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#85

Pierre-Yves Turpin, L’Université, tombeau ou pseudopode de l’État?

J’ai comme bien d’autres été assez « décoiffé » par le vent nouveau que Jacques-Alain Miller a su faire souffler, avec le succès que l’on sait, dans les voiles de la Cause Freudienne, notamment en lançant et alimentant les « JJ » depuis le 1er septembre 2009.

Je pourrais pour de multiples raisons me joindre sincèrement au chœur des laudateurs de cette initiative – même si toute la place nécessaire leur a sans doute été laissée, les bémols ont été rares à se faire entendre – mais je ne le ferai pas aujourd’hui : cela ne représenterait somme toute qu’une contribution bien faible en valeur relative.

Je voudrais plutôt signaler qu’à la lecture du JJ n°78, j’ai été par deux fois un peu agacé par deux évocations de l’Université (avec un U majuscule à chaque fois). Dès l’éditorial, on peut lire : « L’Université est là, tombeau des savoirs ». Puis plus bas, dans les commentaires de Jacques-Alain Miller sur quelques questions abordées dans la lettre d’Yves Depelsenaire, à propos d’ « Une subversion d’utilité publique », est évoqué le sort d’une Ecole qui, à « devenir un rouage de l’Etat ou d’un de ses pseudopodes, l’Université,…. », reviendrait à faire disparaître la petite alvéole indispensable à la formation des analystes.

En effet, s’il n’y prend garde, un lecteur trop rapide risque bien vite de confondre l’Institution, avec ce qu’elle a effectivement d’image stricte, rigide, momifiée, poussiéreuse, conservatrice, morte en un mot, avec les sujets qui la composent et y participent en son sein. Et donc d’être amené en quelque sorte à jeter sans égards le bébé avec l’eau du bain.


« Tombeau des savoirs ». C’est un peu vite stigmatiser une certaine propension d’une partie de la communauté des chercheurs et enseignants-chercheurs à adopter des paradigmes scientifiques « à la mode » (par « unanimisme » dirait Depelsenaire, par « suivisme » dirait Jacques-Alain Miller), sous prétexte – ou par conviction – d’efficacité dans leurs activités. Certes la politique actuelle de rentabilité de la science – qui, dans le système de recherche et d’enseignement supérieur français jacobin et centralisateur, peut s’y soustraire actuellement ? – ne peut que favoriser des « processus de stabilisation des croyances, des capacités biologiques, des normes technologiques, des manipulations expérimentales, des jeux d’association symboliques et des pratiques sociales allant de la demande de promotion au rite de la publication » (M. Bitbol, dans « Théorie quantique et sciences humaines », CNRS éditions, 2009, p. 116).

Mais que dire alors de ceux qui dans l’université ont bien conscience des semblants de leurs fonctions et enseignent et cherchent en dehors « des sentiers battus » ou à la mode ? Que dire de ceux qui se sont élevés et exprimés énergiquement contre l’ANR, contre l’amendement Accoyer, contre l’évaluation tous azimuts, la tyrannie de l’indice H, l’AERES (je rappelle qu’« en physique, les présidents des comités d’expertise [nommés par l’AERES] n’ont pas souhaité procéder à la notation des unités », je me permets de reporter à mon article « La méthode AERES : du n’importe quoi » dans la Lettre Mensuelle 271, Septembre – Octobre 2008) ? Que dire aussi des étudiants doctorants qui sont à l’université à la fois le terreau et le levain des idées nouvelles, même si pas toujours aussi subversives que l’on pourrait le souhaiter ? Pour paraphraser JAM, on pourrait reconnaître là les éléments d’« une institution qui [satisfait] pleinement aux exigences de l’Etat et de la société, tout en abritant en son sein une pratique subversive […] ». Que dire enfin des étudiants du département de psychanalyse de Paris VIII, dont il est par ailleurs souhaité qu’ils participent davantage au vent nouveau qui souffle dans l’ECF3 ?


« Un rouage de l’Etat ou d’un de ses pseudopodes, l’Université,…. ». Agacement derechef. À deux titres au moins. Le premier, me plaçant encore dans la perspective de l’université française au sens strict (i.e. hors les « Grandes Ecoles » de renom, à l’évidence mieux loties) il est de notoriété publique – reconnue par nos plus hauts dirigeants eux-mêmes – que ce rouage-pseudopode est bien mal huilé, en termes de considération, de reconnaissance, de crédits…. : j’arrête, je veux éviter la litanie partisane. Bref il n’y a pas qu’à propos de la fonction de « l’instituteur » dans la société que l’on peut dire : « Tout f… le camp ».

Le second : en se limitant à une histoire récente, ce n’est pas à un ancien « soixante-huitard » que j’apprendrai d’où est parti le vent de subversion qui, malgré les matraques, a changé pas mal de choses, en tout cas dans l’hexagone, même si Lacan n’en a jamais été dupe sur le fond. Par ailleurs, rien qu’en comptant actuellement le nombre de cars de CRS autour de la Sorbonne à la moindre velléité de contestation, il semble que l’Etat et les acteurs de l’université n’entendent pas de la même manière ce que pseudopode de l’État veut dire.


En conclusion je dirais qu’à mon sens toute institution, en particulier d’émulation et de transmission d’idées et de savoirs – l’université, le CNRS, l’ECF, …. – peut porter par essence une image de « tombeau », mais ne vaut que par la qualité et l’éveil des sujets qui participent à son activité. Il n’y a donc pas de raison d’en stigmatiser une plutôt qu’une autre, ou de se servir de l’une comme repoussoir de l’autre.