théâtre (alain, jean-quentin, yves-noël)

Chers amis,

 Quelle heure est-il ? Je vous écris de mon lit, Jules est près de moi, dessine dans son carnet. Frédéric/Guy est dans la salle de bain avec la radio portative. J’ai pris un Smecta et une aspirine il y a une heure pour me sortir de ma gueule de moi bois.

Avec Dominique hier, nous sommes allées assister à une lecture au Centre culturel Suisse, donnée par Jean-Quentin Châtelain, d’une compilation de textes par Alain Huck, dessinateur, à l’occasion de la sortie de son livre, Ancholia.

Ha, Je préférerais que la chambre soit encore plongée dans le noir, mais les êtres humains qui ici habitent en ont décidé autrement.

..

Face à Jean-Quentin Châtelain, acteur, lisant au micro son texte d’une voix charnue, basse, empreinte d’une forme de tendresse et monocorde, j’ai réalisé à quel point l’autre pièce que nous avions également vue ensemble, Dominique et moi, mais cette fois-là accompagnées de Vanessa, Chic by accident de Yves-Noël Genod, peut être tenue comme  une leçon de regard, une leçon de théâtre.

Leçon de regard parce que l’expérience qu’il offre, à mon avis se rapprochera de celle que ceux d’entre vous qui iront à l’exposition La saisie du modèle de dessins de Rodin, pourront faire.  On regarde le théâtre de Genod du regard avec lequel jusque là on regardait la peinture.  Son regard est un regard de peintre.  Et son objet est celui des nus, avec les acteurs comme modèles.  Leçon de théâtre parce que nous y apprenons à regarder les acteurs autrement.  Genod les ramène au cœur de ce qui a lieu au théâtre, dans un espace certainement scénique, où les acteurs sont amenés à vivre une expérience autant en leur nom et leur corps propres qu’en tant qu’acteurs, figures, détachées de l’expérience qui est la leur jour après jour, et ramenée, rapportée au théâtre, à son espace, à son dispositif, que leur présence crée.  La scène met le théâtre en place.   Les acteurs de Genod y sont des acteurs, y font, fabriquent, le théâtre –  pas de théâtre bien sûr sans eux – mais dans cet espace, Genod leur offre également de rester eux-mêmes. Phrase idiote s’il en est parce que « qui est soi » ?  Qui  reste soi ?  Est-on jamais autre chose qu’un moment de soi ?

C’est un théâtre où, je le disais, les acteurs gardent leur nom, gardent leur corps. C’est Jeanne Balibar, c’est elle, c’est bien elle que l’on voit, elle, Jeanne Balibar, nulle autre, que l’on voit droite et nue, casquée d’une bombe de cavalier, postée, butée sur ses deux jambes, une (hallebarde) à la main, fichée dans le sol, « inflexible », qui garde, défend, délimite, indique par sa présence, pour un moment, cet espace du théâtre, de la représentation théâtrale. Et on sent bien que ce qui est impliqué là, c’est autant son travail d’acteur, la générosité de Genod qu’elle saisit pour l’exprimer, ça, ce qui a lieu au théâtre, là, et nulle part ailleurs.  Elle nue, et nulle autre, nulle part, ailleurs. C’est du théâtre.  Et je comprends qu’on pense au « Regard du sourd » de Robert Wilson auquel moi-même j’avais pensé.  Le titre convient parfaitement.  C’est une pièce qui ramène au voir, à la lumière, à sa célébration ; le spectateur, c’est à lui qu’est donné le regard du peintre.  Peut-être que je délire.  Les acteurs sont des personnes que nous sommes amenés à « regarder fortement » (pour reprendre une belle expression de mon père, dans ses notes, de peintre justement (d’où le possible délire)). Quand le noir se fait (sur la scène, total), c’est repos, délice, cette sensation que l’on recouvre de l’œil habitant son orbite, habitacle, c’est enfin le rien voir, le grand noir, regarder enfin pleinement le grand noir, voir enfin rien, puis quand la lumière revient, on le voit bien que la lumière est un voile, merveilleux certes, mais un voile, une toile, cette scène devant laquelle notre regard à nous peut baisser les armes. Se rendre à soi-même.  Ce sont les acteurs qui font cela pour nous, prennent en charge, assument, cela qui nous permettra de retrouver enfin la fonction première du regard :  voir, boire, s’abreuver, interroger le réel, sentir sa caresse et la lui rendre  ( et cette dans cette idée de « tendresse du réel », qu’on creusera peut-être celle de l’amour, que Genod dit central à son expérience théâtrale.) Autre moment de théâtre, magistral, où comique et tragique révèlent, nouent et dénouent leur lien : le « Phèdre »  ( ?) de Marlène Saldana.

 

Hier donc, Jean-Quentin Châtelain, je l’ai regardé encore, comme Genod m’a appris à regarder les acteurs. (j’ai même été jusqu’à l’imaginer nu, ce qui serait advenu, si nu, il… ) Aussi l’ai-je regardé scrupuleusement, à loisir.  Sa stature, sa vêture, le choix fait par lui de ses vêtements, ce que de lui ils indiquent (pas de costume ici, je crois). Ah oui, ça me ramène à ce à quoi je pensais ce matin, les vêtements magnifiques de Genod, « costumes », comme si vraiment, au corps, on ne pouvait offrir que le plus bel écrin.  Car si  la peau est le vêtement ultime, indépassable, dépositaire de tous les secrets de la personne, la persona, loin de tous les modèles, c’est bien pourquoi les vêtements, les voiles, doivent avoir la grâce de papillons (pour reprendre une expression d’Yves-Noël Genod, parlant de la circulation des vêtements entre les acteurs : « j’aurais aimé que les vêtements circulent entre eux, se posent sur leurs épaules comme des papillons » (je cite de mémoire), ainsi que nous le rapportait Dominique quand elle essayait de nous amener à voir cette pièce.

 

Et donc, hier non, je n’ai pas fermé les yeux pour écouter Jean-Quentin Châtelain comme je l’ai vu faire par l’un des spectateurs, une voix tentante pourtant, d’une grande intelligence, de beaucoup de doutes, d’une sorte de retenue, peut-être trop constante, mais tentant quelque chose. J’ai profité de l’occasion qui m’était donnée de regarder cette bouche mâcher des mots, se retenant de les avaler, et puis tout ce corps, aussi, vêtu de noir, le pull noir légèrement fripé, à même la peau, la touche de rouge aux lacets de chaussures, la main posée presque sur le ventre, tenant le micro, cette tension dans le tenir du micro et celui du texte de l’autre main. De ce texte les feuilles format A4 qui tremblent légèrement.  Et regardant, j’écoutais la voix, cette voix humaine pleine de mots dont le sens le plus souvent m’échappait, m’en délivrant, retrouvant par moment une langue d’autrefois, perdue. Langue aussi de ces très beaux textes qui décrivent la nature de Thomas Bernard, Antonio Lobo-Antunes, Michel Leiris, Herman Melville, Amos Oz ou William Faulkner, passages descriptifs que justement, quant à moi, je sautais, quand je lisais petite, trop avide d’aller directement à l’humain, aux dialogues, à ce qui se passait entre les gens, quand je ne savais pas encore que lire ce qu’un auteur nous dit de la nature, c’est certainement en apprendre sur son paradis perdu, et le nôtre. Et que cet exercice de mettre des mots sur la nature quand ce sont justement les mots qui nous en ont séparé, est probablement l’un des plus périlleux, et digne de l’écriture, qui soient. De cette nature perdue, retrouvée dans la voix, s’y reperdant encore. Enfin, cette drôle de barbe au visage, en collier, à ce Châtelain auquel je suis heureuse d’avoir pu serrer la main en quittant le Centre Culturel Suisse

Donc, oui, allez voir, allez voir Rodin, je crains de mon côté ne pas pouvoir, profitez-en bien, cependant que j’espère que la prochaine fois, vous viendrez avec nous au théâtre…

Je vous salue, ô Escapadeurs,

véronique

NB : je regrette  de ne pas pouvoir vous de dire plus de l’artiste Alain Huck, mais je n’ai pas pas vraiment eu le temps de  visiter l’exposition  et je ne connais pas du tout son œuvre, que des recherches sur internet m’ont donné l’impression d’être intéressante.

LIENS:

Platonov mais… à la Cartoucherie

Chers amis escapadeurs,

Voici quelques nouvelles de la dernière représentation de « Platonov mais…», et de nos échanges après, ce dimanche à la Cartoucherie. J’ai trouvé cette pièce époustouflante, avec des moments très stylés de comédie musicale, et des acteurs très énergiques portant à rire, grincer, pleurer … vivre!

Le personnage principal, Platonov, est aux prises avec une sorte d’errance de l’été dans un Domaine où se retrouvent plusieurs couples amis, plus ou moins oisifs et où règne l’ennui. « Welcome summer, bye bye winter» scande l’entrée de chaque personnage et leur attente.

Il n’y a plus que l’amour et ses intrigues pour espérer se réveiller et sortir de cette torpeur, mais finalement sans succès.

Platonov séduit et se fait séduire par 4 types de femmes différentes:

(Une des 3 actrices joue deux rôles, présentés donc comme l’endroit et l’envers.)

-1 Sa femme, marionnette-poupée, mère de leur enfant, -1 bis, la même actrice, une femme qu’il rejette cyniquement après lui avoir fait avouer qu’elle l’aime.

            « plus on les maltraite, plus elles vous aiment » .

-2 Son ex-amante, étudiante, à nouveau troublée par lui.

-3 La maîtresse du Domaine, surtout maîtresse d’elle-même, « maîtresse-femme », phallique en diable, qui a jeté son dévolu sur lui. Elle finira par l’avoir malgré lui, en l’attrapant par les penchants du corps, démontrant, si c’était nécessaire que « l’homme est le sexe faible » (ceci est une citation de Lacan).

 Pourtant, de celle-ci (3), il ne souhaitait que l’estime

Car c’est la seconde (2), l’ex-étudiante qu’il désire à nouveau, surtout depuis qu’il apprend qu’elle a épousé son meilleur ami…et il parviendra à ses fins, ne sachant plus qu’en faire après.

Enfin, des deux premières (1 et 1 bis), il attendait l’amour, d’être aimé seulement.

 Il est régulièrement « un extra-ordinaire sale-type », et ne sera pas sauvé par l’amour.

Dans cette pièce, on a le sentiment d’un objet rebut, qui plane dès le début et se refile comme une patate chaude d’un partenaire à l’autre :

Déjà ce Domaine, où il n’y a plus assez d’argent pour qu’il soit entretenu correctement ou inviter sans traiter les invités de « pique-assiete ». Cela représente la déchéance d’une partie de la société russe à un moment.

Platonov lui-même se situe comme le rebut d’un bel avenir que ses études auraient pu lui donner, mais qu’il a abandonnées, après la mort de son père, un père mort désabusé. C’est au cours de ces études qu’il avait rencontré la belle étudiante et l’avait convaincue une première fois.

Mais il est le rebut de toute chose, de toute cause, et , in fine, de tout amour, après l’avoir tenté auprès de ces trois figures de femmes.

Un peu comme Don Juan dont est dit ( toujours par Lacan) que « les désirant toutes, il n’en désire aucune», il me semble plutôt ici qu’il n’en aime aucune ! et surtout ne s’aime plus lui-même.

Cet objet rebut, suite logique du narcissisme mis à mal par l’abandon d’amour ne sera pas, pour chacun et chacune, traité par l’amour.

Cela ne lui sera pas pardonné!

Il sera tué.

Mais devinez par laquelle??

Bien à tous,

Catherine Decaudin

{ lun. 16/04/2012 23:05 }