que ça. L’idée qu’il y a du primaire et que vient comme par dessus s’implanter un appareil qui opère sur cette donnée première – au fond, ce qui explique qu’il y ait quelque chose comme l’inconscient, que l’inconscient ne soit pas à livre ouvert.
Et c’est alors qu’il introduit l’expression « le noyau de notre être », et il le situe au niveau primaire. C’est-à-dire avant que n’intervienne un appareil qui… une configuration susceptible de retenir ces processus, de les dévier, de les orienter.
Le « noyau de notre être » pour lui est au niveau primaire, en tant que ce niveau primaire serait constitué, traduit Lefèbvre, de « mouvements désirants inconscients ».
Freud précise par la suite qu’ils sont issus de l’infantile.
Voilà ce qui, disons si nous inventons une ontologie freudienne, voilà ce qui (doit) la situer : le noyau de notre être est de l’ordre du désir. Et d’un désir qui reste impossible à saisir et à réfréner en dépit du secondaire qui s’implante. De telle sorte que, pour Freud, la réalité psychique est obligée de se plier au désir inconscient. Il y a là comme une maîtrise impossible.
C’est ce qui sera répercuté chez Lacan, incessamment, y compris dans ses schémas des 4 discours, où il viendra inscrire que le signifiant maître est impuissant à dominer le savoir inconscient. Maîtrise impossible, il est seulement permis aux processus secondaires de le diriger, de faire dévier les processus primaires vers ce qu’il appelle des buts plus élevés. C’est ce que plus tard, il appellera la sublimation.
Je ne retiens que ça : que pour Freud, le noyau de notre être est au niveau du désir inconscient. Et que ce désir ne peut jamais être maîtrisé, ni annulé, il peut seulement être dirigé. Et au fond, c’est ce que Lacan se proposait de faire quand il dénonçait sa pensée de sa pratique sous le titre « La direction de la cure ».
Le premier enseignement de Lacan, je veux dire celui qui commence avec « Fonction et champ de la parole et du langage », celui qui a marqué les esprits, qui a marqué l’opinion, culmine sur un enseignement qui porte sur le désir, comme constituant l’être du sujet. Et, j’essaie précisément d’ébranler cette ontologie lacanienne, comme Lacan lui-même l’a fait, a été conduit à l’outre(-)passer. J’irais à extraire de ces considérations une définition ontologique selon laquelle l’être c’est le désir.
C’est bien pourquoi quand il ponctue l’expression de Freud, « le noyau de notre être », Lacan peut dire, comme en incise, « qu’on ne s’inquiète pas à la pensée que je m’offre ici encore à des adversaires toujours heureux de me renvoyer à ma métaphysique ».
Au fond, ses adversaires, Lacan les brave, il les brave en paradant avec sa métaphysique, et je retrouve la même expression qui montre qu’il assume sa métaphysique, dans le discours par lequel il présentait son rapport de Rome, pour « Fonction et champ de la parole et du langage ». Il évoquait alors l’analyste débutant que sa psychanalyse personnelle, dit-il – il employait cette expression -, ne lui rend pas plus facile qu’à quiconque de faire la métaphysique de sa propre action.
Il faut entendre là l’énoncé de son ambition, faire la métaphysique de l’action analytique.
C’est-à-dire d’assigner l’être sur lequel porte cette action.
Je dirais même que le terme d’action ici implique celui de cause.
Comment, à partir de ce que je fais comme analyste, puis-je être cause d’une mutation, d’une transformation, d’un effet efficace qui touche le noyau de l’être ? Et, il prévenait d’emblée que s’abstenir de faire la métaphysique de l’action analytique, ce serait scabreux, parce que ça veut dire la faire sans le savoir. Ça ressemble à l’argument selon lequel il faut philosopher parce que s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour montrer qu’il ne faut pas philosopher. C’est l’argument selon lequel on n’en sort pas, quand on situe cette dimension. Eh bien, c’est ainsi que Lacan concevait, au départ même de son enseignement, ce qu’il appelait métaphysique : c’est qu’on ne peut pas ne pas faire la métaphysique de la psychanalyse.
Comment l’entendre ?
Quel est l’être sur lequel on prétend agir par l’analyse ?
Et c’est dans la veine de cette interrogation qu’on rencontre la fonction de la parole. La psychanalyse comporte qu’on agit par la parole, mais l’intensité avec laquelle Lacan a promu la fonction de la parole et le champ du langage, tient à ce que pour lui cette assignation linguistique était inscrite dans le cadre de la métaphysique de la psychanalyse.
On a voulu la réduire à une exploitation de la linguistique, alors que la question qui l’animait dans ce qui est venu comme une réponse, la fonction de la parole et le champ du langage, c’était la question métaphysique : à savoir quel est l’être sur lequel cette opération prétend agir ?
Et c’est alors qu’il applique au fond un axiome, selon lequel il ne peut pas y avoir d’action d’un terme sur un autre, s’ils ne sont pas homogènes.
Il doit y avoir homogénéité entre l’action de l’analyste et l’être auquel elle s’applique – si l’analyse est efficace; et qu’elle le soit, au fond c’est le présupposé empirique de son discours.
Dès lors, il faut qu’il y ait homogénéité, ce qui veut dire qu’il faut que cette action et l’être auquel elle s’applique soient du même ordre, soient du même ordre de réalité, soient du même ordre ontologique.
Alors, quelle est cette action ?
Lacan la centre, la réduit à l’interprétation, c’est-à-dire, à la donation d’un autre sens à ce qui est dit.
Et là, si on isole l’interprétation comme le noyau de l’action analytique alors, on doit dire qu’elle opère dans l’ordre du sens, et la métaphysique analytique doit comporter que l’être, c’est du sens. Autrement dit, que la psychanalyse implique une ontologie sémantique. Et ce que Lacan appelle le sujet, c’est précisément ce corrélat de l’interprétation : un sujet qui n’a d’être que par l’interprétation, que par le sens. Et, un être variable en fonction de ça, ce rien-là qui soit de l’ordre de la substance, rien-là qui est sa permanence.
Alors cet ordre du sens comment le penser ? Sinon comme distinct de l’ordre du réel ? Et, au fond, c’est ça, on peut parler en terme d’intuition, parler en terme d’axiome, c’est ça la position première qui oriente Lacan, comme il le formule – vous trouverez ça dans les Autres Écrits, p. 136 -, « qu’il y a une distance entre le réel et le sens qui lui est donné ».
Cette distance, c’est la distance de deux ordres : l’ordre du réel et l’ordre du sens. Lacan commentera incessamment cette distance qui montre le hiatus qu’il y a entre le réel et le sens qu’on veut lui donner. Qu’il y a là, pour utiliser un terme de Saussure, comme un arbitraire. A l’occasion, il voudra même y reconnaitre une liberté du sujet. En tout cas, le réel ne décide pas du sens. Il y a entre le réel et le sens, une lacune, un hiatus, ce qui nous permet de reconnaître ce que nous appelons deux ordres, deux dimensions qui ne communiquent pas.
De la même façon que par Descartes, on pouvait distinguer l’âme et le corps, et poser en plus leur union, ici, dans le premier enseignement de Lacan, il y a le réel et le sens, et il n’y a pas d’union du réel et du sens.
Et, le pivot de l’action analytique, c’est la donation de sens. Ça suppose, une écoute du patient qui se fait dans ces termes : qui est cadrée par l’attention portée au sens donné par le sujet à la donne qui lui a été distribuée de naissance, ainsi qu’aux événements qui ont scandé son développement : – Quelles sont les modalités sémantiques selon lesquelles il vous communique ce qu’il vit ? – Et l’attention aussi portée aux variations de la donation de sens.
Deuxièmement, du côté de l’interprétation, du côté de ce que vous avez à faire, c’est aussi donner du sens. En cela, c’est homogène à la donation de sens qui est incessamment effectuée par le patient.
Mais c’est une donation de sens qui a pour but d’accomplir une venue à l’être, c’est-à-dire de faire être ce qui n’était pas, mais dont vous pouvez inférez que ça voulait être, que ça pouvait être, et que ça cherchait à être, et que le sujet entre guillemets ne se l’avouait pas. Donc, vous êtes comme analyste en rapport avec ce « moins être » qui n’est pas accompli et dont vous seriez l’accoucheur, celui qui permet à l’être de devenir. Et c’est un « faire être » qui passe par l’action de la parole.
Alors, évidemment Lacan retrouvait là tout ce qui avait pu être élaboré comme les pouvoirs poétiques de la parole, pour les contraster avec sa valeur réaliste – la mise en valeur au contraire de la création. Et Lacan, d’emblée évoquait cet être comme pris dans l’engrenage, dit-il, des lois du blablabla. C’est comme ça qu’il a ( … commencé)
Et puis après, après il a essayé d’épeler les lois du blablabla, en particulier en donnant un schéma (dit)(un schématisme?) de la métaphore et de la métonymie, et donc tout un appareil, toute une mécanique des lois. Il a présenté avec (des chiffres), la construction des + et des –, il a articulé comme l’arborescence d’un graphe, le graphe du désir, il a répercuté de diverses façons, auxquelles on peut s’attacher pour leur valeur propre, mais le fil conducteur, c’est la doctrine de l’inconscient qui est là sous-jacente, que l’inconscient appartient à l’ordre du sens, en tant que phénomène de sens, en tant que phénomène sémantique. Et dans son discours initial Lacan emploie ce terme de « phénomène » à propos de l’inconscient, un phénomène, j’ajoute sémantique.
Encore une fois, moi-même j’ai passé du temps à articuler, désarticuler, remonter les constructions de Lacan concernant ces engrenages linguistiques, et chacun mérite de retenir pour ce qu’il est. Mais là, je vise un niveau plus élémentaire, une visée primaire, un abord comme immédiat de ce dont il s’agit dans la pratique. Et qu’il faut bien, les constructions de Lacan tout du long, et qu’ils lui font au fond faire équivaloir inconscient et sujet.
C’est-à-dire que l’inconscient comme le sujet, ou en tant que le sujet, a à être.
Et évidemment, c’est une intuition très restreinte mais qui est de nature à soutenir l’expérience analytique dans sa succession, dans la suite matérielle des séances. Il s’agit là de faire être à partir de ce qu’il faut bien supposer être un manque d’être. Et le désir freudien, qualifiant le noyau de notre être, prend ainsi le sens d’un désir d’être, d’un désir ontologique.
Et qu’est-ce qui peut conférer l’être au désir d’être ? L’une des réponses que Lacan a données, c’est la reconnaissance. Le désir, le désir comme désir d’être est un désir de reconnaissance, en tant que seule la reconnaissance peut lui conférer de l’être. La reconnaissance ça veut dire qu’il soit entériné par l’autre de la parole, qu’il soit entériné par celui à qui il s’adresse, par celui qui l’interprète. Et donc la reconnaissance – c’est un terme évidemment que Lacan a tiré de Hegel, là je reconstitue une logique primaire qui soutient le premier enseignement de Lacan -, au fond la reconnaissance c’est la satisfaction du sujet. On peut dire en ce sens quand la reconnaissance est accomplie, c’est alors que l’analyse peut trouver sa fin, et elle trouve sa fin dans une satisfaction, dans la satisfaction que procure la reconnaissance. Et Lacan bien plus tard, y compris dans le dernier écrit que j’ai cité tout à l’heure, dira aussi que la fin de l’analyse c’est une affaire de satisfaction, certainement très à distance de celle que je pointe ici. Alors déjà, dans le premier enseignement de Lacan, il y a une rupture, il y a un franchissement, il y a un au-delà de la reconnaissance.
Et ça se fait en un point très précis qu’on peut noter dans son écrit de la « Direction de la cure », où il évoque la reconnaissance et aussi pourquoi il s’en déleste et il s’en déleste au moment où il distingue désir et demande. Et où il s’aperçoit que la reconnaissance, c’est ce que le désir demande et que précisément le désir porte au-delà de la demande, et qu’aucune satisfaction de la demande, y compris de la demande de reconnaissance n’est susceptible de satisfaire le désir.
Et c’est alors que se produit un déplacement qui va de la reconnaissance du désir à sa cause. Et la promotion par Lacan du terme « cause » vient à la place du terme de « reconnaissance ».
C’est un déplacement à proprement parler ontologique. Au fond, c’est le moment où Lacan ne se satisfait pas de définir le noyau de notre être par le désir (analytique ontologique), au rebours de ce qu’il avait pêché dans l’un des premiers grands écrits de Freud, de la Traumdeutung.
Ce déplacement ontologique advient lorsqu’il paraît que le désir n’est qu’un effet, que le désir n’est pas une raison dernière, que ce n’est pas une ultima ratio de l’être, mais que c’est un effet de signifiant, pris dans les rails de la connexion du signifiant au signifiant. C’est-à-dire pris dans les rails de la métonymie.
Et, à cet égard, l’écrit de « l’Instance de la lettre », et la définition du désir qui y est proposée, s’inscrit en faux par rapport au désir de la dialectique de la reconnaissance.
Cette construction inscrit le désir au niveau de la signification avec sa valeur de renvoi, et Lacan la transcrit dans cette formule :
S (-) s
Entre signifiant et signifié, il n’y a pas apparition, il n’y a pas émergence, il y a un signifié retenu, qu’il écrit par un signe moins entre parenthèses. Et dans cet effet métonymique – qu’il distingue de l’effet métaphorique qui lui s’inscrit de la même façon mais avec un (+) qui indique l’émergence -, dans cet effet métonymique, au fond il retrouve le manque-à-être par lequel il définissait le désir mais ici, si l’on veut, c’est un désir dont il dira qu’il est incompatible avec la parole, pour dire qu’il court sous tout ce qui est dit, et c’est pour dire que c’est un désir qui est incompatible avec la reconnaissance, qu’aucune reconnaissance ne peut éteindre. C’est un désir qui ne peut pas s’interrompre en s’avouant. C’est comme un fantôme de la passe.
Eh bien, en passant de la reconnaissance à la cause, Lacan déplace aussi le point d’application de la pratique analytique du désir à la jouissance.
Le premier enseignement repose sur le manque-à-être et sur le désir d’être, et prescrit un certain régime de l’interprétation, disons l’interprétation de reconnaissance. C’est l’interprétation qui reconnaît le désir sous-entendu (…) et il faut dire que chaque fois qu’on s’emploie à interpréter un rêve, en effet on pratique l’interprétation de reconnaissance.
Mais il y a un autre régime de l’interprétation qui porte non sur le désir mais sur la cause du désir, et ça, c’est une interprétation qui traite le désir comme une défense. Qui traite le manque-à-être comme une défense contre ce qui existe.
Et ce qui existe, au contraire du désir qui est manque-à-être, ce qui existe, c’est ce que Freud a abordé par les pulsions et à quoi Lacan a donné le nom de jouissance. Alors, sans doute Freud a dénié l’existence aux pulsions en disant qu’elles n’étaient que mythiques, que c’étaient nos mythes, et on comprend que ce n’est pas du réel, et c’est précisément ce que Lacan dément, en interprétant Freud, que dire que les pulsions sont mythiques n’est pas les renvoyer à l’irréel, mais qu’elles sont un mythe du réel, qu’il y a du réel sous le mythe, et que le réel qu’il y a sous le mythe pulsionnel, c’est la jouissance.
Cette cassure, Lacan lui a donné une formule que j’avais jadis soulignée : « le désir vient de l’Autre, la jouissance est du côté de la Chose » [2], avec un grand C.
Ça veut dire : le désir tient au langage, et à ce qui, dans le champ du langage, là où ce qui est communication fait appel à l’autre.
Et la Chose dont il est question, ça n’est pas la vérité première, celle qui dit « Moi, la vérité je parle », c’est le réel à quoi on donne sens. Et ce à quoi, Lacan au-delà de son premier enseignement est venu c’est que le premier réel qui se distingue de la donation de sens, et sur lequel s’exerce la donation de sens, c’est la jouissance, ce côté de la Chose où s’inscrit la jouissance, c’est le symptôme, c’est-à-dire ce qui reste quand l’analyse finit au sens de Freud, et c’est aussi ce qui reste après la passe de Lacan, c’est-à-dire après le dénouement du sens.
La métaphysique de l’action de l’analyste, c’est-à-dire celle que j’appelais son ontologie sémantique, vise comme noyau de l’être le désir, c’est-à-dire un (fantôme)(semblant), et c’est ce noyau qui est atteint par la passe, qui est essentiellement désignée par l’apparition d’un manque-à-être que Lacan appelle la castration, parce qu’il interprète le terme freudien de castration dans le cadre de son ontologie. Et même quand il indiquait, en proposant la passe, que ce noyau était susceptible d’une autre notation, petit a, qui est une notation positive, il faut remarquer qu’elle ne prenait pour lui sa fonction qu’à partir du manque-à-être, comme un obturateur du manque-à-être.
Donc la passe est encore dominée par l’affaire du manque-à-être. Dominée par l’affaire du manque-à-être, elle est coupée de l’idée de la reconnaissance. Parce qu’à partir du moment où on définit le désir comme une métonymie, la reconnaissance du désir perd sa valeur – il ne peut pas y avoir une reconnaissance du désir défini comme une métonymie. Et donc à la place de la reconnaissance d’un désir venu à l’être, Lacan installait avec la passe, la reconnaissance du manque-à-être, et spécialement la reconnaissance du manque-à-être du désir. C’est pourquoi il disait, on note dans la passe une déflation du désir. C’est-à-dire que dans la passe on finit par cerner ce moins entre parenthèse, (-), et à lui donner valeur de castration, qui concerne aussi ce qui a permis de faire la soudure entre signifiant et signifié, l’objet petit a. Donc, ce que Lacan appelait la passe, même travaillé de tensions, est pris dans son ontologie, c’est encore dominé par la notion de l’être et du manque-à-être.
C’est dans le dernier enseignement de Lacan, qu’il y a un renoncement à cette métaphysique, à cette ontologie. Et, disons, autant tout ce que j’ai évoqué ici – essayé de ressaisir, pour pouvoir plus tard avancer -, autant tout cela est dominé, peu ou prou, par les avatars du langage, quand Lacan franchit les limites de cette ontologie – au fond quand est-ce qu’il les franchit ? il franchit ces limites quand il dit « Ya de l’Un », c’est-à-dire : ça n’est pas un manque, tout au contraire, et ça n’est pas de l’être, on ne dit pas « l’Un est » – , il va chercher ses références bien en-deçà de Descartes, bien en deçà de la métaphysique moderne, il va chercher ses références chez Platon, voire chez les néo-platoniciens, et il s’abstient de dire « l’Un est », comme eux-mêmes le font, il dit : « Il y a ». Et même, en faisant l’apocope du « il », de façon argotique : « Y a». Et cette jaculation est une position d’existence. Et si l’on veut, c’est une redite, Y a de l’Un , c’est la redite de la fonction de la parole et du champ du langage, réduits à leur racine, réduits au fait pur du signifiant en tant que pensé hors des effets de signifié, et en particulier pensé hors du sens de l’être.
Alors c’est énorme, parce que tout ce que nous avons appris avec Lacan à reconstituer comme l’histoire du sujet, c’était précisément les aventures du sens de son être. Et, on n’y coupe pas, je ne dis pas qu’il y a un court-circuit, je ne dis pas qu’on peut s’en abstenir dans la pratique, mais que à l’horizon des avatars du sens de l’être, il y a un « Y a », il y a le primat de l’Un. Alors que ce qu’on croit avoir appris de Lacan, c’est le primat de l’Autre, de l’Autre de la parole, qui est si nécessaire pour la reconnaissance du sens, l’Autre, celui qui entérine le sens de ce qui est dit et du désir, eh bien, ici le désir passe au second plan, car le désir c’est le désir de l’Autre. Et au fond, la vérité qui se déprend de la passe de Lacan, c’est celle-là, qui donne la clé de la déflation qui s’y produit du désir, que le désir n’a jamais été que le désir de l’Autre. Et c’est par là que cet Autre, qui n’a jamais été que supposé, qui n’a jamais été qu’imaginé, s’évacue avec la consistance du désir.
Simplement, il y a un après. On a été forcé de constater qu’il y avait un après, et que l’après, c’était précisément que le sujet se trouvait au prise avec le Y a de l’Un : une fois qu’il avait la solution de son désir, c’est-à-dire qu’il ne s’y intéressait plus, qu’il l’avait désinvesti, néanmoins persiste le Y a de l’Un. Et ce Y a de l’Un, comme je le prends ici, c’est précisément le nom de ce que Freud nous donnait comme des restes symptomatiques.
Avec le primat de l’Un, c’est la jouissance qui vient au premier plan, celle du corps qu’on appelle le corps propre et qui est le corps de l’Un. Il s’agit d’une jouissance qui est primaire, au sens où il n’est que secondaire qu’elle soit l’objet d’un interdit.
Lacan est même allé jusqu’à suggérer que c’était la religion qui projetait sur la jouissance un interdit, que Freud avait entériné. Il allait aussi jusqu’à penser que la philosophie avait paniqué devant cette jouissance, et que paniquant devant cette jouissance, elle l’avait enseveli sous une masse de substances – faute de penser la substance jouissante, sa permanence, son existence, rebelle à la dialectique qu’introduit le signifiant quand il est pris avec ses effets de signifié. Et que c’était à la psychanalyse de cerner cette jouissance. Et Lacan a pu écrire cette phrase que je ne m’explique que maintenant dans ce retour en arrière, Autres Écrits, p. 507, « la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde ».
Ça veut dire que la jouissance, au fond, c’est le secret de l’ontologie. C’est la cause dernière de ce qui se présente comme l’ordre symbolique dont la philosophie a fait le monde.
Alors, il y a une opposition entre ontologie et jouissance. L’ontologie fait sa place à ce qui peut être, et au fond elle implique, elle comporte aussi bien le possible, alors que la jouissance elle est du registre de l’existant. Et, c’est pourquoi Lacan avait pu dire, dans son dernier enseignement, que la psychanalyse contredit le fantasme sur lequel repose la métaphysique – non, c’est peut-être moi qui ajoute ça ? – contredit le fantasme qui consiste à faire passer l’être avant l’avoir, Autres Écrits, p. 565, et j’ajoute : c’est le fantasme sur lequel repose la métaphysique, pour autant que l’avoir c’est avant tout l’avoir un corps.
Le sujet lacanien, au fond est-ce qu’on peut dire qu’il n’avait pas de corps? Non, il n’avait qu’un corps visible, réduit à sa forme, à la prégnance de sa forme, et le désir était indexé sur la forme du corps. Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet a, le sujet retrouvait un corps ? Il ne retrouvait un corps que sublimé, que transcendentalisé par le signifiant. Le corps, avant le dernier enseignement, le corps du sujet c’était un toujours un corps signifiantisé, porté par le langage. Il en va tout autrement à partir de la jaculation Y a de l’Un, parce que le corps apparait alors comme l’Autre du signifiant, en tant que marqué, en tant que le signifiant y fait événement. Et alors – il y faut cet événement -, cet événement de corps qu’est la jouissance apparaît comme la véritable cause de la réalité psychique. J’emploie cette expression, non, sans m’être demandé depuis quand nous avons une réalité psychique. Ce n’est pas du tout clair que précisément au temps auquel se rapporte Lacan pour donner sens à son Y a de l’Un – d’abord Platon, Plotin, je crois qu’il est clair qu’ils avaient à leur époque une réalité psychique, par contre les scolastiques, ça n’existait pas du tout les idées du sujet, ce n’est qu’à partir, à proprement parler, de Descartes que les idées du sujet se sont mises à exister, et à partir du moment où il a étendu la causalité, jusqu’à penser ensemble l’être et l’existence comme équivalents au regard de la causalité. Eh bien, c’est à ce titre que je crois qu’il faut revenir à cette causalité pour donner un sens à la réalité psychique.
Ça laisse en suspens comment définir le désir de l’analyste.
Lacan, le désir de l’analyste quand il l’invoquait, c’était précisément d’amener l’être, l’être comme inconscient, c’est-à-dire qui est refoulé, à l’état accompli. Le refoulé comme ce qui veut être, comme être virtuel, seulement à l’état de possible, faisait appel au désir de l’analyste comme x pour venir à exister. Et alors on peut dire que par rapport au patient, l’analyste avait sa place marquée précisément de soutenir le désir de l’Autre comme question, pour le faire advenir.
La position de l’analyste quand il se confronte au Y a de l’Un dans l’outre-passe, n’est plus marquée par le désir de l’analyste, mais par une autre fonction qu’il nous faudra élaborer par la suite, et nous nous y attacherons plus tard.
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Notes:
[1] « Quand l’esp d’un laps, soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. On le sait, soi.
Mais il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte. Pas d’amitié n’est là qui cet inconscient le supporte.
Resterait que je dise une vérité. Ce n’est pas le cas : je la rate. Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.
Ce qui n’empêche pas qu’on courre après. »
[2] » Les pulsions sont nos mythes, a dit Freud. Il ne faut pas l’entendre comme un renvoi à l’irréel. C’est le réel qu’elles mythifient, à l’ordinaire des mythes : ici qui fait le désir en y reproduisant la relation du sujet à l’objet perdu.
Les objets à passer par profits et pertes ne manquent pas pour en tenir la place. Mais c’est en nombre limité qu’ils peuvent tenir un rôle que symboliserait au mieux l’automutilation du lézard, sa queue larguée dans la détresse. Mésaventure du désir aux haies de la jouissance, que guette un dieu malin.
Ce drame n’est pas l’accident que l’on croit. Il est d’essence : car le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose.
Ce que le sujet en reçoit d’écartèlement pluralisant, c’est à quoi s’applique la seconde topique de Freud. Occasion de plus à ne pas voir ce qui devrait y frapper, c’est que les identifications s’y déterminent du désir sans satisfaire la pulsion.
Ceci pour la raison que la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu’il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. Telle est la structure du fantasme.
Dès lors quel peut être le désir de l’analyste? Quelle peut être la cure à laquelle il se voue? »
Jacques Lacan, Écrits, « Du ‘Trieb’ de Freud et du désir du psychanalyste », Le Seuil, Paris, 1966, p. 853.
Vous êtes géniale j’avais manqué le début et je comptais sur vous. vous êtes au rendez vous si je puis dire presque instantané.merci bcp.