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#74

REFONDATION ET VIRTÚ POLITIQUE

 

par Aurélie Pfauwadel

 

J’étais frappée par la justesse machiavélienne (et non pas « machiavélique ») des propos de Jacques-Alain Miller concernant la nécessité de refonder la passe et de donner au Congrès 2010 de l’AMP la valeur d’une refondation. La « refondation » est un signifiant qu’on trouve chez Machiavel, dans les Discours sur la première décade de Tite-Live. Machiavel s’intéresse d’abord au moment de la fondation des institutions (d’un État, d’une religion, d’une cité – comme la fondation de Rome). Il en ressort que la fondation ne concerne pas seulement l’origine créatrice, mais est une tâche à reprendre sans cesse – qu’elle implique une régulière refondation. En raison du risque d’affadissement du principe fondateur, de son effilochement par le temps, il convient de toujours conserver de manière vivante l’origine et de la réactiver.

« Opportunisme ? Populisme ? Adaptation à la « modernité », voire à la « postmodernité » ? Plus simplement, c’est un retour aux sources. » nous dit J.-A. Miller. C’est là un acte politique qui semble nécessaire à la vitalité de ces institutions que sont l’École, la passe, le Congrès, etc. S’il est clair que toute institution tend par nature à se dégrader, se figer et se mortifier, alors toute institution vivante suppose une constante capacité de renouvellement. Machiavel nous informe de cette indispensable dialectique : pour conserver (ce que nous voulons pour le dispositif de la passe), il ne faut pas craindre de changer l’acquis, ni même de produire des crises pour purger les conflits.

« Il est incontestable que toutes les choses de ce monde ont un terme à leur existence ; mais celles-là seules accomplissent toute la carrière que le ciel leur a généralement destinée dont l’organisme (…) ne s’altère que pour survivre, non pour périr. (…) je dis que ces altérations salutaires sont celles qui les ramènent à leurs principes. Il est également clair comme le jour que faute de se rénover, ces corps périssent. Or, cette rénovation consiste pour eux à revenir à leur principe vital. » (Discours, Livre troisième, chap.1). Notre principe vital est, bien sûr, fait de désir et de libido sans lesquels « les statuts ne sont rien ». De manière constitutive dans le mouvement psychanalytique, l’enjeu est d’inventer des institutions qui maintiennent le tranchant de l’invention de Freud et de Lacan – et on ne voit pas pourquoi ces institutions devraient prendre une forme unique, ni surtout définitive – l’Histoire ne s’arrêtant pas avec nous. Sans doute faut-il éloigner le fantasme mortifère qu’il serait possible de trouver une formule définitive, ou une forme institutionnelle définitive – qui serait la seule et bonne manière de faire.

Certes, Machiavel parle dans son Discours de ces institutions que sont les Républiques et les religions – est-ce une curieuse et hasardeuse comparaison avec les institutions qui font ici débat dans le JJ ? L’histoire du mouvement psychanalytique ne démontre malheureusement pas de différence de nature entre les institutions psychanalytiques et les autres. Toute institution est humaine, trop humaine – quel que soit l’angélisme dont se parent les Églises et autres loges maçonniques. Il me semble qu’une institution, ce n’est rien d’autre qu’un ensemble de signifiants (des principes, règles, normes, statuts…) et d’images, sans doute, qui organisent le rapport des hommes entre eux, et le rapport des hommes à eux-mêmes. Mais toute institution est aussi travaillée par le réel – et son « principe vital », dont nous parle Machiavel, c’est sa « cause ». C’est elle qui anime et doit être ranimée.

Si le temps exerce sa puissance de dégradation, introduisant dysfonctionnements et corruption des principes, c’est par cette instabilité intrinsèque et cette modification des circonstances, qu’il est possible de faire naître du neuf, redéfinir les espaces et règles du jeu. Le temps brouille toute situation acquise, mais fait advenir des opportunités, il détruit, mais permet le renouvellement. Le fin politique est justement celui qui sait se saisir des occasions, qui sait inventer dans de nouvelles circonstances et prendre des risques. « Diriger demande de prendre en compte le facteur temporel. » : c’est pourquoi nous ne croyons pas spécialement que « Miller change d’opinion comme de chemise », mais qu’il fait œuvre de virtú politique pour l’École et la psychanalyse, et incite chacun à faire de même. La virtú machiavélienne, c’est, en effet, l’action déterminée qui suppose de savoir interpréter les occasions, comprendre la nécessité de l’ordre des causes (la « fortune ») et en faire surgir les possibles. La virtú requiert de ne pas méconnaître cette dimension du temps : le travail de fondation est toujours à reprendre pour trouver de nouveaux types de solutions. Gageons que la refondation ne fait que (re)commencer.